4. Kazakov
Le caporal Alex Kazakov avait tenté de suivre son frère lorsqu'il avait sauté de l'hélicoptère, mais c'était déjà trop tard. L'explosion du missile avait enflammé le réservoir à carburant et balayé l'intérieur de la carlingue d'une tornade de feu, le projetant hors de l'appareil en lui sauvant la vie au passage.
Mais quand Yosyp le ramassa, son corps n'était plus que souffrance. Son béret noir du Spetsnaz avait protégé ses cheveux blonds, mais la moitié de son visage n'était plus que brûlures à vif. Les blessures s'étendaient sur son cou, son dos et une de ses mains. Par miracle son œil avait été protégé par la paupière.
Tout ce que son frère put faire pour le soulager était de lui injecter un peu de morphine. Il en avait toujours un flacon dans sa trousse de secours, ainsi qu'une seringue. En Afghanistan on en trouvait partout, aussi bien pour soigner les blessés que pour les achever sans douleur... Ou tout simplement pour oublier un moment les horreurs de cette guerre.
Dimitri le regarda faire en silence. Il avait enfilé la longue tunique bleue du moudjahidin qu'il avait tué par dessus sa tenue de vol, et était désormais méconnaissable.
-Il est foutu, décréta-t-il en observant le blessé à distance, juste assez fort pour que Yosyp l'entende.
-C'est mon frère, grogna ce dernier. Je ne l'abandonnerai pas.
L'ukrainien se redressa et attrapa son cheval par la bride pour l'amener au plus près d'Alex.
-On ne peut pas s'encombrer d'un poids mort, insista Dimitri. Même si c'est ton f...
Mais l'autre le coupa sèchement.
-Aide-moi à le mettre en selle.
Le pilote s'exécuta en silence, et ensemble ils installèrent le blessé sur le cheval. Alex était tout juste conscient et ce qui restait de son visage était tordu par la souffrance. Son frère lui glissa un encouragement avant d'aller vers un autre cheval qui errait non loin, livré à lui-même sans cavalier. Dimitri le suivit.
-C'est de la folie, lâcha-t-il. On ne tiendra pas un jour avec lui...
-Possible, répondit simplement Yosyp.
S'approchant de la monture qu'il se destinait, l'ukrainien se tourna soudain vers son camarade d'infortune.
-Trop d'hommes sont morts aujourd'hui; seul t'as encore une chance de t'en tirer. Va-t'en.
Le pilote le fixa de longues secondes, comme s'il cherchait quoi dire. Grâce aux rebelles qu'ils avaient abattu il disposait d'un cheval, d'une arme et d'assez de provisions pour tenir quelques jours.
-Bonne chance, lâcha-t-il finalement en serrant la main de Yosyp. J'espère que vous réussirez.
Le soldat enfourcha sa monture sans répondre, ses deux fusils en bandoulière.
-Comment tu t'appelles l'ukrainien? lui lança Dimitri alors qu'il s'éloignait pour rejoindre le blessé.
Ce dernier se retourna, lançant un seul mot en guise d'adieu.
-Kazakov!
Les deux frères chevauchèrent toute la journée à travers les reliefs désertiques. Yosyp ouvrait la voie, la bride de la monture d'Alex reliée à sa selle grâce à une corde. Ce dernier ne parlait pas, serrant les dents. La morphine l'aidait à supporter la douleur sans la faire disparaître tout à fait, mais il refusait de se plaindre.
Ils firent une halte au bout de quelques heures, au cours de laquelle Yosyp lui administra une nouvelle dose.
-Tu devrais me laisser là, observa gravement le blessé. Je vois bien dans tes yeux que c'est moche comme blessure, je suis un poids pour toi.
-Arrête tes conneries caporal, répondit sèchement son aîné. C'est ton cheval qui te porte, pas moi; en plus les brûlures cacheront un peu ta sale gueule. Peut*être que tu finiras par te trouver une femme avec ça!
-Me fais pas rire, j'ai peur que mon visage en profite pour se barrer.
Ils reprirent la route quelques minutes plus tard. Yosyp s'orientait grâce à sa boussole, cherchant la meilleure route vers la frontière. Au mieux ils avaient quelques heures d'avance sur les rebelles, qui ne manqueraient pas de retrouver leur piste. Il avait piégé les cadavres des moudjahidins à la grenade pour gagner un peu plus de temps, mais Alex avait raison; ils étaient trop lents pour distancer leurs poursuivants.
L'ukrainien se frotta les yeux. Il était épuisé; il n'avait pas dormi depuis une vingtaine d'heures, ni mangé depuis la veille.
Les mains légèrement tremblantes, il récupéra deux cachets dans le flacon qui ne quittait jamais son gilet tactique. Il les avala sans eau, grimaçant alors que le goût chimique familier envahissait sa bouche.
C'était des amphétamines, une drogue chassant la faim, la fatigue et la peur au prix de sévères effets secondaires. Mais à quoi bon s'en inquiéter alors que la mort pouvait se cacher derrière chaque rocher? Il devait rester efficace, et ce n'était pas la première fois qu'il en prenait.
Les deux Spetsnaz poursuivirent leur route encore de longues heures, voyageant au milieu de paysages désolés, affrontant le vent froid qui balayait le désert, leur fouettant le visage comme pour les retenir. Mais ce fut en vain; ils parvinrent à destination alors que la nuit tombait.
Avant qu'ils partent, Yosyp avait repéré un village sur sa carte, situé à deux kilomètres à peine de la frontière avec le Pakistan.
-Allahu Akbar! cria-t-il d'une voix forte en pénétrant dans la rue principale.
Dieu est le plus grand, en arabe. Le cri de ralliement et de salut des moudjahidins, au cas où... Mais seul le vent lui répondit, balayant les ruines. Le village était bel et bien resté désert, comme devait l'être un tombeau.
Les soviétiques soupçonnaient les habitants d'aider les rebelles de la région. Un matin des chars avaient encerclé le village et pilonné les maisons, puis des avions avaient largués des chapelets de bombes au napalm, au gaz et à fragmentation. Les hélicoptères avaient ensuite posé une cinquantaine de Spetsnaz sur les hauteurs pour qu'ils finissent le travail, laissant les habitants survivants fuir vers le Pakistan où ils s'entasseraient dans des camps de réfugiés surpeuplés. Difficile de dire si ceux qui avaient résisté jusqu'au bout étaient des rebelles où s'ils défendaient seulement leurs maisons, et d'ailleurs ça ne faisait aucune différence pour les assaillants. Si Yosyp pouvait si facilement visualiser ce qui s'était passé, c'est parce qu'il était là le jour de l'attaque.
Au début de la guerre, ces opérations de nettoyage le rendaient malade. Mais il s'y était fait; après tout les afghans soutenaient massivement la rébellion, un ramassis de fanatiques ignorants et barbares. L'URSS était venue apporter la modernité, par la force certes, mais aussi en construisant des écoles, des routes, des hôpitaux. Et comment les remerciaient-ils? En organisant des émeutes, des attentats et des embuscades.
Mais les soviétiques étaient décidés à mettre au pas l'Afghanistan, et peu importe les morts qui s'empilaient par dizaine de milliers. Dans les villes leur politique commençait à fonctionner, mais les montagnes et les campagnes restaient aux mains des insurgés.
Ces derniers auraient déjà cessé d'exister sans l'aide des pays arabes et occidentaux, américains en tête. Ils fournissaient armes, entraînement et argent aux moudjahidins, parce qu'ils n'avaient pas le courage d'affronter eux-même l'armée rouge. Du moins c'était ainsi que Yosyp voyait les choses; ce qui ne faisait aucun doute c'était qu'ils avaient fabriqué le missile qui avait tué son unité, et formé le gamin qui l'avait tiré. Les États-Unis étaient responsables de la mort de chacun des hommes tombé aujourd'hui, ainsi que des blessures de son frère.
Pénétrant dans les ruines, Yosyp finit par trouver un bâtiment à peu près intact, une vieille mosquée. Il y attacha les chevaux avant d'installer son frère à l'intérieur. Ce dernier grelottait de froid et s'endormit en un instant, assommé par la morphine. Son aîné le couvrit de son mieux et resta quelques minutes avec lui. Mais il ne pouvait rien faire de plus; alors il grimpa jusqu'au toit.
Au-dessus de sa tête le ciel brillait de milliers d'étoiles, trop lointaines pour être salies par la misère et la guerre qui se déroulait dans ce foutu désert.
-Elles en ont de la chance, grommela l'ukrainien.
Il s'assit en tailleur, ses armes à portée de main, et croqua un autre cachet d'amphétamines. De là où il était on y voyait à des kilomètres à la ronde, profitant de la clarté de la nuit. Les moudjahidins qui les poursuivaient ne devraient plus tarder, et il comptait les recevoir dignement. S'il devait mourir cette nuit, Kazakov vendrait chèrement sa peau.
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