7. Mise à l'épreuve



Les repas servis par CHERUB étaient excellents, et Samuel avait eu le plus grand mal à se montrer raisonnable, d'autant que la nourriture de l'orphelinat était infecte. Heureusement pour son estomac, Lauren avait surveillé le contenu de son plateau, et avait fermement écarté certains choix du garçon. Elle aurait normalement dû se contenter de le conseiller, mais laisser son protégé se gaver à en exploser juste avant ses épreuves d'admission lui semblait tout simplement inenvisageable.


Après avoir réfléchi, elle avait en effet décidé que le petit méritait qu'on le laisse tenter sa chance, et elle espérait de tout cœur qu'il réussirait.


Zara attendait apparemment son avis avec impatience: à peine quelques minutes après son rapport, envoyé par SMS, le téléphone de l'adolescente vibra dans sa poche. La directrice voulait que leur candidat vienne tout de suite au dojo.


Tandis qu'ils marchaient entre les allées impeccables, Samuel demanda soudain:


-Tu seras là pendant mes tests?


La jeune fille redoutait un peu cette question, mais répondit avec franchise.


-Non, c'est Zara qui restera avec toi tout le long.


Son interlocuteur haussa les épaules.


-J'aime autant. Comme ça si je me plante...


Lauren fit s'arrêta et se baissa pour saisir le garçon par les épaules.


-Tu ne vas pas te planter Sam, lui dit-elle en le fixant droit dans les yeux. Rentre toi le bien dans le crâne. Fais de ton mieux, sois concentré et ça passera tout seul, ok?


L'intéressé sembla hésiter quelques secondes avant de hocher timidement la tête. Sa guide se redressa avec un grand sourire et lui tapa amicalement sur l'épaule avant de se remettre en marche.


-Allez, ne faisons pas attendre Zara.


Le dojo avait été offert en guise de remerciement après une mission particulièrement délicate de CHERUB, ayant abouti au démantèlement d'un trafic de faux médicaments. Une société japonaise avait ainsi économisé des milliards de yen, dont elle avait employé une petite partie à bâtir l'installation. Construite dans le plus pur respect des traditions du pays du Soleil Levant, elle était entourée de cerisiers et d'un jardin zen que madame Ko, l'instructrice chargée des arts martiaux, n'hésitait pas à faire entretenir par ses élèves les moins attentifs.

Elle s'exprimait sèchement, dans un mélange d'anglais et de japonais difficilement compréhensible, tout en faisant preuve d'une sévérité implacable. Mais bon nombre d'agents devaient la vie à son enseignement, et c'était ce qui comptait.

Mais pour l'heure, c'était Zara qui attendait au sommet des marches, maîtresse des lieux pour le temps de l'épreuve.


-Alors Samuel, tu te sens prêt à passer nos test? demanda-t-elle dès que les deux adolescents furent à sa hauteur.


Son interlocuteur jeta un rapide regard vers Lauren avant de répondre.


-Oui, lâcha-t-il enfin.

-Alors allons-y.


Sans rien ajouter,la directrice pénétra dans le dojo. Samuel la suivit avec un temps de retard, tournant une dernière fois la tête vers celle qui l'avait guidé jusqu'ici. La jeune fille lui adressa son plus beau sourire et un pouce levé en guise d'encouragement avant qu'elle ne disparaisse de sa vue.


L'intérieur du bâtiment était aussi beau et traditionnel que l'extérieur. Le parquet de bois brillait presque tant il était propre, mais une odeur lourde de sueur s'accrochait à l'air, résistant à tout effort de nettoyage.

Un garçon en kimono blanc était déjà là, debout au milieu d'une petite pièce couverte de tatamis bleus. Il portait une ceinture marron, dont l'adolescent ignorait la signification, ne pratiquant pas les arts martiaux.


-Samuel, je te présente Nathaniel, ton partenaire pour cet exercice. Enlève tes chaussures et saluez vous.


Il s'exécuta, et les deux adolescents se serrèrent brièvement la main. S'ils avaient sans doute le même âge, le résident en kimono dépassait la nouvelle recrue d'une bonne demi-tête. En outre il devait être entraîné à se battre. C'était loin d'être gagné...


-Les règles de cette épreuve sont simples, annonça la directrice. Il y a un cercle tracé au sol. Je veux que tu restes dedans pendant toute une minute ou que tu en fasses sortir Nathaniel. Si tu te trouves hors de la zone plus de trente secondes consécutives, c'est fini. Tous les coups sont permis, sauf ceux aux yeux et au bas-ventre. Tu peux abandonner à tout moment. Des questions?


Samuel fronça les sourcils. Il ne souhaitait pas se battre contre le garçon mais on ne lui laissait pas vraiment le choix.

Le cercle était tracé avec du gros scotch d'électricien, une matière grossière qui semblait presque un sacrilège dans le dojo en bois. Il mesurait deux mètres de rayon, un espace suffisant pour se battre, mais pas assez grand pour jouer au chat et la souris.


-Il y a une limite de tentatives? finit-il par demander.


Zara secoua négativement la tête.

Lors del'entretien elle était chaleureuse et avenante mais semblaitmaintenant concentrée, presque sévère. Était-ce un masque ou sa véritable nature?


-Allez-y.


Le garçon ne bougea pas, regardant autour de lui et jaugeant son adversaire. À la loyale, il n'avait aucune chance d'avoir le dessus. Rester dans le cercle toute une minute semblait aussi difficile: il n'était pas assez lourd pour espérer représenter un défi. Alors comment obliger Nathaniel à sortir?

Ce dernier le surveillait en silence, les bras pendant le long du corps, patient. Ce fut Zara qui se lassa la première au bout d'une généreuse minute.


-Allez, ça suffit. Tu as assez réfléchi.


Samuel grimaça, mais il s'avança vers les tatamis, sans véritable plan en tête, le ventre noué par la peur.


Son adversaire attendit qu'il entre dans la zone pour se mettre en garde, écartant les jambes dans un angle parfaitement étudié et levant les poings à hauteur de menton. Il s'avança ensuite d'un pas fluide, et essaya d'attraper Samuel au col. Ce dernier recula par réflexe, mettant un pied hors du cercle. La suite se passa extrêmement vite: Nathaniel saisit son poignet d'un geste foudroyant et frappa un coup de poing précis en plein milieu du torse du garçon.

L'impact fit trébucher son adversaire plusieurs mètres en arrière, chassant brutalement l'air de ses poumons. Il finit par s'effondrer sur les tapis, à bout de souffle. L'arrière de sa tête avait douloureusement heurté le sol et il gémit, sonné. Il ne s'attendait pas à une telle violence.


-Trente secondes, annonça impitoyablement Zara.


Il en fallut presque une quinzaine au malheureux garçon pour retrouver assez d'énergie pour se lever. En face de lui, Nathaniel n'avait même pas versé une goutte de sueur. Comment vaincre ce type s'il n'arrivait même pas à le toucher?

Reprenant son souffle, Samuel observa les lieux. Les tatamis couvraient toute la surface de la pièce, et ils étaient trop serrés pour les tirer sous les pieds de son adversaire... Il n'y avait aucune arme visible dans le dojo, rien qu'un tas de kimonos sales dans un coin. Le matériel devait être rangé dans une annexe... La poisse.


-Cinq secondes, lança la directrice.


Plus question de cogiter. Samuel se précipita dans le cercle, fonçant droit sur son adversaire, espérant pouvoir le pousser.

Loin de paniquer, ce dernier pivota dans un petit mouvement fluide, fauchant les jambes de son assaillant qui s'effondra sur la surface dure des tatamis. Le goût métallique du sang envahit aussitôt sa bouche, ses oreilles sifflaient mais il était encore dans le cercle.

Malheureusement, il n'eut pas le temps de s'en réjouir: Nathaniel se laissa tomber sur lui, tordant cruellement son bras dans son dos, jusqu'à la limite de résistance de son articulation. Sa victime poussa un cri de douleur avant d'être projeté sans ménagement hors des tatamis.

Pour la troisième fois en très peu de temps, Samuel s'effondra sur le sol, sonné, avec cette fois l'envie d'y rester pour de bon.


-Trente secondes, lâcha à nouveau Zara avec détachement.


Rassemblant péniblement ses esprits, le garçon se releva. Il devait forcément y avoir une solution qui n'impliquait pas de se faire massacrer stupidement. Forcément. Sinon quel sens aurait ce foutu exercice?!

Le fait de réfléchir et se concentrer malgré la douleur était éprouvant, mais le garçon s'y astreint, regardant désespérément autour de lui. Il lui fallait...


-Dix secondes.


Toujours rien. Il se préparait à reproduire sa charge désespérée, quand une idée lui vint.

Samuel entra dans le cercle, mais au lieu de se jeter sur son adversaire, il stoppa net dès qu'il eu pénétré dans la zone et bondit en arrière, hors de portée. Il venait ainsi de gagner trente secondes, sans recevoir de coups... Mais Nathaniel ne le laisserait sûrement pas recommencer la manœuvre.

Réfléchissant aussi vite que possible, il étudia à nouveau les lieux. Pas d'arme.Des murs en bois, mais aucun moyen d'en arracher un morceau avec sa force ridicule, donc à moins de mettre le feu, il ne pourrait pas...

Une nouvelle idée germa soudain. Mettre le feu. En bois. Peut-être que... Mais il lui fallait trente secondes de plus pour mettre en œuvre ce à quoi il pensait.


Sans attendre le décompte de Zara, il fonça dans le cercle. Cette fois, son adversaire ne lui laissa pas l'occasion de s'en tirer à bon compte: il bondit sur lui et le plaqua au sol, dans un mouvement qui tenait bien plus du rugby que du karaté. C'était néanmoins redoutablement efficace, et Samuel faillit s'assommer en tombant. Sa main frotta sur le sol, lui laissant une brûlure douloureuse.

Il essaya de ramper, mais Nathaniel ne s'arrêta pas là: il le retourna brutalement sur le ventre et se laissa tomber sur lui, tordant férocement son poignet.


-Abandonne, ou je te fais vraiment mal, lâcha-t-il calmement.


Samuel essaya de se débattre, mais son adversaire accentua la pression, faisant enfler brusquement la douleur.

Malgré ça il ne desserra pas les dents. Il était toujours dans le cercle...


Nathaniel leva brièvement la tête vers Zara, comme pour attendre une consigne. D'où il était, Samuel ne pouvait pas la voir, mais le garçon relâcha brusquement sa prise avant de le tirer sans ménagement hors du cercle.


-Trente secondes, lança la directrice.


Samuel rampa sur le dos avant de se relever péniblement. Il essuya sa lèvre ensanglantée, avec une certitude en tête: il était hors de question de retourner dans ce cercle de cauchemar.

D'un pas trébuchant, il quitta la pièce aux tatamis, tous ses sens tendus vers une grosse boite rouge en plastique, fixé à un des murs du dojo, qui jurait atrocement avec le reste des lieux, et à laquelle il avait à peine fait attention en entrant.

Elle ne pouvait contenir qu'une chose que même un bâtiment traditionnel en bois devait laisser en évidence...

Un extincteur.


Une demi-heure plus tard, Samuel cogitait devant des feuilles d'examen, et tentait de se concentrer sur les tests scolaires qu'on lui avait laissé.

Zara n'avait fait aucun commentaire sur sa stratégie, mais il n'était pas totalement sûr d'avoir réussi l'exercice. Sur le moment, déverser un déluge de neige carbonique sur son tortionnaire lui avait procuré un sentiment d'intense satisfaction, mais il avait maintenant peur d'en avoir beaucoup trop fait. Malheureusement, il n'avait aucun moyen de retourner en arrière: il devait maintenant se concentrer pour réussir les tests suivants. Au moins on l'avait laissé continuer.

Habituellement il se débrouillait bien aux examens scolaires, mais les coups reçus lors de l'épreuve précédente le faisaient encore souffrir, et ses angoisses perturbaient sa concentration. Il avait envie de vomir, et les murs de la pièce lui donnaient l'impression de bouger. Quand le temps qu'on lui avait imparti fut épuisé, il estima que son résultat serait entre "passable" et "médiocre".


La jeune femme en T-Shirt blanc qui l'avait surveillé durant les tests le mena ensuite dans un petit abri, sans aucune fenêtre. Zara s'y trouvait déjà,assise derrière un bureau en métal fixé au sol. Dès que la porte se fut refermé derrière lui, Samuel commença à respirer plus difficilement. L'endroit ressemblait funestement à une salle d'interrogatoire, et il se sentait toujours mal à l'aise dans les lieux clos. En quoi allait consister le test suivant?


-Assieds toi, invita la directrice en désignant la chaise en métal face à elle.


Mal à l'aise, le garçon s'exécuta. Un gros paquet rectangulaire couvert par un tissu noir était posé sur la table. Une odeur vaguement familière flottait dans l'air renfermé de la pièce. Des... Copeaux de bois?


-Tu n'es pas végétarien je crois? demanda soudain Zara.


Samuel fronça les sourcils. La question était incongrue, mais ce n'était pas la première bizarrerie de la journée. Tentant de maîtriser sa respiration, il répondit par la négative.


-Parfait, lâcha-t-elle.


Elle releva le tissu posé sur la table, révélant une cage contenant un petit lapin aux poils clairs.


-Je veux que tu tues cet animal, annonça-t-elle de sa voix affreusement calme.


Pendant quelques secondes, un silence lourd s'installa, seulement perturbé par les bruits de l'animal dans sa cage, complètement inconscient que sa survie se jouait.


-C'est... Je refuse de faire une chose pareille! lâcha soudain Samuel, paniqué. Pourquoi vous...

-Je te donne un ordre. Tu manges de la viande non? Des animaux doivent être tués pour ça.


Le garçon fixait le rongeur, fasciné et terrifié à la fois. Comment une si petite chose pouvait devenir la source d'un tel sentiment d'horreur?

Sa respiration s'accéléra, et sa tête se mit à lui tourner. Des images de sang répandu sur de l'herbe lui revenaient en mémoire.


-Le... Ça n'a rien à voir.

-Bien sûr que si. Tu as un problème avec le fait de tuer un lapin mais aucun à l'idée de manger sa viande?

-Je ne... Me sens pas bien.


Sa voix était lointaine, et il palissait à vue d'œil. Le visage de Zara passa soudainement d'un calme neutre et froid à une expression inquiète. Pour la première fois depuis le début des tests, elle sembla hésiter.


-Tu veux sortir d'ici? Alors prends une décision, lâcha-t-elle finalement, reprenant son masque inflexible. Je t'ai demandé...


Tandis qu'elle parlait, Samuel regardait la cage, l'air absent. Toute la pièce semblait peu à peu se refermer sur lui, et les sons lui parvenaient comme déformés. Il était là, sans être là, comme déconnecté de la scène. Ses oreilles entendaient, sans qu'il comprenne vraiment les paroles.

La directrice finit par poser un stylo sur la table. L'arme.


Il imagina l'objet s'enfonçant dans la chair tendre du lapin, et le sang qui éclabousserait le métal froid de la table.


Samuel bondit soudain de sa chaise et se précipita sur la porte.

Celle-ci n'était pas verrouillée, et le garçon se retrouva brutalement à l'air libre. Ébloui, il tituba sur quelques mètres avant de tomber à quatre pattes. Secoué par un spasme incontrôlable, il vomit dans l'herbe.


Alors qu'un frisson le traversait de la tête aux pieds, la main de Zara se posa sur son dos, chuchotant des mots apaisants en lui frottant les cheveux. Sa respiration était toujours chaotique, et il vomit à nouveau.

Il lui fallut un temps assez long pour retrouver un peu de maîtrise de lui-même.Quelques secondes ou plusieurs minutes? Il n'aurait pas su dire. Finalement il se redressa, aidé par la directrice.


-Je veux continuer, lâcha-t-il simplement.

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