5: Aldebert l'incongru
Midi approchait, et la chaleur se faisait écrasante. La petite rivière était encore gonflée des orages de la veille ; l'eau entraînait la grande roue du moulin, faisant grincer tout l'édifice. À quelques pas, adossé dans l'ombre d'un large figuier, Guy le meunier sommeillait doucement, abruti par le vin et la canicule.
"Oï !"
Guy entrouvrit un œil. Une silhouette ronde et trapue se devinait dans la lumière éblouissante du jour. Le jeune homme poussa un vague grognement et rabaissa sa paupière, décidant d'ignorer le nouveau venu.
"Meunier, tu dors ?"
Guy grogna à nouveau, et dévisagea son interlocuteur. Le petit homme, replet et rougeaud, était équipé comme un chevalier, en tout cas un homme d'armes. Il transpirait à profusion sous le poids de sa cotte de mailles et de son surcot brunâtre, dont le bas traînait par terre. Son visage arborait un large et franc sourire.
"J'aimerais parler au chef de la communauté", poursuivit l'étranger, "j'ai quelques questions à poser et je suis un peu perdu."
Guy continuait de le fixer sans répondre. Les effets du vin commençaient à refluer, le laissant avec un goût âcre dans la bouche et une douleur grandissante à l'arrière des yeux. Il grimaça légèrement.
"Casse-toi, le gros", marmonna-t-il.
"Allons, tu peux m'aider, toi, c'est sûr", répartit le petit homme d'un ton jovial. "Je cherche quelqu'un. Je suis sûr que tu peux me donner... du grain à moudre."
Guy se releva au prix d'une moue douloureuse. Il laissa la colère monter. Le petit homme allait payer pour le soleil, pour le mal de crâne, et pour l'humiliation de la veille.
"Mais tu es qui, toi, le tas de graisse, là !"
"Ah, moi ? J'ai pour nom Aldebert, et je... " commença le nouveau venu.
Des deux mains, Guy le poussa, brutalement. Le dénommé Aldebert hoqueta de surprise, fit plusieurs pas en arrière, en direction de la bâtisse, manquant de peu de perdre l'équilibre.
"Tu te prends pour quoi, grosse merde, tu crois que tu es où ?" aboya-t-il. Le petit homme bafouillant recula, se rapprochant du moulin jusqu'à ce que son dos heurte la porte. "Je vais te crever, t'entends, je vais t'éclater ton bide !"
Aldebert leva une main tremblante devant son visage. Guy le bouscula à nouveau ; la porte s'ouvrit en un claquement, et le petit homme tituba à reculons dans le moulin. Le meunier lui emboîta le pas, avant de refermer du talon la porte derrière lui. Aldebert dardait des yeux affolés dans toute la pièce à la recherche d'une issue ou un abri.
La salle était sombre, haute de plafond. Au milieu, entraînée par une épaisse poutre surgie du sol, une immense meule grondait en tournant. Du blé s'écoulait par à-coups au centre de l'énorme disque de pierre, au rythme lancinant des claquements de la rigole en bois. L'odeur fraîche de la farine flottait dans l'air. Une fine pellicule blanche en recouvrait le sol.
"Je suis désolé de t'avoir dérangé pendant ta cuvée, vraiment", osa enfin Aldebert. "En tout cas je te remercie."
"T'as rien suivi ou quoi ?" explosa le meunier. "Tu me remercies de quoi ?"
"D'être un connard !" répartit le petit homme avec entrain. "Je t'aurais fait tout ça quand même si tu avais été aimable, mais tu me rends la tâche beaucoup plus facile."
"Fait.. quoi ?" s'étonna Guy, soudain hésitant.
Le coup de poing le cueillit juste en dessous des côtes. Tout l'air de ses poumons fut chassé en un instant. Le meunier fit un pas en arrière, cherchant désespérément à recouvrer sa respiration. Un autre coup en plein visage le fit basculer. Sa tête heurta le sol avec violence. Il gémit sur le sol, transi de douleur, de cruelles marques de gantelets visibles sur sa mâchoire.
Sans cesser de sourire, Aldebert le souleva, le bâillonna sèchement d'un bout d'étoffe crasseuse, le plaqua face contre une épaisse poutre, fit passer ses bras autour, et relia ses mains de l'autre côté au moyen d'une fine lanière de cuir qu'il serra jusqu'au sang. Immobilisé et muselé, le meunier à présent pris de panique vit son agresseur sortir de ses bagages un petit instrument de fer noirci.
"C'est incroyable. Ça marche à chaque fois. On peut porter sur son dos une armure et tout l'arsenal du monde, tant que l'on est gros et souriant, personne ne se méfie de vous." Il brandit son ustensile, une paire de petites barres de fer reliées par une longue vis. "Tu sais ce que c'est, ça ?" s'enquit-il, les yeux brillants. "C'est des poucettes, mon vieux. Le meilleur instrument de torture qui soit !"
Guy tenta de se débattre, mais Aldebert saisit son avant-bras d'une poigne de granite. Le meunier sentit la terreur lui assécher la gorge. Son pouce fut glissé entre les deux tiges noires, et le petit homme commença à tourner la vis, jusqu'à coincer le doigt dans l'ustensile.
"Quand je dis le meilleur, bien sûr, y a des gens qui me contrediront. Y a plus douloureux, y a plus impressionnant. Mais les poucettes, c'est tout petit, tu peux les trimballer partout. Toute la souffrance du monde, dans ta poche !".
"Voilà, je t'explique", poursuivit-il. "Je cherche un homme. Mais je ne sais ni comment il s'appelle, ni quelle tête il a. Je sais juste qu'il doit être quelque part dans la région. Oui, c'est vague, je sais."
Le dos et les aisselles du meunier étaient trempés de sueur glacée. Le petit homme affichait le même sourire amical, sans cruauté, indifférent.
"Alors me voilà à errer de village en village. Je n'ai pas beaucoup de temps à perdre, j'ai encore un paquet de trous fangeux à visiter. Comme je ne sais pas ce que je cherche, je veux que tu me dises tout. Qui couche avec qui, qui doit de l'argent à qui, qui s'est endormi pendant la messe, qui insulte son seigneur en privé, tout. Tout ce qu'il y a à dire." Il regarda un instant son prisonnier d'un air pensif. "Si je t'enlève le bâillon maintenant, tu es du genre à crier ou à me cracher dessus. Le bruit du moulin devrait couvrir une partie de tes hurlements, mais je déteste avoir de la bave sur le visage. De la bave non féminine en tout cas." Il hocha la tête lentement. "Oui, il vaut mieux que je te torture avant."
Saisissant à nouveau avec fermeté l'avant bras du meunier, il se mit à serrer la vis. Les tiges de fer commencèrent à compresser le pouce au niveau de la deuxième phalange. La douleur, légère au départ, atteignit en quelques instants une intensité insoutenable. Guy eut l'impression que son coeur s'arrêtait.
Aldebert saisit son menton, fixa un instant son visage, les yeux légèrement plissés. "C'est bon, là, tu comprends ?" Guy gémissait dans son bâillon, ses joues rayées de larmes sales ; son pouce toujours coincé dans l'infernal mécanisme prenait peu à peu une teinte bleutée. "Non, je crois que je vais serrer encore un coup."
La vis tourna à nouveau. Tout le corps de Guy se contracta. De la bile imprégna son bâillon et goutta hors de sa bouche. Aldebert examina son expression à nouveau, parut satisfait.
"Là. Je crois que le message est passé".
Il retira le bâillon. Guy, le regard figé sur son doigt, se mit à parler tellement vite que sa langue eut du mal à suivre.
"Un des gars du village a été tué hier soir. Otton. Marié à une Jacqueline, enceinte. Il s'est fait trancher sur le seuil de l'église. Arracher la peau du visage à coups de dents."
"Qui ?" fit calmement Aldebert. "Qui l'a tué."
"Je sais pas. Pas la moindre idée."
Le chevalier eut un soupir triste. "Non, non, c'est pas le genre de réponse que je veux entendre..."
"On sait pas !" glapit le meunier désespéré. "Personne ne sait ! Y avait que Jacqueline, et elle a pas vu son visage !"
"Mais tu as sûrement un indice ?" proposa Aldebert. "Une idée ? Une rumeur ?"
IIl attendit. Dans son brouillard de douleur, Guy finit par remarquer l'attention soucieuse qui perçait sous le masque guilleret du chevalier. Il cherchait une piste, avidement, aussi ténue soit elle. La terreur faisait fonctionner l'esprit de Guy à toute vitesse. Il prit une grande inspiration.
"Y a ce vagabond, ce chevalier errant..."
"Oui ?" l'encouragea Aldebert.
"Il est arrivé hier. Il est pas d'ici. Il loge chez la vieille Marthe, la hutte à côté du pont."
Le chevalier le gratifia d'un immense sourire. "Voilà ! On y est. J'étais sûr que tu étais un brave gars." Il desserra d'un demi-tour son instrument de torture. "Maintenant dis moi tout ce que tu sais sur lui. N'oublie rien."
"Il paie pas de mine, il est tout chauve. Plutôt grand. Il a un accent bizarre." Il réfléchit un instant. "Mais il se balade avec assez d'armes pour équiper un bataillon. Et il sait s'en servir. Un gars sérieux, je dirais. Dangereux."
"Oh, dangereux, hein ?" répéta le petit homme, les yeux soudain brillants d'anticipation. "Je sens que ça va être une belle journée."
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