22. Voir Paris
Accoudé à la fenêtre du train, Mike observait le paysage qui défilait de l'autre côté de la vitre. Les champs succédaient aux îlots de verdure, avec parfois des lignes haute tension ou des éoliennes plantées au milieu du décors baigné de soleil. Bien qu'ils ne soient plus très loin de Paris, il n'y avait toujours aucun autre bâtiment visible que des fermes ou des maison isolées.
Lassé par ce spectacle répétitif, l'agent se détourna de la fenêtre pour observer ses coéquipiers. Les services techniques de CHERUB leurs avaient réservé des places dans un "carré famille", quatre sièges disposés autour d'une petite table à l'entrée du wagon.
Sarah et Jason avaient laissé les deux jeunes agents s'installer aux fenêtres, occupés par leurs écrans respectifs. La contrôleuse de mission avait le nez rivé sur son smartphone, alors que son collègue pianotait sur son ordinateur portable, concentré à l'extrême, rajustant régulièrement ses lunettes ou recoiffant mécaniquement ses cheveux blonds, des tics que Mike avait déjà remarqué tandis qu'ils préparaient la mission.
L'adolescent avait déjà travaillé avec le MI5 ou la police, mais c'était la première fois qu'il rencontrait un agent GCHQ. Officiellement, l'organisation se contentait d'intercepter et d'analyser les renseignements électroniques: mails, appels, textos et même ondes radios... Mais Jason était la preuve vivante que leurs employés pouvaient aussi parfois aller sur le terrain. CHERUB l'avait intégré à leur équipe à cause de sa formation d'ingénieur en informatique, mais il servait aussi d'officier de liaison avec le GCHQ. Après tout, les renseignements qui avaient permis la mise en place de la mission venaient d'eux... Les tenir informait était la moindre des politesses entre services.
Jason avait troqué son costume cravate pour une simple chemise bleu ciel et un pantalon noir, mais il ressemblait toujours plus à un cadre d'entreprise coincé qu'à un agent de terrain. Pourtant Mike avait finalement décidé qu'il l'aimait bien; il s'adressait à Émilie et lui comme à des adultes, et écoutait leur avis avec attention. Une marque de respect appréciable...
L'agent reporta son attention sur Sarah, la contrôleuse de mission chargée de les encadrer et qui commandait leur équipe. Ancien agent de CHERUB, elle abordait sereinement la trentaine. C'était une jolie femme, avec de longs cheveux bruns assortis à ses yeux. Un sourire se dessina sur ses lèvres alors qu'elle déchiffrait un énième texto. Poussé par la curiosité, Mike se redressa discrètement pour essayer de lire de quoi il était question. Elle écrivait en français ce qui lui réclama un petit supplément de concentration pour comprendre finalement de quoi il était question: elle flirtait avec un dénommé Julien.
Franchement gêné, l'adolescent détourna rapidement le regard. Ses yeux tombèrent sur Émilie, assise en face de lui. Elle l'avait choisi pour approcher leur cible via un jeu vidéo, ce qui n'avait rien de foncièrement étonnant vu qu'ils se connaissaient depuis le programme d'entraînement initial. Ses écouteurs vissés dans les oreilles, l'adolescente observait le paysage en souriant sans arrêt depuis qu'ils avaient franchis le poste de douane aménagé sur le quai de l'Eurostar. Voir Paris était son rêve depuis des années...
À nouveau gagné par l'ennui, Mike consulta sa montre. Encore quinze bonnes minutes d'ici l'heure d'arrivée prévue, s'il n'y avait aucun retard. Ils voyageaient déjà depuis près de dix heures, et même s'ils n'étaient pas partis très tôt du campus, il se sentait profondément fatigué. Alors qu'il se faisait cette réflexion il fut prit d'un bâillement incontrôlable, et il se frotta les yeux.
-Mal dormi? lança Émilie d'un ton compatissant en enlevant un de ses écouteurs.
-J'ai bossé tard hier pour débloquer l'accès à Hoth, une des zones avancées du jeu, expliqua Mike avant de bailler à nouveau. D'après ses stats, Thomas doit traîner sur la planète. Je l'aurais bientôt rattrapé... Il progresse vite mais les cours doivent réduire pas mal son temps de jeu. À peine deux ou trois heures par jour.
-À peine, releva la jeune fille avec amusement. Toutes ses soirées quoi.
Son camarade haussa les épaules. Lui même n'était pas très loin de ce temps de jeu sur le campus, quand les cours et l'entraînement ne l'en privait pas.
-De ce qu'on en sait, il n'a pas beaucoup d'autres activités extra-scolaires.
-À part ses petits complots avec Rouge 17 tu veux dire? ironisa son interlocutrice.
La remarque aurait put sonner comme un reproche, mais Mike connaissait trop bien sa coéquipière pour le voir autrement que comme une taquinerie. Il lui rendit son sourire gagné, par sa bonne humeur.
Elle avait tout de même raison: Thomas Gaudry n'était pas seulement un orphelin de quinze ans passionné de jeux vidéos; il travaillait avec une organisation criminelle du nom de Rouge 17, qui planifiait une attaque informatique de grande ampleur contre les banques britanniques. Son degré d'implication dans l'Opération Midas était encore à déterminer, mais les agents de CHERUB étaient mieux placés que personne pour savoir qu'il ne fallait jamais sous-estimer les adolescents.
-Mesdames et Messieurs, notre train Eurostar arrivera dans quelques minutes en gare de Paris-Nord, annonça en français une voix masculine retransmise par les multiples hauts-parleurs du wagon. Avant de descendre, assurez vous de ne rien oublier à votre place.
Le chef de train répéta ensuite le message en anglais, mais Mike avait parfaitement compris la première annonce grâce à la mise à niveau intensive dans la langue de Molière qu'il avait suivie ces dernières semaines, en prévision de la mission. Il jeta un nouveau coup d'œil à travers la vitre. Le paysage était toujours rural, mais plusieurs autres voies encadraient désormais le train. Ils se rapprochaient, mais il devait leur rester encore une bonne douzaine de minutes avant d'arriver.
Malgré ça plusieurs personnes, commençaient déjà à remballer leurs affaires. La plupart des passagers, dont les quatre agents secrets, ne bougèrent pas.
-J'ai trop hâte d'arriver! lança soudain Émilie, un grand sourire sur les lèvres.
Mike sourit devant l'enthousiasme enfantin de son amie, d'autant qu'on avait rarement l'occasion de la voir ainsi. Elle était plutôt mâture et n'hésitait pas à le montrer, parfois trop. Mais la perspective d'habiter et de visiter la ville lumière avait gonflé son moral à bloc, faisant voler en éclat sa muraille de sérieux; le matin même elle était venu frapper à la porte de son coéquipier trente bonnes minutes avant l'heure du départ pour s'assurer qu'il s'était réveillé à temps.
Pour ses collègues il s'agissait d'une mission comme une autre, mais elle réalisait un rêve d'enfant: voir Paris. Sans doute un besoin de revenir à ses origines. Après tout, l'adolescente était à moitié française...
Pensif, l'agent jeta un coup d'œil à son reflet dans la vitre et passa une main dans ses cheveux, fraichement coupés. Il n'avait pratiquement pas changé de coiffure depuis le programme d'entraînement initial: onze millimètres à la tondeuse. Ses amis se moquaient régulièrement de sa coupe sans imagination, mais Mike ne faisait pas particulièrement attention à son look. De toute façon, il était persuadé d'avoir un physique banal, ce qui tombait bien pour un agent secret. Des yeux noisettes, des cheveux bruns, une taille moyenne avec une corpulence plutôt mince... Seule la petite cicatrice sur sa lèvre inférieure donnait une touche originale à son visage.
-Tu n'écoutes pas de musique? demanda soudain Émilie, interrompant ses réflexions.
Mike haussa les épaules.
-Plus de batterie depuis une heure, répondit-il. J'ai oublié de recharger mon Ipod hier...
-Tiens, prends un des miens, proposa-t-elle aussitôt en lui tendant un écouteur.
L'agent hésita une seconde puis se pencha en avant et récupéra l'objet. Sa coéquipière pianota sur son appareil pour changer de morceau.
-Linkin Park? proposa-t-elle.
-Parfait.
Tandis que la musique démarrait, Émilie s'abima à nouveau dans la contemplation du paysage. Mike l'imita, remarquant que les champs avaient laissé place à des murs de béton, des clôtures et des immeubles. Ils approchaient de la ville.
Il observa également sa coéquipière à la dérobée. Émilie avait abandonné la queue de cheval qu'elle portait sur le campus, laissant ses cheveux noirs retomber librement sur ses épaules. Contrairement à son camarade, qui était simplement vêtu d'un jean et d'un T-Shirt à manches longues gris sans logo, elle avait manifestement choisie sa tenue avec soin: un chemisier blanc, une veste bleu marine et une jupe assortie. L'agent remarqua aussi que, contrairement à son habitude, elle portait un petit bracelet tressé et une chaîne argentée au niveau de la taille. Un autre signe -s'il en fallait un de plus- que c'était un jour important pour elle.
Elle avait un joli visage, avec des traits réguliers mis en valeur par une légère touche de maquillage, mais on retenait surtout ses yeux verts, une couleur plutôt rare. Forcé de se pencher légèrement en avant à cause de la longueur du câble de l'écouteur, Mike pouvait même voir les nuances de son iris, parsemé de minuscules tâches plus claires.
Troublé de cette proximité, l'agent se concentra à nouveau sur le paysage. L'adolescente le perturbait plus qu'il ne l'aurait voulu. Il aimait avoir le contrôle des événements, mais avec elle, il nageait dans le brouillard. Parfois il avait l'impression qu'il l'intéressait, mais il avait trop de mal à comprendre les filles pour le confirmer. Agaçant.
Sans compter que sa coéquipière était aussi l'ex copine de son meilleur ami, Peter Ward, lequel était loin d'avoir fait une croix sur elle. La relation entre eux semblait s'être améliorée peu avant le départ pour Paris, et en aucun cas Mike ne pouvait se permettre de flirter avec elle en ce moment, ce serait une véritable trahison.
D'un autre côté, il connaissait la jeune fille depuis longtemps, et le travail sur la mission les avaient encore rapprochés. Il ne pouvait pas nier non plus qu'il prenait plaisir à la compagnie d'Émilie, mais où se situait exactement la limite entre l'amitié et... Quelque chose de plus ambiguë?
Cette situation épineuse l'agaçait, et il avait peur qu'elle affecte son travail. Sa mission, la première d'importance depuis longtemps. Il devait rester concentré... Ce qui s'avérait assez ardu quand Émilie se trouvait aussi près de son visage.
Le train commença soudainement à freiner, le tirant de ses réflexions. À côté de lui Sarah rangea son portable, alors que Jason repliait son ordinateur. Mike rendit son écouteur à sa coéquipière.
-Merci, lâcha-t-il sans savoir s'il était soulagé ou déçu de s'éloigner à nouveau de sa coéquipière.
Heureusement cette dernière ne remarqua pas son trouble, trop occupée à enregistrer chaque seconde passée dans la ville de ses rêves. Quand aux adultes, ils s'avançaient déjà vers le porte bagage placé à l'entrée du wagon.
-Vous venez? lança Sarah. Les valises ne vont pas se descendre toutes seules!
Quelques minutes plus tard, la petite troupe se frayait un passage au milieu de la foule qui se pressait dans la gare du Nord. Émilie souriait jusqu'aux oreilles, observant le plafond loin au dessus de leur tête et les arches vitrées qui entouraient le quai, pourtant assez semblables à celles de l'architecture londonienne.
Mike quand à lui avait surtout remarqué un groupe de trois soldats équipés avec fusils d'assaut et gilets pare-balles qui déambulaient entre les passants. Vu le nombre de policiers en uniforme un peu partout dans la gare, un tel déploiement de force semblait superflu. Il accéléra le pas pour se retrouver au niveau de Sarah.
-C'est normal ces soldats? Tu penses qu'il se passe quelque chose? demanda-t-il, tendu.
-Non, n'y fait pas attention, répondit-elle distraitement. Les français font patrouiller des militaires en permanence dans les gares, les aéroports et les lieux publics à cause des attentats. Ils appellent ça le plan Vigipirate.
-Drôle de nom, commenta Mike, enregistrant l'information.
Tout en continuant à avancer, l'agent jeta un regard intéressé vers un restaurant aménagé dans le hall de la gare. Il commençait à avoir faim, comme toujours, mais il avait surtout hâte de pouvoir se reposer dans l'appartement loué et aménagé pour eux par l'antenne locale du MI6.
L'équipe quitta rapidement la gare et embarqua dans un taxi. Ils étaient serrés à trois sur la banquette arrière, mais Sarah avait fermement refusé qu'ils prennent le métro, malgré l'air suppliant d'Émilie. Trop de gens et trop de sacs à transporter avait-elle décrété, sans compter que l'appartement était plutôt proche.
La contrôleuse de mission monta à l'avant et ne tarda pas à protester auprès du chauffeur, qu'elle accusa de vouloir faire des détours inutiles. L'homme nia, mais sans grande conviction, et exécuta les changements demandé d'un air morose. Une preuve de plus que Sarah connaissait bien la ville et ses habitudes.
À l'arrière, Jason s'était replongé dans son ordinateur portable, alors qu'Émilie avait le nez collé à la vitre, regardant défiler les rues. Coincé entre les deux, Mike bailla. On était en début de soirée mais il faisait bien plus chaud que sur le campus, et il se félicita de ne pas avoir prit de veste.
Le logement fournis par le MI6 était situé dans le IXème arrondissement de Paris, un quartier agréable et proche de l'hyper-centre. Leur immeuble avait une architecture typiquement parisienne très agréable à regarder, avec des façades crèmes, de nombreux étages dotés de larges fenêtres à rambardes et de toits sombres. L'intérieur était agréablement frais, si bien que l'ascension jusqu'au quatrième étage ne fut pas trop pénible malgré les sacs.
-Home Sweet Home, commenta Sarah en pénétrant la première dans l'appartement.
Les britanniques s'empressèrent de faire le tour des lieux. Le studio était agréable et chaleureux, meublé sans véritable luxe mais confortablement. Du parquet couvrait le sol, de grandes fenêtres donnaient sur la rue et il y avait même une cheminée dans le salon. L'unique salle de bain se trouvait dans un couloir qui longeait la salle à manger, de même que les toilettes et les trois chambres.
-Ça change des planques pourries de Brixton, commenta Mike avec un sourire, faisant référence à sa première mission avec Émilie à Londres, contre des trafiquants de drogue.
L'adolescente approuva, puis s'appropria la chambre du fond. Son coéquipier pénétra dans la pièce voisine, la dernière étant réservée à Sarah et Jason, scénario de couverture oblige. Les "couples" de cet âge ne faisaient pas chambre à part...
Mike consulta sa montre. Une fois ses affaires rangées, il allait devoir se mettre au travail. En faisait suffisamment vite, il pourrait sûrement localiser l'avatar de Thomas dès ce soir et entrer en contact avec lui. Et là, enfin, la mission commencerait pour de bon.
Malgré cette perspective, l'agent prit le temps de marcher jusqu'à la fenêtre et l'ouvrit pour respirer l'air du soir. Il resta ainsi, s'imprégnant de la rumeur de la ville. Son nouvel univers pour quelques semaines, quelques mois si tout allait bien.
À quelques kilomètres de là, Thomas devait poursuivre sa routine, sans se douter de ce qui se tramait. Au moins une chose sur laquelle Mike pouvait reprendre le contrôle...
Il s'éloigna de la fenêtre et décida de se mettre au travail sans attendre. Le rangement de ses bagages attendrait. Et puis quand le travail consistait à jouer à l'excellent jeu Star-Wars The Old Republic, pourquoi se priver?
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