23. Le coup de grâce


Dix jours après le début du programme d'entraînement initial, les premiers signes d'usure commençaient à se faire sentir chez les jeunes recrues. Les instructeurs Speaks et Pike quand à eux semblaient infatigables, faisant pleuvoir les sanctions et les exercices sans pitié ni interruption, de jour comme de nuit.


Mais le moment que Samuel détestait le plus de la journée était les trois heures quotidiennes de combat rapproché, où il devait souvent affronter son binôme. Sa petite taille le désavantageait face à Nathaniel, même si pour être tout à fait franc, c'est surtout son inexpérience qui le pénalisait. Son adversaire maîtrisait bien mieux les sports de combat que lui, et se faire écraser à la chaîne était démoralisant, même s'il résistait de mieux en mieux. Sans extincteur, leurs duels étaient déséquilibrés.


Vêtus de l'uniforme réglementaire et dotés de gans rembourrés laissant libres les doigts, de casques matelassés ainsi que de protège-dents, les recrues passaient heureusement la majeure partie du temps à répéter encore et encore des gestes et des postures. Éparpillés sur une large zone dégagée derrière le cube en béton où ils vivaient, les adolescents devaient s'exercer quelque soit le temps. Une herbe sèche poussait par endroit, mais le sol était surtout constitué de poussière, et le paysage morne fermé par les clôtures du camps d'entraînement achevait de rendre les lieux hostiles.


-Frappe plus haut, grogna Nathaniel, qui tenait une sorte de bouclier en mousse destiné à encaisser les coups à sa place, le bag.


Pour la vingtième fois en quelques minutes, Samuel exécuta un coup de pied circulaire, percutant la protection de son coéquipier avec son tibia et le haut de son pied. L'accessoire émit un son mat et se déforma sous l'impact avant de reprendre aussitôt sa forme d'origine. Cette fois, le garçon avait réussi à frapper à hauteur des côtes, un point sensible et douloureux.


-Pas mal, admit Nathaniel, qui n'avait pourtant pas bougé d'un millimètre.


Son partenaire le remercia d'un signe de tête. Il avait le front trempé de sueur et respirait bruyamment à cause de l'effort et de la chaleur. Le soleil généreux de cette année était plutôt un allié, leur évitant de patauger dans la boue, mais la température était assurément un ennemi. Sa bouche avait un goût de poussière.

En dix jours, son apparence de petit garçon avait beaucoup changée: ses joues s'étaient creusées et avaient perdu leurs rondeurs enfantines, tandis que sa musculature s'était renforcée et développée. Quand à ses cheveux blonds bouclés, ils étaient sales et emmêlés. L'entraînement dispensé par CHERUB était efficace, mais épuisant pour le corps et l'esprit, ne laissant presque pas de temps mort. D'ailleurs...


Sam jeta un regard en coin à Monsieur Speaks, qui surveillait l'exercice. Constatant que l'instructeur était concentré sur Max et Carl, il s'accorda quelques secondes supplémentaires pour souffler. Un jeu dangereux, mais nécessaire: Kate s'était endormie pendant le cours du matin, et Monsieur Pike les avaient obligés à recommencer trois fois le parcours de combat pour les "réveiller". Ils avaient ensuite enchaîné directement sur le corps à corps, sans déjeuner.


-Posez les bags et rassemblez vous! aboya soudain l'instructeur en chef.


Les recrues s'exécutèrent aussitôt. Les premiers jours, chaque rassemblement donnait lieu à un petit chaos, le temps que chacun trouve sa place. Puis les instructeurs avaient réveillé les adolescents à deux heures du matin et fait répéter encore et encore la manœuvre jusqu'à la trouver assez rapide. Depuis les jeunes gens se rassemblaient le plus vite possible de peur d'avoir à revivre cette pénible expérience. Ils ne dormaient pas assez pour pouvoir se le permettre...


-Vous êtes mous, accusa Monsieur Speaks sans préambule. Franchement, une mamie sous sédatif se battrait mieux que vous! Vous avez faim c'est ça!?


Personne ne se risqua à répondre, et il balaya les adolescents du regard, l'air exaspéré.


-Moi aussi j'ai la dalle, parce à cause de vous je n'ai pas eu le temps de manger! Alors je vous conseille de mettre un peu de cœur à l'ouvrage si vous ne voulez pas vraiment me mettre en rogne... C'est clair!?

-Oui monsieur! répondirent en cœur les recrues

-Formez un cercle!


L'opération ne dura quelques secondes. Une fois en place, Sam observa ses camarades; tout le monde semblait fatigué et à cran.


-Dix, tu vas au centre, ordonna Speaks, resté légèrement en retrait. Quand j'appellerais votre numéro, vous rentrerez dans le cercle et vous affronterez celui qui s'y trouve jusqu'à ce que j'ordonne de retourner dans le rang. Si un combattant recule à la limite du cercle, poussez le. Poings et pieds uniquement, pas de prises. Huit tu t'y colles!


Nathaniel fit un pas en avant et leva les mains au niveau de son visage. Dean, le numéro dix, s'était déjà mis en place. Les recrues s'affrontaient rarement en dehors de leurs binômes respectifs, mais le garçon était un des plus âgé et montrait de redoutables dispositions pour tout ce qui concernait le combat. Sa garde était plus haute que celle enseignée par madame Ko au dojo, signe qu'il préférait la boxe au karaté.

Voyant son adversaire hésiter, Dean s'avança le premier. Nathaniel tenta de le repousser d'un coup de pied, mais l'adolescent pivota d'un petit bond et saisit sa cheville. En équilibre sur une jambe, le malheureux ne pouvait plus rien faire, et son opposant en profita pour lui asséner une manchette en plein plexus, avant de faucher son unique appui. Son adversaire s'effondra lourdement sur le sol tandis qu'il reculait pour se remettre en position. L'affrontement n'avait pas duré dix secondes...


-Ridicule, lâcha Speaks, dédaigneux. Debout et retourne-y!


Nathaniel s'exécuta et échangea quelques coups avec son adversaire, mais il ne faisait clairement pas le poids. L'instructeur laissa le combat durer une vingtaine de secondes, puis il fit remplacer le malheureux par Max, un garçon cette fois du même âge que le boxeur.


-Ça va? demanda Sam une fois son binôme retourné dans l'extérieur du cercle.

-Chuis vivant, répondit l'intéressé en massant sa mâchoire endolorie. Mais il cogne dur...

-Il retient ses coups plutôt, l'informa Will, la jeune fille aux cheveux roux qui faisait équipe avec Dean, un petit sourire narquois aux lèvres. Crois moi, il tape juste assez fort pour que Speaks nous fiche la paix.


Agacé, Nathaniel ne répondit rien, mais il digérait manifestement mal sa défaite. Toutefois Sam ne s'inquiétait pas: son égo s'en remettrait vite...


Les affrontements s'enchaînèrent pendant quelques minutes. L'instructeur en chef faisait combattre la recrue au centre du cercle contre plusieurs adversaires successifs avant de faire tourner, mais Sam ne fut pas immédiatement sélectionné. À moitié soulagé de ce répit, il appréhendait tout de même le moment où ce serait son tour de combattre.


-Sept! aboya soudain Speaks


Le garçon s'avança dans le cercle. Il avait de la chance; son adversaire n'était autre que Kate, une fille plus âgée mais plutôt menue, déjà éprouvée par un affrontement contre Carl. Sans doute le seul adversaire "à sa taille" du groupe...

Essoufflée, la jeune fille ne semblait pas vouloir prendre l'initiative, et Samuel en profita pour attaquer de front. Quelques semaines plus tôt, il aurait sans doute hésité à frapper une fille; mais plusieurs raclées humiliantes infligées par des demoiselles au dojo l'avaient vite fait oublier ses scrupules.

Kate dévia son premier coup de poing sans difficulté grâce à sa garde, et tenta de riposter par un direct au visage. Mais sa contre-attaque manquait d'énergie, et Sam n'eut qu'à se bouger très légèrement en penchant sa tête de côté pour l'éviter. Profitant de l'ouverture qu'elle lui offrait, il frappa la jeune fille d'un uppercut au menton.

Sonnée par l'impact, son adversaire tituba en arrière pour se mettre hors de portée mais un de ses camarades la repoussa vers l'intérieur du cercle.

Voyant là une nouvelle occasion d'attaquer, Sam s'avança. Mais au lieu de se défendre, Kate baissa la tête derrière sa garde, prête à encaisser. Son adversaire hésita une fraction de seconde à continuer, mais la fatigue et l'excitation du combat prirent le dessus. Exécutant le mouvement qu'il avait répété un peu plus tôt, il pivota en frappant l'adolescente d'un coup de pied circulaire presque parfait, en plein dans les côtes. L'impact arracha un cri de douleur à la jeune fille qui tomba au sol.


Sam resta en garde, attendant qu'elle se relève, mais elle resta recroquevillée dans la poussière.


-Debout! exigea Monsieur Speaks.

-Non, lâcha Kate sans bouger. J'en assez...


Son adversaire baissa les bras, atterrée. Elle pleurait... Aussitôt, il regretta d'avoir frappé aussi fort, mais le mal était fait.


-Tu crois que dans un vrai combat il suffit de pleurnicher pour que tout s'arrête? railla l'instructeur en chef.

-M'en fout, sanglota Kate. J'en ai assez.


Linda essaya de s'approcher de sa coéquipière, mais elle la repoussa.


-Personne n'a dit que ce serait facile, et personne ne t'oblige à être là, lança durement Monsieur Speaks. Alors si tu veux devenir un agent, lève toi et remets toi en garde. Sinon tu n'as rien à faire ici.


Plusieurs secondes s'écoulèrent dans un silence de mort, puis Kate se remit lentement debout. Elle essuya grossièrement ses larmes en laissant une marque de poussière sur son visage. Mais au lieu de faire face à Sam, c'est vers Linda qu'elle se tourna.


-Je suis désolé, lâcha-t-elle sans oser croiser son regard. C'est... C'est juste trop pour moi.


Sans rien ajouter, elle tourna les talons, passa entre les recrues et se dirigea d'un pas traînant vers l'entrée du camp d'entraînement. Tous ses camarades la suivirent des yeux, en silence. Samuel avait du mal à réaliser ce qui se passait et agissait mécaniquement, par réflexe.


-Rassemblez vous, ordonna Speaks, plus doucement qu'à son habitude.


Il y eut quelques secondes de flottement avant que les recrues ne s'exécutent. L'instructeur les balaya tous du regard, l'air déterminé.


-Je vous l'ai annoncé dès le premier jour, ce programme n'a qu'une raison d'être: faire de vous des agents opérationnels. Peut-être trouvez vous mes méthodes brutales, ou injustes, mais elles servent cet unique objectif. Si vous n'êtes pas en mesure de supporter l'entraînement, il n'y a aucune honte à abandonner. C'est que vous n'étiez pas prêts à être des agents. C'est dur...


L'instructeur avait conclu son petit discours par le début de la devise officieuse de l'organisation, serinée durant presque chaque exercice, chaque footing épuisant, chaque épreuve, comme pour y puiser de la force. Pourtant au lieu de la suite attendue, seul un silence de mort répondit.

Ce fut Linda qui le rompit la première.


-Mais les agents de CHERUB sont encore plus durs, articula-t-elle doucement.


La fatigue et le découragement se lisaient sur les visages des adolescents. Pourtant dans les yeux de certains, une petite flamme s'était rallumée. Samuel releva la tête. Speaks avait raison: le programme et ses épreuves était ce qui ferait d'eux des agents. Ils devaient y faire face, quelques soient les difficultés...

Mais alors qu'il allait reprendre la devise avec les autres, la culpabilité du départ de Kate l'écrasa à nouveau, et il resta silencieux.


-Mais les agents de CHERUB sont encore plus durs! reprirent les recrues avec plus de conviction.


Satisfait, Monsieur Speaks hocha la tête.


-Allez vous doucher. Repas dans trente minutes! Linda, tu rejoints le binôme de Dean et Will.


Les jeunes gens allaient se disperser pour retourner au dortoir, mais la voix de l'adolescente les figea sur place.


-Vous plaisantez!? lâcha-t-elle, criant presque.

-Un problème? demanda froidement Speaks.

-Oui Monsieur. Et je crois que vous savez exactement lequel.


L'instructeur eut une moue méprisante. Tous les yeux étaient fixés sur la jeune fille, qui osait défier frontalement l'instructeur. Sam frissonna, imaginant la sanction qui allait punir son insolence...

Mais à sa grande surprise, ce dernier justifia calmement sa décision.


-Bien sûr que je sais. Et depuis le début de ce programme vous vous regardez en chien de faïence tous les trois. J'en ai assez. Donc vous allez apprendre à travailler ensembles, comme une équipe.

-C'est... commença Linda.

-Tu préfères peut-être continuer le programme toute seule? la coupa sèchement l'instructeur.

-Oui, répondit fermement l'adolescente.


Cette décision sembla déstabiliser Monsieur Speaks, chose qui n'était jusque là jamais arrivé. Il semblait, indécis, comme s'il n'avait pas prévu qu'elle puisse accepter sa proposition...

Mais il se reprit rapidement, haussant les épaules.


-C'est ton choix, mais n'espère aucun traitement de faveur; tu en baveras pour deux! promit-il avant de consulter sa montre. Le spectacle est fini, bougez vous d'aller prendre vos douches, il ne vous reste que vingt-six minutes!


Les recrues s'ébranlèrent rapidement vers le dortoir, secoués par tout ce qui venait de se passer. Monsieur Pike se trouvait sur le seuil, et les observa entrer avec un visage fermé, avant de rejoindre son collègue.


Une fois les instructeurs hors de vue, Will marcha d'un pas décidé vers Linda, sous l'œil curieux de pratiquement toutes les autres recrues présentes.


-À quoi tu joues? demanda-t-elle sèchement. Allez vient, on va voir Speaks pour lui dire que t'as changé d'avis.


Sam échangea un rapide regard avec Nathaniel, mais ce dernier haussa les épaules et s'assit sur son lit pour enlever ses rangers. Il ignorait ce qui avait put se passer entre ses camarades, mais il avait peur que ça n'explose, ici et maintenant. Par sa faute...


-Fiche moi la paix, répondit Linda d'un ton coupant, refusant la perche que l'adolescente lui tendait.

-Bordel, t'as pas compris que toute seule tu vas droit dans le mur!? Pike et Speaks vont pas te lâcher!


L'intéressée haussa les épaules et se tourna vers son lit, ce qui sembla mettre Will hors d'elle. Elle attrapa brusquement la jeune fille par son col de T-Shirt, la forçant à lui faire face. Sam et plusieurs autres se précipitèrent pour séparer les deux rouquines alors que Linda lui saisissait le poignet.


-Mais tu crois quoi?! cracha Will. Que te la jouer martyr va changer quoi que ce soit à ce qui s'est passé? Tu as merdé alors assume au lieu de...


Dean s'était lui aussi approché et saisit sa coéquipière par les épaules. Il la fit reculer d'un geste ferme, mais sans contrainte.


-Sa décision, sa merde, lâcha-t-il en fusillant Linda du regard. Laisse tomber.


Le binôme s'éloigna, et voyant que l'altercation était terminée, les autres recrues reprirent leurs activités. Sam hésita à les imiter, mais Linda ne bougeait pas, fixant le sol, mâchoire serrées à se les briser. Il baissa la tête.


-Je suis désolé... articula-t-il finalement.


Le garçon avait l'impression de nager en plein cauchemar. Kate semblait avoir du mal à tenir la cadence des derniers jours, mais c'était lui qui avait donné le coup de grâce. Il avait frappé bien plus fort que nécessaire, peut-être à cause de la frustration d'être toujours écrasé par Nathaniel, peut-être par réflexe ou juste par fatigue. Si elle était partie, c'était à cause de lui, et tout ce qui s'était passé ensuite était donc aussi de sa faute...

Mais à sa grande surprise, Linda secoua simplement la tête. Une unique larme roula sur sa joue.


-Tu n'as pas à être désolé... C'est ma faute.

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