35. Pyramide
Mike et Thomas jouaient à la console depuis un moment, mais ce dernier avait la tête ailleurs. Tapant nerveusement du pied, il vérifiait son téléphone toutes les minutes dans l'espoir d'avoir des nouvelles de son frère, en vain.
-Il doit travailler, suggéra le jeune agent secret d'une voix apaisante.
-Ouais. Anthony est toujours très occupé, lâcha amèrement son ami, serrant sa manette jusqu'à faire blanchir ses phalanges.
L'affirmation était difficilement discutable, surtout après avoir surveillé la fratrie durant des semaines. L'aîné des Gaudry était effectivement très pris par son travail, même s'il essayait de s'aménager un peu de temps avec son frère. Peut-être que c'était ce qui avait poussé Thomas dans les bras de Rouge 17... Le besoin d'attention.
Une musique de jeu vidéo s'éleva soudain, et le jeune hacker attrapa fébrilement son téléphone, laissant tomber sa manette sur le sol dans sa précipitation.
-C'est lui! annonça-t-il avec soulagement en déchiffrant le nom de l'appelant. Tu peux...?
-Pas de souci, répondit Mike en se levant.
Il sortit de la chambre et referma la porte derrière lui pour laisser à son ami une illusion d'intimité. De toute façon son téléphone était sur écoute.
Seul dans le couloir, l'agent soupira. La mission arrivait à son terme et il aurait dut être ravi. Pourtant il se sentait morose, peut-être parce qu'il appréciait un peu trop Thomas pour se réjouir de l'avoir coincé. À moins que ce ne soit Émilie qui le perturbait.
Machinalement, il tourna la tête vers la porte de la chambre de sa coéquipière. Le battant était entrouvert, et Mike entendait quelqu'un s'activer à l'intérieur. Il hésita quelques instants, se passant la main dans ses cheveux courts. La discussion risquait d'être désagréable, mais tôt ou tard il faudrait bien qu'ils parlent... Et autant que ce soit ici plutôt qu'au campus.
Sa résolution prise, il s'avança et toqua à la porte. Émilie vint aussitôt lui ouvrir, et l'agent remarqua qu'elle s'était changée; elle portait maintenant un jean et une veste kaki par dessus un T-Shirt.
-Ah, c'est toi, lâcha-t-elle froidement.
Sans rien ajouter elle retourna à l'intérieur de la chambre et reprit ses activités. Mike l'observa en silence, et se surprit à admirer la façon dont ses longs cheveux noirs courraient sur son dos. Elle était décidément très jolie, et ça n'aidait pas l'adolescent se concentrer.
-Je peux entrer? demanda-t-il finalement.
La jeune fille se contenta de hausser les épaules.
-C'est un pays libre, répondit-elle.
Malgré cet accueil peu chaleureux, Mike s'avança dans la pièce avant de refermer la porte derrière lui. Jason n'était pas encore rentré, mais Sarah et Thomas étaient dans l'appartement. Pas question qu'ils puissent entendre s'ils se disputaient.
Contrairement à son coéquipier, Émilie avait profité que la mission traînait en longueur pour personnaliser sa chambre. Un poster à la gloire de Nightwish, son groupe préféré, trônait au mur. Sur les étagères, quelques bibelots achetés en ville avaient été disposés pour rendre le lieu plus gai, et une photo prise avec ses amis français sur son bureau. Tous les lycéens souriaient, sans se douter une seconde qu'ils faisaient partie d'une vie fictive, une couverture.
Mais l'agent remarqua surtout qu'une grosse valise à moitié remplie gisait sur le lit, tandis que l'armoire était grande ouverte.
-Tu fais déjà tes bagages? demanda l'agent, plus pour dire quelque chose que par curiosité.
Émilie haussa à nouveau les épaules. Elle continuait à s'activer, évitant soigneusement de le regarder.
-Sarah m'a dis qu'on allait rentrer au campus dans quelques jours, lâcha-t-elle finalement. Alors j'emballe déjà les trucs dont je ne vais pas me servir.
-Ah.
Un silence inconfortable suivit, et Mike s'adossa à la porte, croisant les bras. Il se creusait la tête pour trouver de quoi alimenter la discussion.
-Et comment ça c'est passé de ton côté avec Rouge 17? demanda-t-il finalement d'un ton qui sonnait creux.
Émilie ne réagit pas immédiatement, pliant un peu trop soigneusement un T-Shirt avant de le mettre dans la valise avec les autres. Ceci fait, elle se tourna vers son coéquipier et planta ses yeux dans les siens. Au prix d'un effort, Mike parvint à soutenir son regard vert sans ciller.
-Tu comptes juste faire comme si de rien était? demanda-t-elle d'une voix très calme.
L'agent détourna le regard, mal à l'aise.
-Désolé, marmonna-t-il. T'as raison, on a des choses à se dire.
La jeune fille soupira puis referma sèchement sa valise avant de s'asseoir sur le lit.
-Je t'écoute, lâcha-t-elle avec une patience qu'on sentait forcée.
Mike inspira. Quelques minutes plus tôt il avait l'impression d'avoir une vague idée de la façon dont les choses devaient se passer, mais toutes ses prévisions avaient pris fuite dès qu'il s'était trouvé face à Émilie, ne laissant qu'un vide abyssal.
-À propos de ce qui s'est passé ce matin, finit-il par lâcher maladroitement. Je suis désolé.
Il marqua une pause avant d'ajouter:
-J'aimerais qu'on redevienne amis, comme avant.
Un silence inconfortable menaça de s'installer, mais cette fois l'agent attendit qu'Émilie parle la première.
-Après l'exercice tactique, c'est Peter qui m'a embrassée, lâcha-t-elle enfin avec une pointe d'indignation dans la voix. Moi je suis partie.
Nerveux, l'agent se passa la main dans les cheveux. Il connaissait la jeune fille depuis assez longtemps pour savoir qu'elle pouvait parfois se mettre violemment en colère, et il sentait que l'orage n'était pas loin. À cet instant, il s'inquiétait surtout qu'elle lui crie dessus. Sarah l'avait déjà bien assez dans son collimateur, sans parler du fait que Thomas se trouvait dans la pièce voisine...
-Tu m'aurais dit ''je veux qu'on reste amis comme avant'' ce matin, j'aurais compris. Mais de quel droit tu m'as balancé mon ex à la figure, hein!? continua-t-elle en se levant, parlant de plus en plus fort.
-Calme-toi, supplia son coéquipier, qui sentait sa nuque se hérisser à l'idée que leur supérieure les surprenne en plein règlement de comptes.
Mais sa demande n'eut pas l'effet escompté. Émilie le fusilla du regard, l'air plus en colère que jamais.
-Que je me calme? articula-t-elle d'un ton menaçant.
Mike se rendit compte de sa bêtise, mais il n'eut pas le temps de la rectifier car Émilie marcha droit sur lui. Sentant sa rage, l'agent eut un réflexe de recul involontaire, mais son dos rencontra le battant de la porte. Sa coéquipière continua à avancer jusqu'à ce que son visage ne soit qu'à quelques centimètres du sien.
-C'est tout ce que t'as à me dire? Calme-toi!? demanda-t-elle, les poings serrés, prête à frapper.
Elle avait planté ses yeux dans ceux de l'adolescent, et ils étaient si proche que ce dernier pouvait sentir l'odeur de ses cheveux. Malgré sa colère, ou peut-être à cause d'elle, l'agent la trouvait plus belle que jamais.
Sans réfléchir, il l'embrassa.
Alors que leurs lèvres se rencontraient, la jeune fille tressaillit puis se figea, comme pétrifié. Mais elle ne le repoussa pas. Au bout d'un instant elle se colla même contre lui et répondit au baiser. Ses lèvres étaient douces et chaudes, produisant une sensation très agréable.
Les deux adolescents s'embrassèrent durant de longues secondes avant qu'Émilie ne recule, l'air sonnée. Un silence de mort s'abattit sur la pièce.
Qu'est-ce qui vient de se passer là? se demanda Mike, qui devait avoir l'air aussi perdu que la jeune fille.
Il n'eut pas vraiment le temps de réfléchir à la situation, car on frappa soudain à la porte. L'agent s'en écarta juste avant que Sarah pénètre dans la pièce, rejoignant Émilie au centre de la chambre. Les deux adolescents avaient les joues rougies et se tenaient l'un à côté de l'autre avec gêne, comme des gamins pris en faute.
Mais heureusement la contrôleuse de mission ne sembla même pas le remarquer.
-Où est Thomas? demanda-t-elle sans préambule.
-Euh... Dans ma chambre. Il téléphone à son frère, répondit Mike en essayant de se reprendre.
La jeune femme secoua négativement la tête.
-J'en viens. Il n'y est pas.
Il y eut un instant de flottement, puis elle se dirigea d'un pas rapide vers l'entrée de l'appartement, suivie avec un moment de retard par ses deux agents.
-Merde, ses chaussures sont plus là! s'étrangla la contrôleuse de mission. Zara va me tuer.
-Il n'a pas eu le temps d'aller bien loin, évalua Mike en s'emparant de ses basket. Je vais le rattraper, localisez son portable!
Plus jeune, il avait du mal à faire ses lacets et avait donc prit l'habitude de garder ses chaussures déjà attachés, ce qui lui fit gagner un temps précieux pour foncer dans les escaliers de l'immeuble. Descendant les marches quatre à quatre, il ne lui fallut que quelques secondes avant de jaillir dans la rue, regardant de tous les côtés à la recherche de sa cible.
Mais les seuls passants étaient une femme promenant un chien ridiculement petit et un vieil homme en costume avec une canne. Aucune trace de Thomas... Où avait-il bien put partir?
Alors qu'il réfléchissait, Émilie sortit soudain de l'immeuble, portable à l'oreille.
-Il est par là! lança-t-elle en s'élançant vers le boulevard au bout de la rue.
Mike sprinta pour la rattraper, sans soucier de la femme au caniche et du vieux qui les regardaient avec perplexité. Il fallait retrouver Thomas, à cet instant, rien d'autre ne comptait... Ensuite il faudrait le convaincre de revenir, ce qui n'aurait sûrement rien de facile.
-Il est à quelle distance? demanda-t-il à Émilie en arrivant à son niveau.
-Cent-cinquante mètres, répondit-elle aussitôt.
Ils débouchèrent sur le boulevard au coude à coude. Les trottoirs étaient plus encombrés que la rue, mais les deux agents se frayèrent habilement un passage au milieu des passants, ignorant les regards perplexes et les invectives.
Alors que Mike était concentré à l'extrême, une pensée s'imposa soudain dans son esprit.
J'ai embrassé Émilie.
Il n'eut pas le temps de s'attarder sur cette idée; son épaule percuta quelqu'un, et l'agent faillit tomber. Il se rééquilibra in extremis mais il avait perdu plusieurs mètres sur sa coéquipière.
-Désolé, lança-t-il par dessus son épaule, en réponse aux cris de l'homme qu'il venait de bousculer, tentant de combler son retard.
Il venait de rattraper la jeune fille quand elle lui désigna un attroupement.
-Là!
Droit devant eux une dizaine de personnes était en train d'attendre devant un passage piéton. Pour le moment la circulation empêchait quiconque de traverser, mais cela pouvait changer très vite.
Ralentissant l'allure pour ne pas se faire repérer trop vite, les deux agents s'approchèrent, scrutant chaque visage à la recherche de Thomas. Ils dépassèrent l'attroupement, sans rien remarquer... Soudain Émilie arrêta Mike en lui mettant la main sur le bras.
-Sarah dit qu'il est derrière nous, lâcha-t-elle.
Troublé par ce contact, l'agent se retourna et balaya une nouvelle fois la foule du regard, essayant de se concentrer.
-Je ne le vois pas. Sarah est sûre d'elle? demanda Mike.
-Elle dit qu'on est pile dessus, à trois mètre près, répondit Émilie. Il est forcément là!
Tandis qu'ils parlaient, les voitures s'étaient immobilisées au feu, et les plus téméraires des passants s'engageaient déjà sur le passage clouté. Prit d'une subite inspiration, l'agent sortit son propre téléphone et sélectionna le numéro de Thomas. Après quelques secondes, une sonnerie retentit, toute proche.
Suivant le bruit, Mike fit quelques pas et se pencha sur une poubelle. Plongeant le bras à l'intérieur, il en tira un portable qui jouait joyeusement une mélodie de jeu vidéo.
L'adolescent regarda autour de lui à la recherche des longs cheveux noirs du hacker, sans rien voir d'autre qu'une foule d'anonymes. Son regard croisa celui d'Émilie, qui venait de se livrer au même exercice, parvenant à une conclusion identique.
-On l'a perdu, lâcha-t-il rageusement.
Sans le traceur GPS du téléphone, impossible de retrouver leur cible. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin...
Mais la contrôleuse de mission leur fit tout de même sillonner le quartier pendant un bon quart d'heure chacun de leur côté, avant de se résigner à les rappeler à l'appartement.
Sarah attendait ses agents sur le pas de la porte, l'air de mauvaise humeur.
-Qu'est-ce qui s'est passé? demanda-t-elle sèchement tandis qu'ils enlevaient leurs chaussures.
Mike baissa la tête, embarrassé.
-J'ai laissé Thomas seul quelques minutes pour téléphoner. Son frère l'avait appelé, je pensais pas qu'il allait...
-Oui, tu ne penses pas, c'est bien le problème, le coupa la contrôleuse de mission glaciale. C'est sûrement pour ça que tu portes toujours un T-Shirt gris!
Émilie s'avança avant que son coéquipier ne puisse dire quoi que ce soit, l'air aussi en colère que si c'était elle qu'on avait mis en cause.
-Mike était resté devant la porte de la chambre, c'est moi qui lui ai demandé de venir me briefer sur la mission, mentit-elle sans hésiter. Alors je suis aussi coupable que lui, et tu vois j'ai quand même eu mon T-Shirt bleu marine! On devrait réfléchir à comment retrouver Thomas au lieu de se disputer comme des gamins.
Habituellement disciplinée et sans problème, l'adolescente croisa ses bras devant elle et défiait Sarah du regard. Cette dernière sembla un instant déstabilisée par ce changement d'attitude, mais se reprit très vite.
-Un autre ton avec moi, jeune fille. Quand je suis entrée dans la chambre vous n'aviez pas l'air de discuter ''mission'', répliqua-t-elle d'un ton coupant. Plutôt de...
L'échange s'envenimait rapidement, et Mike jugea qu'il était urgent d'y mettre fin. Heureusement il venait de penser à quelque chose de nature à détourner l'attention de la contrôleuse de mission.
-L'appel a été enregistré, l'interrompit-il. Thomas s'est enfui juste après avoir parlé à Anthony. Peut-être qu'on saura où il est allé en écoutant leur conversation?
Sarah se pinça les lèvres, son regard passant de l'un à l'autre de ses agents. La colère se lisait sur son visage, mais elle se maîtrisa.
-C'est une bonne idée, finit-elle par admettre à contrecœur avant d'aller vers le salon. Mais on reparlera de tout ça, soyez en sûrs.
Tandis que la contrôleuse de mission s'éloignait, Mike tourna la tête vers sa coéquipière.
-Merci, lui glissa-t-il.
La jeune fille lui fit un sourire qu'il jugea irrésistible, puis elle rejoignit leur supérieure dans le salon. L'agent la suivit, juste à temps pour écouter le début de l'enregistrement.
-Anthony, tu as eu mon message? commença Thomas.
-Ton frère est entre nos mains, répondit son interlocuteur.
La voix qui venait de parler était transformée artificiellement, caverneuse et menaçante. Pendant de longues secondes, le jeune hacker resta silencieux.
-Qui êtes-vous? demanda-t-il finalement.
-Tu sais qui nous sommes, et ce que nous voulons.
Il y eut une seconde de silence avant que l'adolescent ne lâche:
-Rouge 17. Vous voulez le programme.
Les trois agents de CHERUB écoutaient la conversation en silence. Avec une prise d'otage, la situation devenait soudain très différente... Et la fuite de Thomas s'expliquait maintenant.
-Si je vous envoie le fichier original, vous libérez mon frère? demanda ce dernier, tentant de maîtriser la panique qu'on sentait dans sa voix.
-C'est nous qui décidons où et comment. Tu viendras nous remettre le logiciel sur une clé USB, et tu seras seul, exigea impitoyablement son interlocuteur. Ton frère nous a parlé de la pyramide. Sois-y à 23 heures précise, avec le programme si tu veux qu'Anthony passe la nuit.
L'appel s'arrêtait là. Sarah se prit la tête dans les mains.
-Comme si on avait besoin de ça... Comment je vais annoncer ça à Zara?
Mike et sa coéquipière échangèrent un rapide regard. Depuis le départ la contrôleuse de mission avait fait du bon travail, mais aujourd'hui elle semblait dépassée. C'était assez inquiétant...
-Rouge 17 a demandé une rencontre, tard dans la nuit, lâcha finalement Émilie, pensive. Ils auraient put lui demander simplement d'envoyer le programme avant minuit, ça serait revenu au même sans les exposer. Donc...
-Ils veulent faire le ménage en liquidant les témoins, déduisit son coéquipier. On doit retrouver Thomas avant eux.
Jusqu'à présent, l'équipe n'avait considéré Rouge 17 que comme un groupuscule de hackers, compétents mais pas dangereux. Mais l'enlèvement d'Anthony changeait la donne.
-C'est peut-être une mise en scène. On doit s'assurer que le frère n'est pas dans le coup, intervint Sarah, qui s'était un peu reprise. Et surveiller leur appartement. Il faut aussi découvrir où aura lieu le rendez-vous de cette nuit... C'est notre seule chance d'intercepter Thomas.
-Une pyramide... C'est peut-être celle du Louvre? suggéra Émilie.
Il y eut un silence pensif. À Paris, les pyramides ne manquaient pas: monuments, cimetières et même station de métro... Mais Mike se souvint d'une en particulier, à laquelle il pouvait relier sa cible.
-Je crois que je sais où le rendez-vous va avoir lieu, lâcha-t-il avec un sourire.
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