2: Orage
À peine les premières gouttes tombées, l'ondée vira à l'averse. L'orage d'été avait surpris Otton et Jacqueline au milieu de la garrigue et s'abattait sur eux avec une chaude fureur. Gênée par son ventre enceint, la jeune femme cherchait à rassembler le tas de branches à ses pieds en un fagot rudimentaire. Son mari lui posa gentiment la main sur l'épaule.
"Laisse ça", cria-t-il pour couvrir le vacarme. Son visage encore marqué par l'acné ruisselait d'eau de pluie. "Ça sert à rien, de toute façon, c'est trempé maintenant".
Il l'aida à se relever. Elle soufflait sous l'effort, sentait son bébé remuer en protestation. Otton effleura son ventre du bout des doigts.
"Bah on mangera froid, aujourd'hui", dit-elle, essuyant la boue de ses mains sur sa jupe.
"T'aurais pas dû venir. Il faut te reposer, maintenant. Le gamin est pour bientôt." Il lui prit la main. "Allez, on rentre."
Le sol gorgé d'eau devenait vite glissant et traître. Otton soutenait sa femme, lui faisait éviter les plus grosses flaques. Il paraissait soucieux, songeur. Jacqueline lui sourit. Elle cherchait à accrocher son regard quand il s'arrêta brusquement.
Un peu plus loin devant eux, à peine visible derrière le lourd rideau de l'averse, une silhouette, ombre vacillante, d'un homme sur un cheval. La forme était immobile, semblait attendre. La main du jeune époux se serra sur l'épaule de Jacqueline.
"C'est qui ?" siffla-t-elle à son oreille. "Tu crois que c'est Bressenas ?"
"Je sais pas", répondit le jeune homme, sans quitter le cavalier des yeux. "On n'est pas sur ses terres. Normalement il a pas le droit de chasser jusque là".
La silhouette ne bougeait toujours pas. Otton hésita quelques instants, puis reprit la main de sa femme, et avança, cherchant à contourner l'inconnu en suivant un large arc de cercle. Le cavalier, que l'on devinait casqué et en armure, orientait lentement la tête dans leur direction. Jacqueline marchait aussi vite que son ventre le lui permettait. Ses pieds buttaient sur les rocailles et les buissons de romarin.
Elle sentit soudain son enfant tressaillir dans son ventre. Le cavalier s'était mis en mouvement. Il progressait, au pas, droit vers eux. Otton marqua une pause, parut hésiter à nouveau. Jacqueline frissonna, son regard allant de son mari à la silhouette grisâtre, qui devenait de plus en plus précise. Si l'inconnu était un chevalier, voire pire un noble, et qu'il cherchait à leur adresser la parole, il serait injurieux de lui tourner le dos. La gorge râpeuse, la paysanne essaya de calmer sa respiration. Ils n'avaient rien fait de mal, étaient restés sur les terres de leur seigneur, et n'avaient rien sur eux qui puisse intéresser un brigand. Mais son bébé continuait de se débattre, avec de plus en plus d'insistance. Et il y avait quelque chose de dérangeant à propos de ce cavalier. Son casque masquait le haut du visage, et le reste se noyait dans l'obscurité, mais le peu qu'elle arrivait à discerner était étrange, comme faux.
L'averse continuait de tomber, assourdissante, écrasant leurs épaules. L'inconnu s'approchait toujours, à la même allure, posément. Une atroce intuition saisit soudain Jacqueline. Elle se rapprocha d'Otton, se blottit contre son bras. Les mouvements désordonnés du bébé la gênaient pour respirer ; elle posa une main sur son ventre, pour se rassurer elle-même autant que sa progéniture.
Le cavalier accéléra jusqu'au trot. Et dégaina une longue épée.
La terreur figea l'univers autour de la jeune femme. Sans se rendre compte qu'elle hurlait, elle se mit à fuir, courant de toutes ses forces, mais ses pas lui semblaient durer des semaines, et la terre sous ses pieds refusait de défiler. Elle tendait les bras devant elle, comme pour creuser la paroi de pluie qui l'emprisonnait, s'embourbait dans la terre noire, criait sans reprendre son souffle.
Arrivée au sommet d'un escarpement, elle trébucha, perdit l'équilibre, et dévala la pente, mi roulant mi dérapant, pliée sur elle-même pour protéger son ventre, alors que les arbustes lacéraient sa robe et sa peau. Elle finit par chuter dans une flaque, essaya de se relever, convulsée de sanglots, et tomba à nouveau. La main de son mari saisit la sienne ; il la remit sur pied en tirant un coup sec, et l'entraîna à sa suite.
Elle ne savait pas combien de temps s'était écoulé avant qu'ils n'aient le courage de regarder derrière eux. Parvenus dans un épais bosquet de jeunes pins, ils se dissimulèrent entre les branches, et scrutèrent avec appréhension, souffle court et brûlant. La vue ne portait pas très loin sous le déluge. Mais il n'y avait aucun signe de leur agresseur.
"Ça va ?" tenta Otton, inspectant son visage.
Elle hocha la tête, toujours haletante. "C'est qui ce type ? Qu'est-ce qu'il nous veut ?"
"Je sais pas. J'ai pas envie de le savoir." Il regardait autour de lui. "Je crois que je sais où on est. On est pas loin du village, du côté de l'église. On peut s'y mettre à l'abri". Il lui adressa un léger sourire. "Tu es prête ? Vaut mieux pas traîner."
Ils avancèrent, rapidement mais avec prudence, quittant aussi peu que possible le couvert des arbres et des fourrés. L'orage ne montrait aucun signe d'apaisement. Il étouffait de son fracas le bruit de leurs pas, masquait leur fuite sous d'épaisses couches de ténèbres et de buée, mais les empêchait de savoir si l'étrange cavalier était toujours ou non sur leurs traces.
Otton s'arrêta et lui fit signe de s'accroupir. À quelque pas d'eux, au delà des derniers arbustes, Jacqueline discerna l'église, petit bâtiment trapu au milieu d'un océan de boue et d'eau clapotante. Leur poursuivant n'était visible nulle part. Après un échange de regards, il prit son bras, les deux inspirèrent profondément, et s'élancèrent droit devant eux.
Ils avaient fait à peu près la moitié du parcours quand Jacqueline discerna le bruit du galop. Le martèlement infernal couvrait même le vacarme de la pluie. Elle sentit la main d'Otton la lâcher, eut l'impression d'entendre sa voix lui ordonner de poursuivre ; elle courait toujours, pleurant de désespoir et de terreur. Arrivée à la porte, elle la percuta les mains tendues devant elle. L'unique battant s'ouvrit en un claquement ; elle n'était quasiment jamais verrouillée. Jacqueline trébucha à l'intérieur de la bâtisse, sombre et dépouillée, saisit la planche qui permettait de barricader la porte, et regarda à l'extérieur.
Au milieu du champ, vaste rectangle de ténèbres noyé dans l'averse, son mari faisait face au cavalier. Il sautait d'un côté puis de l'autre, en réponse aux mouvements de la monture, afin de maintenir la tête du cheval entre lui et son assaillant. Il échoua par deux fois à se saisir des rênes de l'animal. L'homme semblait s'amuser de ses efforts. Un rictus hideux, surnaturel, déformait son visage.
Puis il leva le bras, et abattit son arme brutalement, tranchant le paysan de l'épaule jusqu'au milieu de la poitrine.
Jacqueline sentit un hurlement étrangler sa propre gorge. Elle claqua la porte, fixa la planche aussi fort qu'elle le put, et se jeta au pied de la large croix en surplomb de l'autel, embrassa les jambes du Christ, pleurant sans discontinuer.
Il y eut un instant de silence, seulement troublé par le tambourinage de la pluie sur le toit, puis la porte explosa. Des morceaux de bois furent projetés dans toute la pièce, alors qu'un nouveau coup de sabots achevait de détruire le battant. Jacqueline se recroquevilla contre la croix, bégaya une prière, les yeux fermés.
Le silence se fit à nouveau. Elle restait immobile, prostrée, n'osant ni bouger ni gémir. Le temps passa. Sa respiration revenait peu à peu. Elle entendait le sang battre à ses oreilles.
Elle osa enfin un coup d'œil. La porte était béante, l'orage continuait de tonner dehors, mais son assaillant avait disparu. Il semblait s'être évanoui comme un rêve odieux. Elle se releva, frissonnante, trempée de larmes et de boue, et remarqua la forme gisant au sol, au milieu des fragments de bois. Elle s'approcha, reconnut les vêtements de son mari, s'agenouilla près du corps. Ses doigts encrassés se tendirent vers ses cheveux, les caressèrent. Puis elle tourna vers elle le visage de la dépouille, sans savoir pourquoi elle le faisait, terrifiée de ce qu'elle allait dévoiler.
Mais aucun cauchemar n'aurait pu la préparer à ce qu'elle vit.
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