8 - Greer
Ma mère avait choisi le restaurant, comme à son habitude. Un lieu chic, calme, avec une carte très particulière, afin de réduire les possibilités niveau choix. Elle m'attendait à notre table, impeccablement vêtue, les jambes croisées, l'expression froide. Lorsqu'elle me vit, son sourire fut aussi factice que son visage ; il y avait trop de botox là-dedans pour que ce soit encore au naturel.
— Chérie !
Elle m'attira dans une étreinte figée, calculée. Elle voulait renvoyer l'image de la mère parfaite, sous tous les angles. Surtout en public. Ma chère mère adorait qu'on la regarde, qu'on l'encense surtout. Elle voulait être le prénom sur toutes les lèvres, aussi toxique que Victoria Grayson dans Revenge.
Ma mère était bien des choses, mais définitivement pas une mère aimante. Nous nous installâmes et elle leva une main pour appeler la serveuse, non loin de là. Cette dernière arriva dans la seconde, très belle dans sa jupe crayon et son chemisier impeccable. Elle écouta la commande de ma mère concernant l'apéritif, qui pour moi, se résumait à de l'eau pétillante avec une tranche de citron.
— Jaxen ne se joint pas à nous ? s'enquit ma mère, une moue aux lèvres.
— Il viendra plus tard, répondis-je, un nœud au ventre. Pour le dessert.
Elle sourit, contente d'apprendre la nouvelle. Ma mère ne voyait que par Jaxen, discernait en lui le gendre parfait, le mari idéal pour sa fille. Il jouait si bien son rôle qu'il ne pouvait pas en être autrement.
— Tu as une robe pour ce soir ?
— Je comptais mettre...
Elle me coupa, sans même vraiment écouter mon début de réponse.
— Je pensais aller chez Chanel. J'y ai vu des robes incroyables qui t'iraient à merveille ! Enfin, pour aujourd'hui.
— Comment ça ?
Ma mère fit un bruit de langue désagréable, mécontente que j'ose même l'interroger sur le sens de sa remarque. Je savais déjà ce qu'elle allait insinuer, ce qu'elle pensait dès qu'elle me regardait, la désapprobation brillant avec trop d'éclat dans ses pupilles.
— Quoi ? Tu vas me forcer à le dire ? Eh bien ça ne te ferait pas de mal de perdre un ou deux kilos.
J'eus du mal à déglutir. Je n'arrivais plus à savoir ce qui contenterait ma mère. Quel tour de taille jugeait-elle acceptable ? Voulait-elle que je jeûne pour parvenir à son objectif inatteignable ?
Une fois, elle avait statué sur le fait qu'un seul repas par jour suffisait et que le reste du temps, il ne servait à rien de manger.
Sa lubie du moment m'avait valu un aller-retour à la clinique. Après ça, j'avais pu manger à chaque repas, mais avec des proportions moindres.
— Je n'ai pas pris de poids depuis plus d'un an, maman, je pense que...
— Ça ne veut pas dire que tu ne peux pas en perdre un peu. Je ne te demande pas la lune. Tu fais attention à ce que tu manges au moins ? Tu n'as pas besoin de féculent, c'est très mauvais et...
— Et j'ai seize ans, maman. J'ai besoin de manger, de...
La serveuse nous apporta nos verres, ce qui coupa court à ma tentative de plaidoyer.
— Vous avez fait votre choix, mesdames ?
Mes oreilles bourdonnaient et je me sentais horriblement mal. Je ne me sentais pas à ma place dans mon propre cœur, pas à l'aise. Ce n'était que de la chair sur des os, qu'une enveloppe minutieusement façonnée par ma génitrice.
La perfection se calculait au nombre de kilos.
La désapprobation aux petits bourrelets apparents.
— Et pour ma fille ce sera une salade sans vinaigrette, s'il vous plaît.
Autant bouffer de l'herbe dans un champ...
Je me levai et m'excusai auprès de ma mère avant de me diriger vers les portes qui annonçaient les toilettes des femmes. Je fermai à double tour derrière moi et m'avançai vers les grands miroirs. Mains agrippées aux lavabos, j'observai mon reflet. Je cherchai un détail sur mon visage qui aurait énervé ma mère d'emblée de jeu. Tout était parfait, du contour de mes yeux au très léger maquillage sur mes lèvres. Tout dans la finesse. Mes cheveux coiffés, ma chemise bien boutonnée jusqu'au cou, mon jean qui galbait mes jambes et mes talons qui soulignaient ma silhouette.
Je cherchai l'erreur.
L'élément perturbateur, avant de me regarder bien en face. Et de le trouver.
Moi. C'était moi. Depuis toujours.
Ma mère voyait en ma personne un reflet qui ne lui plaisait pas, qui n'était pas assez conforme à ses attentes, à ce qu'elle avait projeté.
Elle me voulait parfaite, mais à ses yeux, j'étais correcte.
Elle me voulait excellente, j'étais passable.
Et je savais que rien, rien ne changerait sa vision de moi.
Là où il n'y avait plus rien à perdre, elle voulait encore que je flirte avec la maigreur, quitte à devenir un squelette ambulant.
Parfois, je surprenais son regard sur mes doigts, sur mes phalanges, en quête de la preuve flagrante que je me faisais vomir. Comme elle à mon âge.
Je luttais. Chaque jour un peu plus, ne souhaitant pas basculer de ce côté-ci. Souhaitant tout sauf ressembler à ma mère. Se faisait-elle encore vomir ?
Je me lavai les mains et tapotai mon visage avec une serviette humidifiée avant de la jeter dans le petit panier. Je carrai mes épaules, prête à faire face à ce repas qui allait me laisser sur le carreau avant la fin. Chaque bouchée devrait être contrôlée, maitrisée. Boire lentement, ne surtout pas regarder la carte des desserts, ne pas finir ma salade non plus.
Une danse des plus dangereuses. Des pas à enchaîner aux gestes près. Ma mère ne louperait rien, aucun détail, aucun signe qui me trahirait.
Sois irréprochable, Greer.
Lorsque je retournai dans la salle, je me rendis compte que j'y étais peut-être resté un peu plus longtemps que prévu. Ma salade m'attendait déjà, ainsi que le risotto au poisson de ma mère. L'odeur fit gronder mon ventre et j'inspirai un grand coup avant de m'asseoir.
— Ton père sera là ce soir. Il a hâte de voir sa fille adorée.
J'avalai de travers et me composai un visage neutre.
— Il a été absent longtemps cette fois, relevai-je.
— Il a beaucoup de travail, tu sais. C'est un homme occupé.
J'eus un rire jaune intérieur. Occupé, hein ? À quoi ? Baiser une autre femme ? J'étais au courant de sa liaison depuis mes neuf ans. En même temps, il ne s'en cachait pas vraiment. Maman aussi savait, mais elle restait, parce qu'elle aimait son confort plus que son mari. Une sorte d'entente entre eux. Un mode de vie qui me dépassait.
— Vous partez toujours cet été ?
Elle pinça ses lèvres avant de les tapoter de sa serviette. Je mangeai doucement, prenant le temps de mâcher, mâcher et mâcher encore.
— Je ne sais pas. Cette année est compliquée et je crois que la prochaine ne sera pas bien mieux. Peut-être irons-nous simplement dans le New Hampshire.
Simplement, hein ?
— C'est une bonne idée, approuvai-je.
— Mes amies du club me manquent terriblement. Helen est en plein divorce et j'imagine que ça doit être très dur pour elle.
Je l'écoutai parler de ses fameuses amies sans l'interrompre. Elle pépia, ne s'arrêtant que pour une petite bouchée de son assiette.
— Ah ! Le voilà enfin ! s'exclama-t-elle au moment où on débarrassait nos assiettes – pour moitié pleines encore.
Je ne me tournai pas, mais me levai comme ma mère pour saluer notre invité tardif. Jaxen embrassa ma mère qui papillonna des cils, charmée, à deux doigts de minauder. Il se tourna vers moi, sa main sur ma hanche. Je réussis à détourner la tête et ses lèvres tombèrent sur ma joue. Ma mère ne sembla rien voir, trop contente de nous voir tous les deux.
Si heureux.
Si amoureux.
La bonne blague.
Jaxen s'installa à côté de moi et prit la carte des desserts pendant que ma mère l'interrogeait sur tout et rien. Il répondait avec politesse et quelques sourires bien placés qui avaient le don de la faire fondre. Cette femme si vénale...
Je soupçonnai ma mère d'avoir eu une seule liaison dans sa vie, avec un homme bien plus jeune qu'elle.
— Tu as choisi, Jaxen ? Prends ce qui te fait plaisir ; un homme devrait toujours bien manger, sans jamais se retenir !
Elle lui tapota la main par-dessus la table. Témoin de son manège, j'avais appris à être simple observatrice, sans jamais faire une remarque plus haute que l'autre. Lorsque Jaxen était là, je devais jouer le rôle de la parfaite petite amie.
Pas trop extravagante, effacée, éprise d'amour.
La serveuse revint, toujours aussi discrète. Ma mère commanda un café pour elle et un thé à la menthe pour moi. Jaxen choisit le craquant aux senteurs de poivre de cassis sur un carpaccio de figues. Il passa son bras sur le dossier de ma chaise pour se mettre à jouer avec une mèche de mes cheveux.
— Vous avez prévu de partir quelque part cet été vous deux ? demanda alors ma mère. Paris ? Saint-Pétersbourg ? Les iles Fidji sont vraiment sans comparaison !
— On n'y a pas encore réfléchi, avoua Jax en se tournant vers moi. Je m'étais dit que Dubaï serait sympa. Tu en penses quoi ?
— Où étiez-vous parti la dernière fois ? Oh, la Grèce ! Mes amies étaient scandalisées que je vous laisse partir alors que vous êtes encore si jeunes. Elles sont si... puritaines !
Ma mère rit et Jax aussi. Mon thé devant moi, je contemplai ma mère faire son petit cirque devant Jaxen. Rencogné dans sa chaise, il attrapa sa cuillère pour prendre un morceau de son dessert. Mais au lieu de le porter à sa bouche, il me le tendit. Ma mère se racla la gorge, mais ne fit aucun commentaire.
Elle a assez mangé.
Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
Garde tout pour toi, tu es en pleine croissance.
Autant de coups de couteau qui m'étaient finalement destinés.
Je pinçai mes lèvres avant d'accepter la cuillère. Ce fut une belle explosion de saveur et mon ventre sembla plutôt content de cette offrande bienvenue, après les trois feuilles de salade ingurgitées.
Jax embrassa ma joue et avala le reste, presque trop rapidement.
Ma mère reçut un texto qui la força à annuler notre session shopping. Le chauffeur de Jax nous ramena à la villa des Ross et m'abandonna pour la journée, sans un mot.
Je travaillai sur mes cours, écouteurs sur les oreilles. J'émergeai en fin d'après-midi et descendis prendre une collation, loin des yeux de ma mère. Je trainai un peu sur mon téléphone et discutai avec Kacey, resté au lycée pour le week-end. Voyant l'heure tournée, je me décidai à prendre une douche, mais on m'annonça que mon père venait d'arriver et qu'il souhaitait me voir. Je savais ne rien craindre.
Pour le moment, j'étais en tête du classement. Alors tout irait bien. Oui, tout irait bien.
— Greer, me salua-t-il, installé dans le bureau du patriarche de la famille Ross.
Il m'ouvrit ses bras et la boule dans mon ventre ne fit que s'accentuer. Roy McCray était un homme imposant, vêtu de costumes hors de prix, avec un gommage parfait et une chevelure carrée, sans une seule mèche qui ne dépassait. Il prenait grand soin de lui, propre sur lui, une aura de dureté l'enveloppant. Un regard glacial, calculateur, qui analysait tout. Mon père était un juge respecté, impartial. Aucun écart de conduite n'était toléré.
— Comment va ma magnifique fille ?
Il caressa mes cheveux, tout sourire.
— Tout va bien, père. Les cours sont plutôt faciles.
— C'est bien, c'est très bien. Tu as mangé avec ta mère ?
Je hochai la tête, bien droite, craignant qu'un coup ne parte trop vite. Mon père était adepte du châtiment physique. De celui qui faisait mal. Très mal.
Plutôt ceinture que baguette d'ailleurs.
— Je t'ai fait monter une robe dans ta chambre. J'espère qu'elle te plaira.
— Merci, soufflai-je.
— Tu me rends fier, ma fille, tu le sais ? Autant ne pas lésiner sur les efforts pour te le montrer. Tu peux aller te préparer.
Main sur la poignée, ses derniers mots me mirent une claque mentale.
— Pas d'écart ce soir, d'accord ?
— Oui, père.
Je trouvai la boîte sur mon lit. À l'intérieur, une robe bleu marine de grand couturier. Des manches qui arrivaient à mi-longueur, un léger col en V et une asymétrie au niveau de la longueur, plus longue à l'arrière, ce qui dévoilait le devant de mes jambes. Oui, elle était magnifique et elle m'allait à la perfection, sans surprise.
Je passai mes bijoux, choisis mon parfum et rejoignis le bruit de la soirée à l'étage inférieur. Jax m'attendait au bas des escaliers, dans un costume sombre, taillé sur mesure pour lui. Il m'offrit sa main et puisqu'il n'y avait personne autour de nous, mes doigts se faufilèrent sous sa veste pour attraper la flasque d'alcool qu'il glissait toujours là. Il ne fit aucune remarque et me laissa en boire une longue rasade qui me brûla la gorge.
Le jeu allait commencer d'ici quelques minutes et je devais me préparer.
Son bras autour de la taille, il nous amena dans le salon où se déroulait la réception. Du coin de l'œil, je vis ma mère et reconnus surtout la plupart des visages des invités présents. Toujours les mêmes.
Et à chaque fois, il fallait jouer le même jeu, tenir le même discours. Nous pavaner comme le joli petit couple que nous étions. Jax m'affichait, les autres le complimentaient lui pour m'avoir à son bras.
Les mêmes simagrées, soir après soir.
— N'est-elle pas à croquer ? s'exclama mon père, en bonne compagnie.
Je n'avais pas encore aperçu le père de Jax et préférai m'en tenir éloigné.
— Elle l'est, oui, répondit Jax, qui raffermit sa prise autour de ma hanche et vint quémander un baiser.
Après ça, je réussis à m'esquiver jusqu'au buffet. J'attrapai un verre de champagne sur un plateau et le bus. Un deuxième suivit le même chemin.
— Ce champagne à l'air délicieux pour que vous vidiez vos verres avec autant d'appétence.
Je me tournai vers un homme qui n'était pas bien vieux, mais qui l'était tout de même plus que moi. Une vingtaine d'années, il avait la peau hâlée, le regard sombre et les joues recouvertes d'une barbe qui lui donnait un air de mauvais garçon. L'avais-je déjà croisée ? Aucune idée.
Il me tendit sa main.
— Adrian. Vous êtes Greer, c'est ça ?
— C'est moi. Je ne crois pas vous avoir déjà vu. C'est votre première fois ?
— Pas vraiment, répondit-il. Vous dansez ?
Dans son dos, je vis Jax qui s'approchait.
— Désolée, mon chien de garde ne va pas tarder.
Il tourna la tête pour aviser Jax et sembla comprendre. Un drôle de sourire fleurit sur ses lèvres.
— Une prochaine fois peut-être.
Et il s'éloigna, son verre entre les mains, me laissant une drôle de sensation sur son passage.
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