30. Varig


-Essayons encore, lâcha la femme d'un ton neutre, les yeux fixés sur son écran. Comment vous appelez vous?

-Kyle Phelbs, répondit Vassili avant d'épeler: P-H-E-L-B-S.


Le garçon essayait à la fois d'être concentré et détendu, un exercice délicat mais nécessaire s'il voulait tromper le détecteur de mensonges. La manœuvre était d'autant plus délicate qu'il sentait les câbles et les électrodes posés sur lui pour surveiller la moindre manifestation de stress: rythme cardiaque, sudation, pression sanguine... Le bon côté c'est que l'appareil n'était pas prévu pour évaluer un gamin de dix ans.


-Détenez vous des informations concernant une organisation connue sous le nom de CHERUB?

-Non, je ne crois pas, lâcha-t-il, les deux mains posées à plat devant lui sur le bureau froid.

-Répondez simplement par oui ou par non, exigea l'interrogatrice, qui ne quittait pas des yeux l'écran du polygraphe.

-Non.


Bien sûr, ses réponses étaient totalement fausses. L'entraînement auquel Monsieur V et ses acolytes le soumettaient depuis des mois lui avait apprit de multiples techniques pour tromper ce genre d'appareils: sa préférée consistait à discrètement mentir à l'une des questions de ''calibration'' posée en début d'interrogatoire, censées apprendre à la machine à reconnaître quand il disait la vérité. En général c'était des choses simples telles que "quel jours sommes nous" ou bien "quel âge avez vous"? Il suffisait alors à Vassili de décaler sa date de naissance de quelques mois, et l'opérateur considérait sa réponse comme une vérité alors qu'il mentait, ce qui rendait la tâche de la machine bien plus difficile par la suite. Mais ne pas croire en l'infaillibilité du processus et surtout contrôler ses nerfs en restant détendu étaient des techniques tout aussi utiles, indispensables même. Jusqu'à présent, le garçon arrivait à tromper le détecteur presque sept fois sur dix, un score plus qu'honorable.


-Êtes vous né en Angleterre?

-Oui, à...

-Répondez seulement par oui ou par non, répéta posément la femme.

-Oui.

-Parlez vous russe?

-Non.

-Avez vous déjà consommé ou détenu des substances illicites?

-Non.

-Êtes vous entraîné à tromper ce test?

-Non.


La polygraphiste soupira et détourna enfin ses yeux de l'écran d'ordinateur pour les braquer vers Vassili. Un œil vert l'autre marron. Les premiers jours, le regard vairon de Sofia, son instructrice, le désorientaient. Mais au fil des semaines d'entraînement, il s'y était habitué.


-Nous avons terminé, lâcha-t-elle en se levant.

-Ça donne quoi? J'ai assuré? lança Vassili tout en retirant fébrilement les capteurs posés sur lui.


Sofia lui jeta un regard indéchiffrable avant de pousser un soupir.


-Tu t'es bien débrouillé, admit-elle. En tout cas la machine est convaincue.


Le jeune garçon fit un immense sourire et leva les bras, formant le V de la victoire.


-Trop facile, crana-t-il.

-Ne la ramène pas trop, le réprimanda aussitôt Sofia. Tu es encore loin d'en savoir assez pour berner un agent de CHERUB ou du MI5 lors d'un interrogatoire. De plus je ne sais pas si tu t'en sortirais aussi bien face à la machine exposé à un vrai danger...

-Eh! La dernière fois que j'ai raté ce test, Kazakov m'a fait creuser et reboucher des trous pendant trois heure dans la neige. Si ça c'est pas une vraie menace!


L'instructrice secoua la tête, mais Vassili surprit malgré tout l'ombre d'un sourire amusé au coin de ses lèvres.

Cela faisait déjà plus d'un mois que Monsieur V était venu le recruter à l'orphelinat miteux où il avait passé les trois pires années de sa vie, pour l'amener dans la Vallée de l'Archange, un ancien monastère coupé du monde. Depuis son arrivée, Sofia et le caporal Kazakov l'entraînaient intensivement pour devenir la taupe de leur mystérieuse organisation au sein de CHERUB.

Sa formation, même commencée depuis peu, lui procurait l'impression grisante de ne plus être l'orphelin anonyme de Makhatchkala; il devenait jour après jour une autre personne, éduquée et dangereuse, formé à berner l'un des groupes les plus secrets du monde.

Un état d'esprit qui forçait parfois Sofia à lui rappeler ce qu'il risquait à se croire trop malin... Kazakov, lui, se contentait de faire pleuvoir les ordres et les punitions jusqu'à disparition du moindre signe d'arrogance.


-Bon, lâcha-t-elle en regardant sa montre. On a terminé... Allez, file au lit! Je vais ranger.


Vassili acquiesça surpris de cette générosité. Mais il travaillait trop dure pour laisser passer cette occasion de grappiller un peu de repos.


-Oh, bah... Merci! À demain alors.


Il quitta la salle, refermant soigneusement l'épais battant derrière lui.

Sa chambre, dont la porte n'était qu'à quelques mètres, de l'autre côté du couloir souterrain mal éclairé par la lumière tremblotante d'une ampoule électrique. La pièce qu'on lui avait attribué était petite, avec un mobilier spartiate, mais c'était déjà beaucoup plus que les dortoirs de l'orphelinat.

En pénétrant dans la chambre, il jeta un regard ému vers l'ordinateur portable posé sur son bureau. Son ordinateur, un objet de luxe qu'il n'aurait jamais cru posséder avant de nombreuses années. Oui, Monsieur V avait vraiment changé sa vie...

Mais alors qu'il allait refermer la porte derrière lui, une idée traversa soudain son esprit fatigué.

Sofia n'avait jamais rangé la salle à sa place, au contraire, elle disait que c'était l'occasion pour lui d'apprendre à connaître le polygraphe. C'était un détail, mais son intuition lui disait que quelque chose clochait, et il était déjà d'un naturel curieux bien avant qu'on ne le prépare à devenir un agent double...


Il sortit de la chambre et referma la porte derrière lui de façon à ce que l'instructrice le croit dans son lit. Silencieux comme un chat, il alla se tapir dans un renfoncement, tout au bout du couloir, là où la lumière vacillante de l'ampoule accrochée au plafond peinait à percer les ténèbres. De là il était pratiquement invisible, mais pouvait parfaitement observer ce qui se passait: le tunnel était un cul de sac, et le seul moyen de remonter à la surface était l'escalier qu'il voyait parfaitement depuis sa position. Quand aux portes qui perçaient les murs, elles ne donnaient que sur des pièces vides, les anciennes cellules des moines. Il était le seul à dormir dans une des chambres qui y avait été aménagée. Les gardes et ses instructeurs vivaient dans une autre partie du monastère, celle autrefois réservé aux visiteurs de marque puis aux officiers, des bâtiments plus confortables.

Machinalement, Vassili frotta ses mains l'une contre l'autre pour les réchauffer. Les nuits étaient glaciales dans la vallée, et même les murs épais de la vieille bâtisse ne parvenaient à tenir tout à fait le froid à distance. Sa polaire militaire trop grande pour lui suffisait à peine à lui tenir chaud.


Il n'eut heureusement à attendre trop longtemps; un bruit de pas se fit entendre, d'abord lointain puis de plus en plus proche. Une grande silhouette apparut au sommet de l'escalier, facilement reconnaissable vu sa carrure hors norme. Il ne pouvait s'agir que du caporal Alex Kazakov, le second instructeur de Vassili. Ce vétéran au visage balafré et effrayant était bien plus dur que sa collègue. Censé lui enseigner les méthodes de combat et de survie, il passait en fait une bonne partie de son temps à lui infliger des punitions absurdes censées lui apprendre la discipline. Contrairement à Sofia, avec laquelle il se sentait complice, le garçon détestait le soldat qu'il jugeait injuste et sadique.

Vassili grimaça en le voyant approcher des cellules. Si ce dernier allait vérifier qu'il se trouvait bien dans sa chambre, le garçon risquait les pires ennuis...

Peu enthousiaste à l'idée de creuser dans la neige en pleine nuit ou d'endurer tout autre punition du même genre, il réfléchit à une excuse.


Mais le soldat bifurqua au dernier moment et se dirigea de l'autre côté du couloir, entrant sans hésiter ni frapper dans la salle où se trouvait Sofia avant de refermer la porte derrière lui. Curieux, Vassili hésita quelques secondes avant de s'approcher en silence. Il risquait gros, mais la tentation de savoir ce que se disaient les instructeurs était trop forte.


Collant presque son œil à la serrure, il s'aperçut vite qu'il ne voyait pas grand chose à part le large dos de Kazakov. En revanche il entendait vaguement une conversation, tenue à voix basse. Collant son oreille sur l'ouverture, il parvint à en saisir plus.


-... Et V s'en ira demain le chercher, disait le soldat. Les gars n'en savent pas plus.

Sofia lui répondit quelque chose, mais elle parlait trop doucement pour que Vassili puisse l'entendre.


-Oui, tu as raison, reprit son interlocuteur. Je vais y retourner avant qu'on remarque mon absence.


Le garçon comprit que Kazakov allait bientôt sortir et battit précipitamment en retraite vers la sécurité rassurante des ténèbres. Le contraste avec la lumière de l'ampoule le cachait à peu près, mais il se fit le plus petit possible alors que les deux instructeurs sortaient de la pièce.

Sofia jeta un rapide coup d'œil vers sa porte, mais heureusement sans pousser plus loin ses investigations.

Puis elle rattrapa soudain son collègue avant qu'il ne monte l'escalier.


-Attends, lança-t-elle.


Elle l'attira contre elle et l'embrassa. Vassili, qui observait la scène, écarquilla les yeux de surprise.


Ok, s'ils me trouvent maintenant, je suis mort, se dit-il avec pragmatisme.


L'étreinte entre les deux instructeurs dura plusieurs secondes, puis ils s'éloignèrent l'un de l'autre, et Kazakov disparu dans l'escalier sans un mot.

Sofia le suivit des yeux et resta immobile presque une minute entière. Puis elle suivit le même chemin. Vassili entendit ses pas décroître, puis le silence retomba tout à fait.


Manifestement, les deux instructeurs ne souhaitaient pas être vus ensembles. Mais sa curiosité avait payé; il connaissait maintenant une information croustillante sur ses deux supérieurs. Même s'il ne pouvait pas en faire grand chose, il en ressentait une satisfaction démesurée, qui lui fit oublier son échec à comprendre le dialogue surprit quelques instants plus tôt dans la salle d'interrogatoire.


Après un délais respectablement long, Vassili estima qu'aucun des deux instructeurs ne reviendrait sur ses pas et se glissa jusqu'à sa chambre, en sécurité. Là il s'installa sur lit, tout habillé, les yeux fixés sur le plafond. Le garçon souriait, repensant à la scène qu'il venait de surprendre. Ses instructeurs cachaient bien leur jeu...


Épuisé par sa journée d'entraînement, il glissa dans le sommeil sans même s'en apercevoir, tout habillé, sans même éteindre la lumière.


Le bruit de coups frappés à la porte de sa chambre le réveillèrent en sursaut. Désorienté, il regarda sa montre. Quatre heure du matin...

Le garçon crut un instant avoir rêvé avant d'entendre à nouveau toquer. Pourtant les instructeurs ne s'annonçaient jamais, même avant de venir le tirer du lit, même au milieu de la nuit.


-Entrez, lança-t-il en se levant d'un bond, confus.


La porte s'ouvrit sur une figure familière, un homme âgé aux cheveux grisonnants. Malgré l'heure, il portait un impeccable costume cravate noir et un long manteau assortit. D'ailleurs, Vassili ne l'avait jamais vu porter autre chose que ces tenues strictes.


-Bonsoir, lança Monsieur V. Pardonne moi de venir te réveiller au milieu de la nuit mais j'ai à te parler.


Clignant des yeux à cause de la fatigue, Vassili ne dit rien, essayant de remettre son esprit en marche. Il réalisa avec embarras qu'il s'était endormi tout habillé, mais cela ne semblait pas perturber son visiteur nocturne.


-Comment se passe ton entraînement? demanda-t-il en anglais, avec ce que Vassili avait appris à reconnaître comme l'accent qui distinguait les personnes riches et éduquées, ou qui voulaient s'en donner l'allure.

-Bien Monsieur, répondit le garçon sans se mouiller.


Tendu, il attendit une réaction de son mentor, mais ce dernier se contenta d'un vague hochement de tête. Marchant jusqu'au bureau, il s'assit sur l'unique chaise de la pièce et resta silencieux de longues secondes, observant Vassili en silence. Mal à l'aise, ce dernier croisa ses mains dans son dos et les entremêla nerveusement.


-Sais-tu ce qui fait les meilleurs agents doubles? attaqua soudain Monsieur V.


Prit au dépourvut, le garçon hésita.


-La préparation? risqua-t-il, se demandant où son protecteur voulait en venir et pourquoi il l'avait fait lever au milieu de la nuit pour poser cette question.


Ce dernier sourit, posant le regard sur chaque pièce du mobilier.


-Dans un sens, tu as raison, lâcha-t-il. L'entraînement est en effet très important, mais il y a une chose plus cruciale encore... C'est la capacité à gagner la confiance. Un bon agent double doit savoir s'entourer d'amis, se faire apprécier de ses supérieurs comme de ses collègues. La meilleure identité du monde et tout l'entraînement qu'on pourra te donner ne suffira pas à éviter qu'on te soupçonne. En revanche la confiance, l'amitié... Voilà ce qui sèmera le doute, même face aux preuves les plus accablantes. La faille humaine.


Le garçon acquiesça poliment, même si son cerveau endormit peinait à suivre le discours de son visiteur nocturne. Vassili comprenait le sens de ce qu'il disait, mais pas où l'autre voulait en venir.

Comme en réponse à ses questions silencieuses, Monsieur V sortit soudain un dossier de son manteau et le lui tendit.


-Le monastère va accueillir un nouveau pensionnaire, annonça-t-il en se dirigeant vers la porte. Il s'appelle Varig. Tout ce que tu as besoin de savoir sur lui est dans ce dossier. Quand il sera ici, je veux que tu devienne son ami. Tu es là depuis plus longtemps, tu auras beaucoup d'occasions de lui apprendre ce que tu sais et de l'aider. Considère cela comme l'exercice le plus important de ta préparation.


En ouvrant la porte, il sembla soudain se rappeler de quelque chose.


-Ah et personne ne doit savoir, pas même Sofia ou Kazakov. Cache le dossier ou détruit le une fois lu. On t'as entraîné pour ça.

-Oui Monsieur, répondit le garçon. Je ne vous décevrais pas.


L'homme lui sourit.


-J'en suis sûr mon garçon, lâcha-t-il. J'en suis sûr.


Sur ces mots, il sortit.


Resté seul, Vassili s'assit sur son lit, le dossier à la main. Il ne l'ouvrit pas tout de suite, réfléchissant intensément malgré la fatigue.


Un exercice.


La façon Monsieur V présentait la venue de ce ''Varig'' avait au moins le mérite d'être logique. Mais était-il seulement un test de plus, ou un concurrent? Là était toute la question... Et la réponse se trouvait peut-être dans le dossier.

La première page était caviardée à de nombreux endroits, mais la nature du document ne faisait aucun doute.


Certificat de décès établi au nom de Varig ▬▬▬▬, dix ans


Ce n'était pas un simple test. Le garçon frissonna, la poitrine soudain prise dans un étau.


Ils l'ont fait passer pour mort, comme moi. Nous sommes pareils...


Les larmes lui montèrent aussitôt aux yeux. Ces derniers jours, il avait enfin l'impression d'être unique, et voilà qu'on lui enlevait ça... Mais peu à peu sa peur et sa révolte s'apaisèrent. Il se doutait déjà qu'il n'avait pas été le premier candidat, mais c'était à lui que Monsieur V avait confié la mission de devenir l'ami de ce Varig. Il croyait en lui. Restait à être à la hauteur...


Tournant les pages du dossier, il passa la plus grande partie de la nuit à lire et à mémoriser les pages, abondamment censurées. Mais il put rapidement se faire une idée de l'histoire tourmentée du nouveau venu.


Comme lui, Varig n'avait pas eu de père. Quand à sa mère, elle était morte quand il avait huit ans, sans que le dossier précise comment. En revanche, le garçon ne s'était pas trouvé seul au monde; il avait encore une demi-sœur âgée de deux ans de plus que lui, Sonya, ainsi qu'un oncle. Ce dernier avait récupéré la garde des deux enfants, malgré le fait qu'il soit un criminel notoire lié à des gangs de bikers trempant dans divers trafics. Un an plus tard, Sonya avait assassiné leur tuteur dans son sommeil avec un couteau de cuisine. Elle avait frappé le cadavre à seize reprises, un fait souligné au marqueur dans le rapport, comme s'il était particulièrement important. Varig avait été placé en orphelinat il y avait plusieurs mois, et le dossier s'arrêtait là.


Une fois sa lecture achevée, Vassili plaignait sincèrement le malheureux dont des fragments de vie s'éparpillaient sur les pages... Mais ça ne changeait rien à ce qu'il allait devoir faire. Lui mentir, gagner sa confiance tout en s'assurant de le surpasser. Il réfléchit longtemps à la façon de remplir sa mission, et un des tous premiers conseils de Monsieur V lui revint en mémoire.


Deviens ta légende.


Il ne devait pas faire semblant d'être ami avec Varig. Il lui fallait véritablement le devenir.

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