10. Devenir sa Légende
Vassili Ulsov était resté pensionnaire de l'orphelinat de Makhatchkala durant trois ans, mais il n'avait fallu que quelques minutes pour que le bâtiment gris ne disparaisse dans la vitre arrière du 4x4. Pour toujours, il l'espérait bien...
La vie là-bas était aussi terne et malheureuse que les murs fissurés, et il ne la regrettait pas un seul instant. Malgré tout ce qu'il ignorait de son avenir sous la tutelle de Monsieur V, rien que l'intérieur confortable du véhicule suffisait à le convaincre qu'il avait fait le bon choix. Il venait d'entrer dans un autre monde, sans doute plus dangereux que celui de l'orphelinat, certes, mais où il aurait une chance d'échapper à la misère et de faire quelque chose de sa vie.
Bien qu'il n'ait que dix ans, Vassili était un garçon très intelligent et il avait soigneusement pesé le pour et le contre avant d'accepter la proposition. Il ignorait encore si "Monsieur V" et ses hommes travaillaient pour la mafia ou le gouvernement, ou même pour les deux à la fois. Mais une chose était sûre: ils avaient des moyens. Pourquoi lui mentir et inventer des histoires d'espionnage compliquées alors qu'ils auraient put simplement l'embarquer sans la moindre explication?
Non. Ils avaient vraiment besoin de lui, et qu'il agisse de son plein gré. Ce qui voulait dire que peut-être pour la première fois dans sa vie, c'était lui qui avait les cartes en main. Il décidait de son destin. Plus que tout autre chose, c'était cet exaltant sentiment qui l'avait poussé à accepter la proposition de Monsieur V. Cela faisait trop longtemps qu'il attendait sa chance.
Tout les deux s'étaient assis à l'arrière, alors que le colosse balafré et le chauffeur étaient à l'avant. Cette hiérarchisation plaisait à Vassili, presque autant que la consistance délicieusement confortable des sièges de vrai cuir. C'était la première fois qu'il goûtait à un tel luxe.
Il regarda un moment le paysage défiler de l'autre côté de la vitre, écoutant distraitement les nouvelles diffusées par la radio. Bien que la voiture soit équipée de matériel dernier cri, la voix du présentateur disparaissait souvent, mangée par les parasites. La faute à une couverture insuffisante de la région par les antennes de radiodiffusion, bien qu'on ne soit qu'à quelques dizaines de kilomètres de la capitale. Au bout d'un passage particulièrement haché à propos d'un club de football moscovite, l'un des passagers finit par couper le son. Vassili en profita pour poser la question qui lui brûlait la langue depuis leur départ.
-Où allons nous?
Monsieur V se détourna de son téléphone, sur lequel il tapait sans interruption depuis qu'ils étaient partis de l'orphelinat.
-Tu peux me demander ça en anglais?
Le garçon acquiesça et s'exécuta sans problème. Lorsqu'elle était encore en vie, sa mère considérait l'apprentissage de cette langue comme sa priorité scolaire absolue. Elle avait toujours voulu qu'il parte travailler à l'étranger, aux États-Unis. Le pays du capitalisme, où l'argent coulait à flots, croyait-elle... Il avait donc eu droit très jeune à des cours particuliers et à des livres étrangers, écrits non pas en cyrillique mais en alphabet romain. Aujourd'hui, son fils espérait qu'elle pouvait le voir du ciel, en train de concrétiser son rêve d'une vie meilleure.
-Tu as un léger accent, commenta son interlocuteur dans un anglais impeccable. Mais rien de difficile à faire disparaitre. Nous allons loin d'ici, à un endroit où on te préparera pour ta mission d'infiltration.
Vassili dut se contenter de cette réponse vague.
Les panneaux routiers indiquaient qu'ils se dirigeait vers Makhatchkala. C'était logique: bien que stratégiquement placé, le Daghestan était un des états les plus reculés de la Fédération de Russie, coincé entre les montagnes du Caucase et la mer Caspienne. La plupart des moyens de transport vers le reste du pays passaient donc par la capitale côtière, la plus grande ville à des centaines de kilomètres alentours.
-Cette préparation consiste en quoi? finit-il par demander, curieux.
Il se demanda si ses questions allaient lui valoir une réprimande, mais Monsieur V croisa les mains devant lui et répondit avec patience.
-Comme je te l'ai expliqué, nous voulons infiltrer une agence d'espionnage étrangère du nom de CHERUB. Cette organisation n'emploie que des jeunes entre dix et dix-sept ans et surveille étroitement son personnel adulte, ce qui fait que j'ai besoin de toi pour obtenir les informations que je veux. Nous allons te créer un faux passé, et t'apprendre à devenir quelqu'un d'autre. Les tests de recrutement seront le premier obstacle que tu devras franchir. Une fois dans la place, il faudra te comporter de façon à ne pas éveiller de soupçons et à gagner la confiance des gens avec qui tu travailleras. Ensuite seulement, une fois au cœur de la machine, tu pourras commencer ta vraie mission. L'infiltration d'un agent double est un jeu de patience, et de prudence. La moindre erreur et...
Il s'arrêta avant de préciser son idée, mais son sourire fit frissonner Vassili. Pas de doute, cette mission serait dangereuse, et Monsieur V aimait cela. Mais plus question de reculer... Il avait une chance de gagner son avenir loin de la misère et il en rêvait depuis trop longtemps pour ne pas prendre quelques risques.
Leur véhicule arriva dans les faubourgs de la ville quelques minutes plus tard. Vassili connaissait certains quartiers de la capitale, mais ne parvint à déterminer où ils se rendaient qu'une fois qu'ils longèrent les grillages entourant l'aéroport.
Des soldats armés surveillaient les accès aux pistes de décollage, mais il suffit de quelques mots échangés avec leur chauffeur pour qu'ils ouvrent la barrière. Manifestement ils étaient attendus.
Le 4x4 roula vers les hangars, et s'arrêta prêt d'un petit avion. Le garçon n'en avait jamais vu, sauf dans des films, sans parler de monter à bord. Mais son baptême de l'air se ferait en jet privé. Cette idée le fit sourire d'une façon incontrôlable.
Monsieur V et le colosse balafré, peut-être son garde du corps, descendirent de la voiture, mais pas le chauffeur. Ils attendirent que Vassili débarque à son tour, et tous trois se dirigèrent vers la passerelle mobile plaquée contre le jet. Un homme en uniforme attendait en haut des marches. Sans doute le pilote. Il serra la main des adultes et ébouriffa les cheveux du garçon avant de le laisser entrer dans la cabine.
-Bienvenue à bord, lança-t-il en russe d'un ton jovial.
L'intérieur de l'avion était bien plus spacieux que le 4x4, et aussi plus luxueux. Quelques heures plus tôt, jamais Vassili n'aurait imaginé approcher le monde qu'il découvrait maintenant. Les sièges à eux seuls devaient coûter plus d'un mois du salaire des employés de l'orphelinat, et chaque passager disposait d'un écran tactile. Une hôtesse souriante leur présenta un minibar généreusement remplis de provisions, avant d'aider le plus jeune des voyageurs à s'installer. Elle lui expliqua rapidement comment utiliser l'écran tactile et lui remit des écouteurs et un coussin. Incertain sur la façon de se comporter, Vassili s'était contenté de la remercier sans toucher à rien avant de coller son nez au hublot.
Le prix des choses qui l'entouraient lui échappait encore, mais le luxe pour lui se résumait à deux choses qu'il n'avait jamais connu: le sentiment de ne manquer de rien et le confort .
Il ne s'écoula pas longtemps avant que l'appareil ne se mette à rouler vers la piste, faisant défiler le paysage sous les yeux du garçon. Le pilote manœuvra entre les différentes routes, véritable labyrinthe, roulant à petite vitesse.
Exécutant un virage parfait, il se plaça face à sa piste et commença à accélérer. Le bruit était très discret et le décollage très fluide, mais Vassili ne put s'empêcher de se raidir sur son siège, un peu effrayé par l'accélération qu'il ressentait dans sa poitrine et par l'inclinaison progressive de l'appareil.
Ses compagnons de voyage, eux, semblaient parfaitement habitués à la manœuvre. Le colosse balafré s'était plongé dans un livre, alors que Monsieur V observait distraitement sa recrue depuis l'autre côté de la cabine.
Fasciné, ce dernier n'arrivait pas à détacher son regard du sol qui s'éloignait. La ville devenait peu à peu une maquette de modèle réduit, et tout son monde devenait visible d'un seul regard.
L'avion continua à prendre de l'altitude et finit par traversa une mer de nuages. Le sol disparu alors, remplacé par une infinité de nuances d'un blanc cotonneux.
C'est ce que doit voir Dieu quand il se penche vers la terre, se dit Vassili en observait l'immensité immobile doucement éclairée par le soleil.
Il resta ainsi fixé durant de longues minutes, et ne décolla le nez du hublot que lorsqu'une sensation familière se manifesta. Il n'avait pas put passer aux toilettes depuis son départ de l'orphelinat, et sa vessie le tiraillait.
En se levant, Vassili remarqua que Monsieur V avait disparu de son siège. Il passait à côté du balafré pour aller se soulager quand ce dernier lui saisit soudain le bras.
-Où tu vas? demanda-t-il sèchement, sans cesser de lire.
-Je dois aller au toilettes, répondit le garçon, intimidé malgré lui par la main énorme posée sur son bras.
Il aurait sans doute put lui arracher, aussi facilement que s'il n'avait été qu'un mannequin de chiffon. Et son visage... Il ressemblait à un masque grotesque qu'on aurait à moitié brûlé.
-Monsieur V téléphone à côté, il ne doit pas être dérangé.
-Je dois vraiment y aller, gémit Vassili. De toute façon il ne téléphone pas dans les toilettes, si?
L'autre ne répondit pas mais braqua ses yeux sur lui, pesant sans doute le pour et le contre. Finalement il le libéra. Impossible d'analyser son expression.
-Fais vite.
Le garçon ne se le fit pas dire deux fois, et alla s'enfermer avec empressement.
Une fois à l'intérieur, tandis qu'il se soulageait, sa curiosité reprit vite le dessus. Le mur qui le séparait de la pièce attenante n'était pas épais, si proche qu'il entendait la voix de Monsieur V. Les bruits de l'avion l'empêchaient de reconnaitre les mots, mais Vassili disposait d'une technique apprise à l'orphelinat: il s'empara du rouleau de papier toilette en carton et plaqua son outil improvisé contre la cloison avant d'y coller son oreille. Tant qu'il n'avait pas tiré la chasse, le balafré n'avait aucun moyen de savoir ce qu'il faisait, et la porte était verrouillée. Il ne risquait rien.
-... Pas posé de problème, disait Monsieur V en anglais. Je crois que cette fois, nous tenons le bon. Il faudra commencer son évaluation dès notre arrivée dans la Vallée.
Vassili écarquilla les yeux. Tenir le bon? Il n'était donc pas le premier infiltré qu'ils recrutaient? Il mémorisa également le nom de l'endroit où ils semblaient se rendre, la Vallée.
-Non Sofia, lâcha finalement l'homme après un long silence, sans doute une remarque de son interlocutrice. Ce garçon doit devenir sa légende. C'est le genre de chose que tout le monde ne peut pas faire.
L'auditeur indiscret fronça franchement les sourcils. Il avait peur d'avoir mal compris. Que voulait-il dire par "devenir sa légende"?
-Tu connais les enjeux. On doit être sûr de lui avant de l'envoyer, poursuivit Monsieur V. C'est exactement pour ça qu'on doit...
Un coup soudain frappé sur la porte des toilettes fit sursauter Vassili, qui fit tomber le rouleau par terre.
-Je t'ai dit de faire vite, gronda le balafré.
Paniqué, le garçon tira la chasse d'eau et rajusta sa tenue.
-J'arrive, lança-t-il à travers la porte.
Quelques secondes plus tard il ressortit, scruté par le regard inquisiteur du colosse. Ce dernier était retourné s'asseoir, mais son livre était posé sur ses genoux et il le fixait le futur infiltré de façon soupçonneuse...
S'efforçant de garder une démarche naturelle, ce dernier retourna à son siège et plongea ses yeux dans la mer de nuage. Il avait prit un risque, mais ce qu'il avait surpris posait plus de question que ça n'apportait de réponse. S'il n'était pas le premier, alors qu'était-il arrivé aux autres "infiltrés"? Qui était cette Sofia? Et que voulait-il dire par devenir sa légende?
Manifestement, ce dernier point était d'une grande importante. C'était même l'objectif que semblait avoir Monsieur V en le recrutant... Vassili se creusa la tête, ressassant ses cours d'anglais à la recherche d'une expression, d'un sens caché. Une légende. Légende... Mais rien ne vint le mot était trop vague. Il aurait fallu...
Se traitant mentalement d'idiot, il pianota sur l'écran tactile. L'hôtesse lui avait bien dit qu'il disposait d'un accès internet.
Une fois sa recherche lancée, il risqua un rapide regard vers le colosse balafré. Il s'était replongé dans son livre, et semblait maintenant ne plus faire attention à lui.
Rassuré, Vassili sélectionna le premier résultat.
Légende (du latin "legenda" qui doit être lue) est un récit d'actions humaines qui sont perçues à la fois par le lecteur et le conteur comme dignes d'être ajoutées à l'histoire de...
Déçu il descendit dans la page en diagonale le reste de la page, quand un petit paragraphe attira soudain son attention.
Légende (espionnage): identité fictive crée pour un agent.
Pensif, Vassili se replongea dans la contemplation des nuages. Tout était bien plus clair maintenant... Il se rappela ce que lui disait Monsieur V dans la voiture.
Son travail serait de s'infiltrer et de gagner la confiance des membres de CHERUB, mais pour ça il faudrait endosser une autre identité, une autre vie. Ne pas seulement jouer un rôle, mais véritablement devenir sa légende. C'est ce qu'on attendait de lui... Il sourit.
L'idée lui plaisait.
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