26. En chair et en os
Le métro parisien ne présentait que peu de différences avec son équivalent londonien, mais cela n'aidait pas Mike à s'orienter dans le dédale des lignes. Concentré à l'extrême, l'agent suivait des yeux les formes complexes et colorées entremêlées avec art, cherchant à en décrypter la logique. Finalement au bout de plus d'une minute d'effort, il dut se rendre à l'évidence: il était incapable de lire le plan destiné aux usagers, alors qu'à l'extérieur, il était en mesure de s'orienter de jour comme de nuit, avec ou sans carte. Mais la jungle urbaine obéissait à ses propres règles... Vaincu, l'adolescent se dirigea vers les employés du métro, postés derrière leurs guichets.
Bien sûr il fallait faire la queue au milieu des autres usagers, étrangement peu nombreux malgré la foule qui se pressait dans les couloirs de la station. Sans doute parce que la plupart des voyageurs avaient appris à se repérer dans le labyrinthe souterrain.
Tandis qu'il patientait, un homme en costume faillit le bousculer, pianotant furieusement sur son smartphone au lieu de regarder où il allait.
-Pardon, s'excusa Mike par réflexe.
Le véritable fautif ne lui accorda même pas un regard et disparu dans un escalator. L'agent soupira, agacé. Il avait perdu l'habitude de ce genre d'incivilités sur le campus...
Depuis le début de la mission, Mike n'était que très peu sortit en ville. Il passait chaque jour des heures sur ordinateur à entretenir sa couverture virtuelle, et l'immeuble avait sa propre salle de sport. L'adolescent s'était donc contenté d'une simple reconnaissance dans le quartier et sortait parfois faire quelques courses, mais sa vision de Paris s'arrêtait là.
C'était le genre de situation qui aurait rendu fou bon nombre d'agents de CHERUB, mais Mike, lui, s'en accommodait très bien. Casanier de nature, il préférait de beaucoup rester à l'intérieur, et la mission lui donnait toutes les justifications nécessaires pour cultiver ce vice.
Émilie lui avait plusieurs fois proposé de rencontrer ses amis français ou même de faire du tourisme, mais il avait toujours trouvé de bons prétextes pour refuser. Il n'aimait pas plus que ça fréquenter des gens de son âge en dehors du campus, et son accent britannique parfaitement audible l'aurait à coup sûr placé au centre de l'attention générale. Quand à faire la tournée des monuments de Paris, il n'en ressentait tout simplement pas l'envie et préférait remettre la découverte de la ville à plus tard, quand la mission aurait suffisamment progressé. La jeune fille finissait toujours par se résigner, mais elle semblait déçue. À moins qu'elle ne s'inquiète tout simplement pour lui. Après tout, Émilie n'avait plus de cours mais voyait ses nouveaux amis français presque tous les jours, et elle vivait dans la ville dont elle rêvait depuis toute petite; en comparaison, les journées de son coéquipier devant son écran devaient lui sembler plutôt déprimantes. Mike soupçonnait d'ailleurs Sarah de penser la même chose et de ne lui demander d'aller faire des courses que pour le forcer à sortir un peu.
L'agent sortit soudain de ses réflexions, voyant que son tour arrivait au guichet.
-Bonjour! lança joyeusement l'employé derrière une vitre. Qu'est-ce que je peux faire pour toi?
Poli mais plus réservé, Mike se contenta de demander sa route.
-Ligne 12, direction Mairie d'Issy, répondit l'homme sans hésiter. Tu descends à Madeleine. C'est tout ce qu'il te fallait?
L'agent acquiesça de la tête et lâcha un merci rapide avant de retourner dans la foule, cherchant du regard le quai qui correspondait à la ligne indiquée par le guichetier. Ses progrès en français lui permettaient de se débrouiller seul, même s'il n'était pas tout à fait bilingue et hésitait parfois sur une phrase ou un mot.
Tout en cherchant sa route, il jeta un rapide regard vers les caméras installées un peu partout. Au milieu de la foule, un ado comme lui était presque invisible. Finalement, c'était une idée plutôt sécurisante pour un agent en mission clandestine dans un autre pays... Presque grisant. Mais il se sentait en permanence sur ses gardes à l'extérieur, peut-être une des raisons qui le faisait rechigner à sortir.
Il finit par dénicher la direction qu'il cherchait, et suivit docilement les panneaux jusqu'à un escalier menant au niveau des voies. La prochaine rame de métro était annoncée par un affichage numérique dans trois minutes, et Mike replongea dans ses pensées tout en regardant distraitement les affiches publicitaires installées presque partout.
Finalement, le seul qui semblait bien le comprendre dans son absence d'intérêt pour Paris, c'était Jason. Sans doute parce que lui-même travaillait dans un bureau de banque la journée et passait une bonne partie de son temps libre à taper des rapports ou à traiter les données qu'il collectait, restant donc lui aussi enfermé dans l'appartement. Une certaine complicité c'était même établie entre les deux agents, qui échangeaient volontiers des anecdotes ou des conseils. En effet si Jason était un crack de l'informatique, il débutait dans l'art délicat des missions d'infiltration, contrairement à Mike pour qui les opérations couvertures étaient monnaie courante. Les conseils technologiques de son aîné étaient précieux, et il en avait presque autant appris sur le sujet en quelques semaines que durant tous les cours théoriques reçus sur le campus.
L'arrivée de la rame interrompit à nouveau ses pensées, et l'agent suivit le mouvement de la foule, montant à bord du métro. Il était hors des heures de grande affluence et il y avait des places assises, mais il préféra rester debout.
L'agent prit quelques secondes pour observer ceux qui l'entouraient, mais s'en désintéressa vite. Paris était une ville largement aussi cosmopolite que Londres, et il ne s'étonnait pas de voir des tenues exotiques ou des looks franchement originaux. Dégainant son smartphone, il expédia un message à Sarah puis à Thomas pour les tenir au courant de ses pérégrinations dans le métro parisien.
Ses relations avec l'adolescent avaient évolué comme prévu, et ils échangeaient des textos tous les jours quand ils ne se parlaient pas dans le jeu, au point que Mike avait estimé que le moment était venu de provoquer une rencontre dans le monde réel. L'équipe avait planifié depuis longtemps la mise en place de cette transition, première étape d'un futur contact entre Émilie et Thomas. Il avait suffit à l'agent de prétexter une panne d'internet et de quelques allusions plus ou moins subtiles pour que son "ami" l'invite chez lui pour le week-end. Contrairement aux idées préconçues que Mike aurait put se faire d'un cybercriminel, sa cible était un ado gentil et sociable, qui semblait ravi de pouvoir rendre service. En revanche et comme l'avait soupçonné Émilie, il était un peu la tête de turc de ses camarades de classe, qui le mettaient à l'écart quand ils ne se moquaient pas ouvertement de lui. Malgré une intelligence largement au dessus de la moyenne ses résultats stagnaient, sans doute par manque de motivation. Une situation banale dans la jungle scolaire... Sa principale passion c'était l'informatique, et les jeux vidéos. Restait à creuser pour trouver le lien avec Rouge 17.
Observant son reflet dans la vitre, Mike passa la main des cheveux noirs, qui avaient légèrement poussés, et rajusta la sangle de son sac à dos. Ce dernier contenait un ordinateur portable, de quoi tenir vingt-quatre heures, mais aussi et surtout de l'équipement de surveillance, caché dans un double fond. Il n'était pas certain de pouvoir placer du matériel dès sa première visite, mais ça valait le coup d'essayer.
Après quelques minutes de voyage, l'agent arriva à sa station, couverte de carreaux immaculés du sol au plafond mais où régnait une odeur nauséabonde. Se hâtant de remonter à l'air libre, Mike émergea tout près d'une sorte d'immense temple grec, qui était en fait... L'église de la Madeleine. L'adolescent n'avait pas pris le temps de trop se renseigner sur cette ironie architecturale, en revanche il avait établit son itinéraire en se basant sur ce point de repère immanquable.
Une fois sortit du labyrinthe souterrain que constituait le métro parisien il n'éprouvait plus de difficultés à s'orienter et se dirigea sans hésiter vers une des rues voisine de la station. Thomas n'habitait pas très loin, et il ne lui fallut que quelques minutes pour rejoindre l'immeuble.
Bien qu'on soit dans les beaux quartiers de Paris, Mike trouvait la petite rue où habitait sa cible n'avait rien de vraiment particulièrement luxueuse. La chaussée était étroite, les volets avaient connus des jours meilleurs et la propreté des trottoirs laissait franchement à désirer. Le boulevard qu'on entrevoyait au loin semblait nettement plus engageant, peut-être parce que le soleil venait flatter la façade d'un immeuble crème. Pourtant il se dégageait des lieux une atmosphère particulière, sans doute due à l'architecture des bâtiments. D'une certaine façon, Mike comprenait ce qu'Émilie pouvait trouver d'unique à cette ville... Même si lui même aurait détesté y vivre.
L'agent s'approcha de la porte de l'immeuble numéro 5, facilement identifiable grâce aux photos prises lors de la reconnaissance effectué par les hommes du MI6. Plutôt que de sonner, il préféra appeler directement Thomas. Ce dernier décrocha presque immédiatement.
-Salut! Je suis en bas de chez toi, annonça Mike. Enfin... J'espère!
-Ok, je descends t'ouvrir, on va bien voir...
L'agent n'eut pas longtemps à patienter; moins d'une minute plus tard, la porte de l'immeuble s'ouvrait sur un visage familier.
-Salut, lança Thomas, légèrement hésitant.
Mike lui sourit avant de répondre.
-Salut, comment ça va? demanda-t-il dans une formulation typiquement britannique.
L'autre serra maladroitement la main qu'il lui tendait. Il ne semblait pas familier de cette façon de se saluer.
-Bah ça va ça va, répondit-il. Vas-y, entre!
Tout en suivant son hôte dans l'immeuble, l'agent l'observa à la dérobée. Jusqu'ici il n'avait eu que de rares photos pour se faire une idée de sa cible, ainsi que le son de sa voix. Le voir en chair et en os après des semaines de préparation avait quelque chose d'étrange, presque dérangeant.
Bien que Thomas ait quelques mois de plus que lui, Mike le dépassait de cinq bons centimètres, ce qui n'avait rien d'étonnant vu qu'il était plutôt grand pour son âge. Son visage était tel qu'il l'imaginait d'après les photos: des traits doux, avec des rondeurs presque enfantines contredites par un duvet naissant au dessus de ses lèvres. Ses cheveux noirs lui tombaient jusqu'aux épaules, et il portait des vêtements sombres, sans qu'on puisse non plus lui attribuer un style défini. Jean et T-Shirt noir à la gloire d'un groupe de musique que Mike ne connaissait que de nom, avec des baskets. Son seul véritable trait remarquable se situait au niveau de ses yeux pailletés à la nuance difficilement définissable, entre le marron et le vert. Plutôt mince, Émilie l'avait plusieurs fois qualifié de "craquant" sur les photos, un mot français dont l'agent n'avait apprit que tardivement le sens.
-Tu as trouvé facilement? s'enquit l'adolescent en attendant l'ascenseur, inconscient de l'examen auquel son ami se livrait.
-Ouais, pas de souci, répondit ce dernier. Merci, c'est vraiment sympa de m'inviter chez toi comme ça!
L'intéressé balaya les remerciements d'un geste de la main.
-T'inquiètes. Plus de net pendant une semaine!? Je pouvais pas te laisser subir ça sans rien faire! Et puis c'est les vacances, pour une fois que j'invite un pote, mon frangin va pas râler...
-Sûr? Je vais pas déranger?
-T'inquiètes je te dis.
Les portes de l'ascenseur coulissèrent, et les deux garçons montèrent à bord. Mike savait parfaitement quel étage ils se rendaient, mais seul un agent débutant ou franchement tête en l'air aurait commis l'erreur d'appuyer sur le bouton à la place de son hôte. Il attendit donc patiemment que ce dernier sélectionne le numéro 4.
Les Gaudry vivaient à deux dans un appartement de cinq pièces, un luxe dans un quartier où l'espace coûtait très cher. Les services techniques de CHERUB s'en étaient procurés le plan, mais Mike ignorait à quoi ressemblaient exactement l'intérieur. Sans doute deux chambres, un bureau, un salon et une cuisine, sans compter les sanitaires. Mais contrairement à ce qu'on aurait put attendre d'un grand logement occupé par deux jeunes gens, l'appartement semblait propre et bien rangé. Tandis qu'il retirait ses chaussures, l'agent put constater la propreté parfaite du carrelage et l'absence de poussière sur les étagères.
Femme de ménage? pensa-t-il.
-Viens, on va se caler dans ma chambre, proposa aussitôt Thomas.
-Je ne devrais pas aller dire bonjour à ton frère? demanda Mike.
-Nan, il bosse. Vaut mieux pas le déranger, on le verra plus tard. Tu viens?
L'agent acquiesça. Cela n'avait rien d'étonnant que Thomas ait fait de l'informatique sa passion; Anthony, son demi-frère qui lui tenait aussi lieu de tuteur gagnait très bien sa vie en tant qu'ingénieur en cyber-sécurité, et son père avait aussi exercé une profession en rapport avec ce domaine. Un travail très bien payé... En rapport avec des banques. Ce qui ramenait à Rouge 17 et à l'opération Midas. Dès que possible, Mike s'était promis d'en apprendre plus au sujet de la famille Gaudry, mais ce n'était pas exactement le genre de sujet facile à amener avec un orphelin.
La chambre de Thomas était plus proche de l'atelier de Terry Campdell, le directeur des services techniques de CHERUB, que de l'antre d'un adolescent. Du matériel informatique s'étalait sur toute la surface d'un long bureau, et un peu partout dans la pièce. Mike identifia pêle-mêle deux ordinateurs, trois écrans, une PS3 et ce qui ressemblait furieusement à un robot de la NASA. Le reste de la chambre était anormalement bien rangé, sans doute en prévision de sa venue puisque certaines affaires traînaient encore, à moitiés repoussées sous le lit.
-J'ai apporté à boire et quelques trucs à bouffer. Glados junior je présume? lança Mike en désignant le robot.
Le maître des lieux acquiesça fièrement. Baptisé du nom d'un personnage de jeu vidéo célèbre, l'appareil était le chantier de Thomas depuis la quatrième. Il en avait lui même monté chaque pièce et programmait l'engin pour toujours plus d'activités. D'après Jason, c'était un boulot franchement impressionnant.
-Lui-même. Mais je bosse sur un autre projet en ce moment...
-Ah? lâcha l'agent, qui n'avait pas l'intention de laisser passer l'occasion. Quel genre?
-Oh, c'est un peu compliqué à expliquer. Un algorithme pour améliorer le rendement d'une boite... Tiens pose ton sac. Une partie de Killzone ça te tente?
Mike s'exécuta mais ne lâcha pas le morceau, certain de tenir une piste.
-Carrément ouais! Donc en fait tu bosses pour une boite toi?
-En gros ouais.
Malheureusement l'adolescent semblait soudain renfrogné, et son ami décida de ne pas plus insister pour le moment.
-On se met dans la même équipe ou l'un contre l'autre? demanda-t-il joyeusement en s'emparant d'une manette.
-T'es vraiment suicidaire au point de vouloir m'affronter?
L'agent fit craquer ses doigts.
-Prépare toi à souffrir!
Tandis que la console chargeait, Mike lança un regard vers les ordinateurs installés par Thomas. Dans son sac il avait tout ce qui lui fallait pour les placer sous surveillance... Mais il lui faudrait du temps seul. Peut-être pendant la douche de Thomas. Il allait falloir être prudent.
-Oh merde, lâcha-t-il soudain en dégainant son portable. J'ai failli oublier de prévenir ma tante.
Il tapa rapidement son code PIN pour accéder au téléphone "normal". Un autre mot de passe permettait d'accéder au contenu crypté réservé aux agents de CHERUB, une précaution indispensable en mission pour éviter que les questions gênantes si quelqu'un examinait l'appareil...
Je suis bien arrivé chez Thomas. Tout va bien, écrivit Mike avant d'envoyer le message.
Il jeta un nouveau coup d'œil vers l'intéressé puis vers les ordinateurs, avant de se concentrer sur l'écran de la playstation. Oui tout allait bien, pour le moment...
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