1. Monsieur V

Situé à l'écart de la ville, l'orphelinat de Makhatchkala était un bâtiment en béton typique de la période soviétique. Des fissures constellaient les murs gris, conséquence du gel et de l'absence d'entretien. Triste et massif, l'établissement était planté au milieu d'un parc qui réussissait l'exploit d'être au moins aussi déprimant, avec ses arbres morts et ses mauvaises herbes. Sans les enfants qui traînaient un peu partout on aurait pu croire l'endroit abandonné.


L'aspect misérable des lieux offrait un contraste saisissant avec le luxueux tout-terrain qui remontait l'allée défoncée menant au parking de l'établissement. La carrosserie peinte en noir semblait neuve, et des vitres teintées isolaient confortablement les occupants du véhicule du reste du monde. Suivi par de nombreuses paires d'yeux curieuses, le 4x4 alla se garer au milieu des voitures du personnel, aussi vétustes que leur lieu de travail.


Le chauffeur descendit le premier, balayant le parking du regard tandis que deux autres hommes sortaient à leur tour du véhicule et se dirigeaient d'un pas décidé vers l'orphelinat.

La jeune femme qui tenait lieu de concierge écarquilla légèrement les yeux en les voyant pénétrer dans le hall. Elle n'était pas la seule à fixer ces visiteurs puisqu'une demi-douzaine de pensionnaires de tous âges observaient la scène.


-Bonjour mademoiselle, lança poliment le plus âgé qui portait un impeccable costume cravate. Pourriez vous nous indiquer où se trouve le bureau du directeur s'il vous plaît?


L'intéressée cligna des yeux, son regard fixé sur l'autre visiteur comme tous les gamins. C'était un vrai colosse, tout en muscles, dont une bonne partie du visage était couvert par une cicatrice rougeâtre parcourue de nervures blanches, comme une toile d'araignée. Ni les yeux bleus ni l'impeccable raie grisonnante de l'homme au costume ne pouvaient rivaliser avec cette vision cauchemardesque.


-Euh... Oui, répondit-elle, comme hypnotisée par le visage ravagé.


Les deux hommes attendirent une généreuse dizaine de secondes avant que leur interlocutrice ne réalise soudain qu'elle ne leur avait pas donné la route à suivre. Ils l'observèrent posément bafouiller des excuses, avant qu'elle ne reprenne un peu de contenance et interpelle un des jeunes spectateurs pour lui ordonner d'accompagner les inconnus chez le directeur.


Comme indifférents à ce qui se passait autour d'eux, les deux hommes emboitèrent le pas à un garçon d'une douzaine d'années, qui semblait partagé entre la curiosité et l'inquiétude que lui causait la proximité du colosse balafré. La venue d'étrangers n'était pas rare, mais ceux-là étaient assez bizarres pour devenir l'attraction du jour des gamins désœuvrés. Au moins il aurait quelque chose à raconter pour frimer un peu...


Le directeur de l'orphelinat avait sa propre secrétaire, une vieille femme acariâtre, que les pensionnaires détestaient. Pourtant quand elle vit les deux visiteurs pénétrer dans son bureau, elle se leva avec empressement.

Elle avait vécu l'époque soviétique et savait reconnaître ceux qui avaient du pouvoir, ou tout du moins les gens dangereux. Et un regard lui suffit pour décider que les hommes devant elle appartenaient à au moins une de ces deux catégories.


-Bonjour, lança le visiteur en costume. J'ai rendez vous avec votre directeur dans...


Il consulta sa montre.


-Dix minutes.


Avant que la secrétaire puisse répondre quoi que ce soit, la porte du bureau mitoyen s'ouvrit sur un petit homme replet et pratiquement chauve. Manifestement le directeur, qui semblait fébrile.


-Bienvenue dans mon modeste établissement, entrez donc messieurs. Je peux vous offrir quelque chose?


Sans attendre de réponse, il se tourna vers le gamin qui accompagnait les visiteurs.


-Ne reste pas planté là toi, va me chercher Ulsov! Et il a intérêt à être prêt ou ça va barder pour vous deux!


La voix du directeur était montée dans les aigus, ressemblant au jappement d'un petit chien. Tandis que le garçon disparaissait en un instant, les deux visiteurs pénétrèrent dans le bureau. L'endroit semblait luxueux comparé au reste du bâtiment, et l'homme qui s'était présenté au téléphone comme "Monsieur V" laissa courir son regard sur la moquette impeccable, les tableaux sans imagination qui ornaient les murs, la grande fenêtre et le bureau ciré sur lequel était posé un ordinateur récent.


-Vous avez fait bon voyage? demanda le directeur tout sourire. Puis-je vous...


L'homme balafré referma la porte et se plaça devant, bras croisés dans le dos comme un militaire. À côté de lui, le fonctionnaire semblait ridiculement petit, et il se tut instinctivement, comme si on l'avait menacé.


-Merci, ce ne sera pas nécessaire, répondit Monsieur V avec un sourire poli mais dénué de la moindre trace de sympathie. Le dossier?


Leur hôte regarda l'un, puis l'autre, avant d'aller vers son bureau, mal à l'aise. Il en tira une chemise brune qu'il tendit à son visiteur.


-Tout est là.


L'homme le remercia d'un hochement de tête et alla se mettre près de la fenêtre pour lire à la lumière. Le silence s'étira durant de longues secondes, avant que le maître des lieux ne finisse par le trouver insupportable.


-J'ai déjà transmis toutes les informations à l'adresse que vous m'aviez communiqué. L'enfant qui vous intéresse est en parfaite condition physique et mentale. Ses tests d'aptitude sont exceptionnels et...


Monsieur V leva la tête de sa lecture, toujours souriant.


-Il n'est pas utile de me faire la conversation. Vous signez les papiers de transfert de l'enfant, je vous paie. Restons en là.


Sans rien ajouter, il se replongea dans le dossier.

Réduit au silence, le directeur repassa derrière son bureau et s'assit, nerveux. Qu'est-ce qui prenait autant de temps? Plus il se trouvait en présence de ses visiteurs et plus il avait hâte de les voir vider les lieux avec celui qu'ils étaient venus chercher. Une idée affreuse le traversa soudain. Et si ce sale gamin avait décidé de se cacher dans un coin? C'était bien son genre...

Il aurait pu le comprendre. Les hommes venus l'emmener n'avaient pas grand chose de rassurant, et il doutait qu'une véritable fondation destinée aux enfants surdoués verse des pots-de-vin pour accélérer les procédures, même au fin fond de la Russie. Sans parler de ce nom "Monsieur V", un simple pseudonyme. Pour cacher quoi?

Mais tout ça n'était pas son affaire. Leurs papiers étaient en ordre, l'argent serait bientôt versé. Le directeur ne comptait pas chercher plus loin.


Quand on frappa à la porte il sursauta, et sa voix monta à nouveau dans les aigus lorsqu'il invita à entrer.

Sa secrétaire entrouvrit le battant sous le regard inquisiteur du balafré, et fit entrer un petit garçon d'à peine une dizaine d'années avant de s'éclipser.

Le directeur ouvrit la bouche, mais Monsieur V fut plus rapide.


-Bonjour Vassili. Comment vas-tu? demanda-t-il d'un ton étrangement chaleureux.


Le garçon regarda l'homme puis le directeur, manifestement intimidé, ce qui agaça prodigieusement ce dernier. Comme si c'était le moment de jouer les timides!


-Eh bien! Réponds, l'encouragea-t-il sèchement.


Mais Monsieur V braqua aussitôt son regard vers lui, avec une lueur de colère froide dans ses yeux bleus.


-Dehors, ordonna-t-il d'un ton sans réplique, sûr d'être obéi.


Le petit homme écarquilla les yeux et rougit de colère.Il faillit même protester, mais il se souvint de la présence du colosse balafré dans le bureau. Une pensée réconfortante à la somme promise par ses visiteurs acheva de le faire taire, et il sortit sans un mot.


Resté seul avec les étrangers, l'enfant se tordit nerveusement les mains. Le silence dura quelques secondes.


-J'ai grandit dans un orphelinat comme celui-ci, finit par lâcher Monsieur V. Le directeur était un sale con. Je le détestais. Une fois j'ai mis de la colle dans son pot de stylos.


Un discret sourire apparut sur le visage du petit garçon, mais il disparut presque aussitôt et ce dernier baissa la tête, comme s'il se sentait pris en faute. Dans son dossier était mentionné une punition pour avoir répandu de la colle forte sur le fauteuil d'un professeur.

Sans se décourager, Monsieur V s'approcha avant de poser un genou à terre, la mine sérieuse.


-Je sais que tu n'as que dix ans, mais je vais te parler comme à un grand. Je sais que tu es très intelligent, en avance pour ton âge et audacieux. Tu es la personne qu'il me faut. J'ai besoin de toi pour remplir une mission qu'aucun adulte ne pourrait mener à bien. Qu'en dis-tu?


L'orphelin releva lentement la tête, jusqu'à croiser les yeux bleus de l'homme. Il ne cilla pas, une attitude qui plut immédiatement à son interlocuteur.


-Qu'est ce que je devrais faire? demanda le garçon d'une voix qu'il tentait de ne pas faire trembler.


Monsieur V sourit.


-Infiltrer CHERUB.

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