6. Tours de Stade
Mike et Émilie quittèrent le centre de préparation des missions à l'heure du déjeuner. Ils avaient passé toute la fin de matinée à travailler les détails de l'opération avec Sarah et Jason, passant en revue les informations dont ils disposaient. Tout en se dirigeant d'un pas tranquille vers le bâtiment principal, les deux agents échangeaient hypothèses et impressions sur le dossier.
-Tu penses que Rouge 17 signifie quoi? demanda Mike.
L'adolescente réfléchit avant de répondre, signe qu'elle ne s'était sans doute pas encore posé la question.
-Aucune idée, finit-elle par lâcher, à regret. Et toi?
Son camarade réfléchit à son tour, laissant courir son regard sur les alentours. Le centre de contrôle des missions était légèrement à l'écart du reste du campus, de sorte qu'ils étaient seuls sur le chemin, entouré par les bois.
-Moi non plus, admit-il à son tour. Il faudra demander à ces hackers une fois que je les aurai fait arrêter...
-Bel optimisme, railla Émilie. De ce que j'en sais, c'est toi qui t'es retrouvé en cellule à ta dernière mission...
L'agent prit un air faussement offensé.
-Ça faisait complètement partie du plan! Enfin... Presque.
Sa nouvelle équipière éclata de rire, et Mike l'imita de bon cœur.
Il avait effectué sa formation en même temps que l'adolescente, et faisait partie du même cercle d'amis qu'elle depuis qu'ils en étaient sortis. Les deux agents se connaissaient donc très bien, mais c'était seulement la seconde fois qu'ils se trouvaient sur la même mission.
Suivant ses pensées, Mike cessa de rire et détourna discrètement la tête alors qu'ils arrivaient près du bâtiment scolaire. Ils se mêlèrent à d'autres adolescents qui sortaient de cours, se dirigeant dans la même direction qu'eux.
Lors de la première opération sur laquelle il avait travaillé avec Émilie, ils n'étaient pas deux mais trois: Peter Ward, un autre garçon de leur âge était de la partie.
Les agents étaient sur les traces d'un gang d'adolescents de la banlieue de Londres, spécialisé dans les cambriolages. Une grosse infiltration... Déjà pendant la formation, Peter et Émilie semblaient attirés l'un par l'autre, et ils s'étaient donc naturellement mis à sortir ensemble au milieu de la mission.
Ils avaient depuis filé le parfait amour jusqu'à deux mois plus tôt, où l'adolescente avait soudainement mis fin à leur relation sans la moindre explication. Et même s'ils prétendaient rester bons amis, leurs relations étaient plutôt... Tendues.
Ward était loin d'avoir fait une croix sur son ex petite-amie, laquelle le traitait assez froidement. Et Mike doutait qu'il apprécie d'apprendre que son meilleur ami allait partir en mission seul avec elle à sa demande...
-Tout va bien? demanda soudain l'intéressée, intriguée par son silence soudain.
L'adolescent se retourna vers elle d'un air dégagé, sans trahir ses réflexions.
-Oui, oui. Je réfléchissais à Rouge 17, mentit-il.
Le duo franchit la porte du bâtiment principal, suivant le mouvement général vers le réfectoire.
Situé au rez-de-chaussée, c'était un des lieux les plus animés du campus. On aurait put croire à le voir qu'il s'agissait d'une simple cantine, mais en réalité la cuisine servie était tout sauf ordinaire. Préparée à partir d'ingrédients de qualité par un chef talentueux, elle fournissait un réel soutien au moral des troupes, et tenait plus du restaurant que de la tambouille scolaire.
Rien d'étonnant donc qu'à l'heure des repas, la quasi-totalité des agents se pressent là-bas. Cela avait aussi pour conséquence que nombre de scènes mémorables de la vie des résidents s'étaient déroulées au réfectoire, depuis les bagarres générales jusqu'aux retrouvailles émouvantes.
Il fallait enfin ajouter que l'examen des tables permettait de déduire les différents groupes d'amis et l'état de leurs relations, souvent changeant à cet âge difficile qu'était l'adolescence.
-Salut les gars, lança Mike en s'installant à sa place habituelle après avoir récupéré son plateau repas, suivit par Émilie.
Malgré les années, leur cercle d'amis n'avait pratiquement pas bougé. Presque tous issus de la même formation, ils se mêlaient peu aux autres, sauf en mission. Les agents avaient leurs habitudes dans le réfectoire, choisissant presque toujours la même table.
En plus d'Émilie, la petite bande comprenait une autre fille, Kathleen Humley, actuellement sur le terrain, et deux garçons. Ces derniers étaient déjà attablés, offrant un contraste physique saisissant: le premier, Peter Ward, était très pâle avec des taches de rousseur, une carrure athlétique et des cheveux roux artistiquement coiffés en pointes. Quand au second, Erwan Natka, il avait la peau noire comme l'ébène et portait de petites lunettes.
-De la mission dans l'air? demanda poliment ce dernier.
-Yep, répondit Émilie avec un laconisme exemplaire avant d'attaquer son assiette.
Peter ne dit rien, mais interrogea Mike du regard. Ce dernier lui répondit dans le même langage silencieux "je t'expliquerai".
La facilité avec laquelle ils se comprenaient sans même parler aurait put étonner quiconque n'était pas familier avec les méthodes d'entraînement de CHERUB. Les recrues étaient placées en binômes tout au long de leurs 100 jours en enfer, développant des liens très étroits. Ce lien était souvent renforcé par les années d'amitié et de confiance.
Il arrivait toutefois que suite à des blessure ou à des défections des trios soient formés. C'était ce qui s'était passé avec Mike: lors de son premier mois de formation il était seul en équipe avec Peter, un garçon d'origine irlandaise qui avait de son âge. Ils avaient ensuite été rejoints par Erwan Natka, plus âgé qu'eux d'un an.
Peter était sans aucun doute le cœur de leur trio: blagueur, enthousiaste et débrouillard, il s'entendait étrangement bien avec Mike, pourtant plus taciturne. À l'époque ce dernier était appliqué et discipliné, mais manquait de fantaisie. Les instructeurs avaient décidé de les mettre ensembles car les faiblesses de l'un étaient compensées par les points forts de l'autre. Cela aurait put poser problème quand Erwan s'était ajouté à leur duo, mais le garçon était d'une humeur remarquablement égale, d'une volonté de fer et avait immédiatement su se faire apprécier de ses équipiers.
Émilie et Kathleen formaient un autre binôme, mais elles s'entendaient particulièrement bien avec les trois garçons. Si la première semblait toujours sûre d'elle et de ce qu'elle voulait, ce n'était pas le cas de sa partenaire. Discrète et timide, Kat avait failli quitter la formation plusieurs fois, mais elle s'était finalement accrochée grâce à ses camarades. Très intelligente, gentille et patiente, la jeune fille avait aussi su trouver sa place à CHERUB et dans la bande.
Les cinq adolescents avaient fini le programme d'entraînement initial ensembles et étaient restés les meilleurs amis du monde malgré quelques brouilles qui ne duraient jamais bien longtemps.
Deux ans plus tard, seul Peter avait décroché le T-Shirt noir, une réussite qu'il n'hésitait pas à rappeler à toute occasion ou presque... La discrétion n'étant pas sa plus grande qualité.
-Et... Cette mission, il reste des places? demanda ce dernier d'un ton à la neutralité étudiée, en regardant vers Émilie.
Mike grimaça, avant de se cacher dans son verre d'eau. Pas question de s'en mêler: autant essayer de traverser un champ de tir en pleine fusillade.
-Non. Et de toute façon il faut parler français, répondit fermement l'adolescente.
Une expression fugitive passa sur le visage de Peter. Un silence lourd menaçait de s'installer quand Erwan prit la parole.
-Vous avez entendu parler de la dernière session d'entraînement initial? Un vrai carnage il paraît.
Mike faillit pousser un soupir de soulagement. Comme d'habitude, leur ami venait pacifier les choses avant qu'elles ne tournent à l'empoignade verbale. Ravi de ce nouveau sujet, il enchaîna:
-Ouais, on m'a dit ça aussi. Ils n'étaient plus que trois à la fin, neuf éliminations. Ça doit être Kazakov qui les fait fuir. Faut avouer ce russe est plutôt flip...
L'adolescent s'interrompit net en voyant le regard discrètement horrifié de Peter et d'Erwan, fixant un point au dessus son épaule depuis plusieurs secondes. Un seul aurait put lui faire une blague, mais pas les deux en même temps. Donc...
-On dirait que c'est pas votre jour, Wagner, railla une voix puissante teintée d'un accent slave qui ne pouvait appartenir qu'à une seule personne sur le campus. Tournez vous.
Tout en se demandant quel crime atroce il avait put commettre dans une autre vie pour mériter cette punition du destin, Mike se leva et s'exécuta lentement, jusqu'à se trouver face à face avec l'instructeur le plus redouté de CHERUB.
Yosyp Kazakov était une force de la nature. À la fois grand et large, c'était un véritable colosse à la musculature soigneusement entretenue. Si sa carrure avait laissé le moindre doute sur sa dangerosité, les multiples cicatrices qu'il avait au visage, elles, trahissaient son passé violent sans aucune ambiguïté. Ancien Spetznatz, les forces spéciales russes, décoré à de multiples reprises au combat durant la guerre froide, il était devenu conseiller pour l'OTAN sur les techniques de combat soviétique. Finalement CHERUB avait finit par le recruter comme instructeur quelques années plus tôt. Ses méthodes de formation étaient brutales, mais efficaces.
À cinquante-cinq ans, il restait un guerrier dans l'âme, et malgré ses cheveux grisonnants, il n'avait rien perdu de sa combativité. Redouté et redoutable, il n'avait néanmoins pas réussi à faire regretter son prédécesseur, Norman Large, une brute sadique.
-Savez-vous combien de kilomètres il y a entre Moscou et Kiev? Non bien sûr. Environ huit-cent.
Habituellement très énergique, l'instructeur était d'un calme inquiétant. Loin de rassurer Mike,cette modération lui laissait présager une violente explosion.
-Puisque vous avez du mal à comprendre la différence entre un russe et un ukrainien, je vais convertir cette distance en quelque chose de plus tangible. Combien de tour de stade représente cette distance?
Serrant les dents, l'agent se livra à un rapide calcul mental.
-Deux-mille monsieur, lâcha-t-il.
Quelque part, l'énormité du chiffre avait quelque chose de rassurant: jamais on ne lui infligerait une telle punition pour ce qu'il venait de dire. En revanche, Kazakov devait maintenant trouver une autre sanction, et en la matière, son imagination était incroyablement fertile.
-Commencez par m'en faire vingt. Je vous laisse une heure, lâcha sèchement l'instructeur. Et vous êtes inscrit d'office au prochain entraînement au combat urbain.
Huit kilomètres de course et un exercice sur le terrain? C'était une punition plutôt dure, mais Mike estima qu'il s'en tirait à bon compte vu les histoires qui circulaient et les sanctions qu'il avait lui même subies lors de sa formation initiale. Tenir debout toute une nuit avec un fusil à bout de bras par exemple.
-Compris monsieur.
L'air mauvais, Kazakov regarda sa montre.
-Encore cinquante-neuf minutes. Vous perdez déjà du temps Wagner!
Laissant son plateau pratiquement intact avec une grimace de dépit, l'agent tourna les talons et dirigea vers les terrains de sport au petit trot. Il détestait courir pour faire stupidement des ronds, mais protester n'aboutirait qu'à une chose: plus de tours de stade, ou pire, une sanction plus inédite.
Les agents qui avaient assisté à la scène le regardèrent quitter les lieux tantôt avec compassion, tantôt avec indifférence. Ce genre de scènes était habituel sur le campus.
Apparemment satisfait de lui-même, l'instructeur tourna les talons, quittant à son tour le réfectoire.
Dès qu'il eut disparu, Peter se pencha en avant.
-Merde,la poisse! lâcha-t-il.C'est la première fois que je vois Kazakov venir au réfectoire. Il ne mange pas dans sa chambre d'habitude?
À côté de lui, Erwan rajusta ses lunettes, pensif.
-Oui. Il a dut descendre voir quelqu'un... Pas de bol pour Mike. Enfin au moins on sait qu'il ne vaut mieux pas traiter un ukrainien de russe.
Émilie n'ajouta rien, et finit par se lever après quelques instants.
-Je reviens, il faut que j'aille voir pour lui prendre de quoi manger pendant qu'on bossera au centre des missions.
Alors qu'elle allait voir le cuisinier, Peter la suivit du regard, sans faire de commentaire. Mais il était visiblement contrarié, et son soudain mutisme n'échappa pas à son voisin de table.
Ce dernier garda lui aussi le silence, plongé dans ses pensées. En tant qu'aîné, c'était souvent lui qui surveillait l'humeur des autres agents de leur petite bande, à moins que son caractère égal ne joue plus que son âge dans ce rôle.
Dans tous les cas, il sentait que quelque chose clochait, et ce n'était pas très difficile de comprendre quoi. Et cela ne l'enchantait pas le moins du monde... La jalousie pouvait vite faire des ravages, même entre deux amis.
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