7 - Jaxen



Mes chaussures écrasèrent les restes de salade, une tache sur un sol trop propre.

Tout le monde avait recommencé à manger et on n'entendait plus que le bruit des couverts et des discussions soudain mises en sourdine. Plus de trace de Greer, en revanche le petit boursier terminait tranquillement son repas, écouteurs dans les oreilles, pas du tout conscient de son impair.

Ah, Alby, Alby, Alby.

Peut-être n'avait-il pas bien compris mon message lors de la soirée. Bien choisir ses fréquentations s'il voulait survivre à Riverview. Ici, c'était la loi du plus fort et les règles voulaient qu'on se constitue une solide base pour tenir. Bien sélectionner ses amis.

Aider Greer ? Rien de plus stupide. Il n'avait pas l'air idiot, alors quoi, il avait le complexe du sauveur ? Moi qui avais toujours cru que les Cooper ne comptaient que des membres intelligents et sensés, petite déception.

Je reniflai et mains dans les poches, quittai la cafétéria sans attendre les autres. Le couloir était désert, pas une seule ombre pour l'arpenteur. À cette heure, soit on mangeait, soit on se trouvait dans son bâtiment jusqu'au couvre-feu obligatoire. Mieux valait ne pas se faire choper à traîner dehors, ne serait-ce que pour griller une clope. Autant nos encadrants savaient détourner les yeux lorsqu'il fallait, autant le soir, nous étions clairement dans une tolérance zéro. Hormis pour quelques activités, comme la pratique sportive.

Je m'appuyai contre le mur, bras croisés, agacé rien qu'à l'idée d'encore rentrer à la maison ce week-end. Ma mère, sous anxiolytiques, me calculait à peine, son putain de chihuahua toujours dans les bras. Une vraie tarée avec. J'avais bien essayé de m'en débarrasser une fois, mais ces bêtes-là, c'était pire qu'une sangsue ; ça s'accrochait. De toute manière elle n'avait que cette bestiole dans la vie, mon cher paternel bien trop occupé avec ses obligations de Gouverneur de Pennsylvanie. Élu en novembre 2018, il était déjà donné favori pour les prochaines élections, où il ferait un carton plein, sans aucun doute.

Mon père savait se montrer charmant, entreprenant, un véritable homme de parole. Se présenter et gagner était donc une bagatelle pour lui. Dans les JT, on parlait déjà des présidentielles et de supplanter l'actuel président dans un éventuel deuxième mandat. Mon père adorait l'idée, ma mère beaucoup moins. Avantage financier ou pas.

Si j'imaginais mon daron en grand manitou du pays ? Absolument pas. Il aurait été capable de déclarer la guerre à la Chine juste parce qu'il se pensait au-dessus de tout et de tout le monde. Le pire ? L'opinion publique ce serait ranger à ses côtés. On atteignait de véritables sommets de la connerie humaine si vous vouliez mon avis.

Colton Ross ne savait pas se contenter de ce qu'il possédait. Sinon il aurait gardé la part du gâteau sans lorgner sur le reste. Mais il était affamé, insatiable, incapable d'arrêter sa colonisation.

Être le Roi l'ennuyait. Alors autant devenir le chef de la plus grande puissance mondiale.

Je tournai la tête au moment où Alby sortait à son tour de la cafète. Je ne bougeai pas ; il m'avait repéré à la seconde où il avait mis un pied dans le couloir. Forcément.

Alerte et sous tension. Intéressant.

— Je crois que toi et moi, on s'est mal compris, commençai-je, un peu agacé tout de même.

Je n'aimais pas me répéter. J'ignorais pourquoi, mais ça me mettait de sale humeur. Les gens ne pouvaient-ils pas écouter du premier coup ?

Sérieux...

— Tu sais, à Riverview, faut être conscient que les amitiés vont se transformer en alliances une fois en dehors de ses murs. Aider Greer McCray ? Stupide.

Je secouai la tête, le visage un peu chagriné. Il ne savait pas dans quoi il mettait les pieds. J'étais sympa, je voulais qu'il comprenne. L'aider en quelque sorte. Parce que c'est ce que faisaient les élèves plus âgés avec les petits nouveaux.

— N'y vois pas une mise en garde de ma part, continuai-je, seulement un... conseil.

Je hochai la tête, fier de ma tirade.

Alby m'observa de longues secondes. Pas une mise en garde, hein ? Une menace voilée. Il le savait, je le savais. Il fallait qu'il l'entende, qu'il comprenne qu'ici, je faisais la pluie et le beau temps. Et que si je souhaitais lui pourrir la vie, je n'avais qu'un ordre à donner. Comme il n'était pas idiot, il allait comprendre. Enfin, je l'espérai de tout cœur pour lui.

— J'y penserai, finit-il par dire. Mais la parole d'un mec qui harcèle une fille n'a pas beaucoup de valeur à mes yeux.

Ouch. Un sourire carnassier étira mes lèvres.

— Attention à toi, boursier, l'année ne fait que commencer.

Il pinça les lèvres et se barra. Je ricanai.

Il avait de la répartie. Il réfléchissait par lui-même et ne ressemblait donc pas à tous les moutons du bahut. Je devrais donc le garder à l'œil. Et m'amuser un peu avec lui maintenant que je savais ce qu'il pensait de moi.

Je préférai les actes aux paroles.

On va bien s'amuser, Alby.

Mon téléphone n'arrêtait pas de vibrer dans ma poche, preuve qu'on essayait de me joindre depuis l'aube. Et qui, hormis ma chère mère, était déjà sur le pied de guerre à une heure pareille ?

D'une humeur de chien, je n'avais aucune envie de discuter avec elle et encore moins qu'elle me fasse tout le programme du week-end. Elle voyait en ces soirées une occasion de briller, sans bien se rendre compte de ce qui se jouait en réalité.

Pauvre femme.

L'Échiquier se réunissait et cette fois, son Roi allait se montrer, absent depuis plusieurs semaines, tout comme l'un des pions. D'où notre présence requise.

Nos parents adoraient exhiber leurs rejetons aux yeux de tous ; leurs plus beaux trophées en quelque sorte. Nous n'étions que des possessions pour eux, des héritiers quand ça les arrangeait.

— Tu veux que je t'envoie Vanessa ? m'interrogea Spencer qui avait reniflé ma mauvaise humeur à des kilomètres.

Elle exsudait de ma peau et je ne le cachais pas. Tout le monde s'écartait sur mon chemin, personne n'avait envie de se frotter à moi quand je ressemblais à un Dieu en colère.

— Pourquoi faire ? aboyai-je.

— Baiser. Te détendre, je sais pas. Tu me donnes la migraine, putain !

Il se massa les tempes, yeux fermés, alors que nous attendions l'arrivée de la prof. J'avais mal dormi et cette vibration dans ma poche était en train de me rendre fou. Qu'est-ce qu'elle voulait à la fin ?! Ma mère ne m'appelait jamais. Hormis lorsqu'elle ne trouvait plus ses prescriptions et qu'elle était si mal qu'elle se rappelait avoir un fils.

Sa voix mielleuse, ses petits mots d'amour, comme si ça pouvait changer les dernières années, tout effacer.

Spencer, lui avait ronflé toute la foutue nuit, imperturbable dans son sommeil. Il était mon coloc depuis la première année.

Je me mordis la phalange du pouce, vieille manie quand un truc commençait à me taper sur le système. La vibration s'arrêta et une autre la supplanta, cette fois pour m'annoncer un simple message. Elle avait enfin compris ?

Je tirai mon téléphone de ma poche pour découvrir un SMS non pas de ma névrosée de mère, mais du paternel en personne.

Argh.

Quelques lignes, rien de plus. Et la colère qui enflamma mes veines.

— Un problème ? souffla Spencer.

— Un contre temps, grognai-je.

Si Greer pensait me fausser compagnie pour ce samedi, elle se fourrait le doigt dans l'œil. Le fait qu'elle pense même pouvoir échapper à la soirée ne faisait que montrer à quel point elle était idiote. Qu'est-ce qui lui était passé par la tête, sérieusement ?!

La prof arriva et le cours commença. J'écoutai à peine le début, pianotant à toute vitesse sur mon écran pour envoyer un message incendiaire à la principale concernée. De quoi lui pourrir la journée.

Mon sourire fit jouer mes zygomatiques. Voilà, maintenant, j'étais d'encore plus mauvaise humeur. Et à la manière d'un enfant pourri gâté, j'allais la tenir responsable de mon humeur. Je verrouillai mon téléphone et commençai à m'intéresser au verbiage de la prof. Spencer, à côté de moi, gribouillait sur sa feuille, pas franchement captivé. Lui aussi fournissait le minimum d'effort pour être dans le classement. Il visait la même université que moi, avec un but bien différent, parce que lui, il pouvait faire a peu de chose près ce qui lui plaisait, sans se voir mettre la pression. Je ne me leurrais pas, l'absence d'attention de ses darons lui pesait autant que l'exigence de mon paternel à mon égard. Nous souffrions tous d'un truc lié à nos parents. Tous, sans foutue exception. Parce qu'à un moment ou à un autre, les parents merdaient. En bien, en mal, une vérité qui me poussait à m'interroger sur les motivations de Colton et Amanda Ross. Ma mère n'était pas vraiment le parangon de la bonne mère, attentive et aimante. Quant à mon père... rien à dire.

Joue contre mon poing, le manque de sommeil me rattrapa dans la matinée. Les gars ne m'emmerdèrent pas et Spencer resta tranquillement avec moi, pour avoir la paix, sans aucun doute. Dans les couloirs, je suivis Alby du regard. Il ne se mêlait à personne et son acte d'hier était vraiment regrettable. Il aurait pu passer une année tranquille, loin des emmerdes, mais non. Tout ça parce qu'il devait être trop bien élevé. Pauvre petit chou. Malgré tout, ça ne devait pas me faire baisser ma garde le concernant. Je connaissais sa famille, leur réputation. Alors j'avais tout intérêt à le surveiller, parce qu'à mon avis, il ne se laisserait pas faire. Nombreux étaient les gamins de l'Échiquier et si certains arrivaient à replacer les autres, pour moi c'était un putain de devoir, comme connaître ses tables par cœur ou savoir écrire sans faire de fautes. Là-dessus, pas le droit à l'erreur.

La journée passa dans un brouillard un peu comateux. Je sautai la case cafète pour aller fumer dans notre coin. Je n'avais pas répondu à mon père ; il s'attendait à me voir débarquer avec Greer, arriver sans elle serait le pire aveu de faiblesse face à cet homme qui ne permettait aucune concession. D'aucune sorte.

Une fois les étoiles bien brillantes dans un ciel dégagé, je décollai mes fesses du banc et me dirigeai vers le bâtiment qui abritait, entre autres, la piscine. Pas la peine de courir après Greer, je connaissais sa routine sur le bout des doigts. Mes pas résonnèrent dans le long couloir qui desservait plusieurs portes. Je passais devant de grandes vitres qui donnaient directement sur le bassin, où Greer effectuait ses longueurs, ses cheveux cachés par un bonnet de bain. Je repoussai l'une des portes vitrées et tranquillement, j'allais m'installer sur l'un des bancs blancs qui longeaient le bassin. L'odeur du chlore ici était prégnante, presque agressive. Il fallait y être habitué pour ne pas froncer du nez et trouver l'effluve agréable. Jambes tendues, j'attendis patiemment que cette très chère Greer prenne conscience de ma présence, ce qu'elle fit, éventuellement, après des minutes et des minutes à nager. Son corps portait les traces de cette pratique. Elle nageait depuis enfant après tout, alors sa personne tout entière était sculptée en conséquence.

Elle retira ses lunettes, son bonnet et plongea un instant la tête sous l'eau avant de grimper sur le bord, sa natte trempée. J'avais pris bien soin de m'installer sur le banc où attendait sa serviette.

— Tu es une vilaine fille, Greer, dis-je.

Ma voix résonna dans tout cet espace. J'observai son maillot de bain autour de son corps, d'un bleu roi qui rappelait les couleurs de l'équipe de natation.

— Toute l'école le sait, non ? cingla-t-elle, d'une humeur aussi charmante que la mienne.

Elle s'enroula dans sa serviette et resta là, comme figée.

— J'ai eu le plaisir d'avoir des nouvelles de mon père adoré. Et tu sais à quel point je déteste qu'il soit obligé de m'écrire.

— Et en quoi ça me regarde ?

— Depuis que tu penses possible d'esquiver les soirées de nos parents ! tonnai-je.

— Je ne vois pas l'int...

Je me levai si vite, l'agrippai si fort que le reste de sa phrase se perdit. Mon visage à un centimètre du sien, je vis la hargne dans ses yeux. La haine viscérale qui l'habitait en ma présence.

Tant mieux.

— Ne pense même pas à te rebeller, Greer chérie. Tu oublies cette idée stupide et tu fais ce qu'on te demande. Montre à ta petite maman que tu sais obéir.

Elle voulut s'arracher à ma prise, mais je la tirai encore plus près de moi. Elle sentait le chlore. Plus aucune trace de son parfum, ou de la fragrance de sa peau.

— C'est le deal. C'est comme ça et pas autrement. Donc je me contrefiche de ta crise existentielle. Un chauffeur sera là demain à dix-neuf heures. C'est clair ?

Elle pinça ses lèvres, à deux doigts de me lancer une répartie acerbe. Lorsque nous n'étions que tous les deux, il y avait moins de louveteau en elle, plus de lionne.

Et putain, j'adorais ça.

— C'est parfait alors.

Je claquai un baiser sur sa bouche avant de la repousser sans douceur sur le bord de la piscine. Une pression et elle bascula en arrière.

Sans surprise, elle débarqua pile à l'heure, le chauffeur déjà là. Elle tenait un simple sac de sport qu'elle balança elle-même dans le coffre avant de s'installer à l'autre bout de la banquette. Nous fûmes embarqués sur la piste la plus proche et un avion privé nous ramena à New-York en un temps record. Greer ne prononça pas un mot, la musique suffisamment forte pour que je l'entende malgré ses écouteurs. Sur la piste d'atterrissage, elle chercha la voiture qui la ramènerait chez elle, mais mon bras autour de sa taille lui fit comprendre le message.

— Je ne t'ai pas prévenu ? Ma mère t'invite pour le week-end.

Un véritable supplice pour elle, à n'en pas douter. Moi ? Que de l'amusement.

Andrei, le chauffeur des Ross nous ouvrit la porte et j'invitai Greer à se glisser sur la banquette. Cette fois, elle ne chercha pas à s'éloigner le plus possible. Elle resta bien en place à mes côtés, rôdée dans le fait de jouer son rôle à la perfection dès que nous rentrions à la maison.

Le trajet ne fut pas long. L'immense portail de la villa Ross s'ouvrit à l'arrivée de la Bentley et le chemin grimpa jusqu'à la colline où se trouvait la bâtisse. Elle surplombait la ville en contre-bas, message très important envoyé par mon père. Pas du tout subtil...

L'immonde chihuahua de ma mère hurla à notre arrivée et cette dernière attira Greer dans une étreinte forcée avant de se tourner vers moi.

Elle était complètement stone, les pupilles dilatées et un sourire béat aux lèvres. Elle embrassa ma joue et nous invita à entrer pour manger avec elle.

Elle pépia pour nous trois. Le paternel n'arriverait que demain dans la journée, ainsi que certains autres membres de l'Échiquier, vieille instance du pays, une institution sélective.

Chaque membre écopait d'un rang ; le Roi, le Cavalier et ce, jusqu'aux pions. Tous répondaient à un rôle bien particulier, à des attentes précises.

Ils contrôlaient les marchés illégaux, régnaient en maître sur le monde de la pègre. Pire que Gotham City. Pas de Pingouin ou de Joker pour foutre le bordel, le Fou s'en chargeait très bien. Ironique, non ?

Greer grignota plus qu'elle ne mangea. Lorsqu'il fut l'heure, elle s'excusa pour sortir de table et monter dans la chambre qu'elle occupait parfois lorsqu'elle se retrouvait enfermée ici.

— Elle est encore fâchée contre toi, fils ? s'enquit ma mère.

Elle caressait l'immonde créature dans ses bras.

— Elle est juste fatiguée, répondis-je.

— Sois gentil avec elle, tu veux ? Un homme devrait toujours être doux avec celle qu'il aime.

— Bien sûr, maman.

J'embrassai le sommet de son crâne et grimpai à mon tour à l'étage. Je passai la porte de ma chambre sans m'arrêter et poussai du pied celle entrouverte de Greer. Elle se tourna vers moi, son téléphone dans la main, sa paire d'écouteurs dans l'autre.

— Qu'est-ce que tu...

Je refermai derrière moi.

— On joue le jeu jusqu'au bout, Greer chérie. Jusqu'au bout.

Elle marmonna un truc qui ressemblait à « va enfer », mais elle et moi savions que nous y étions depuis l'enfance.

**

Un peu tard mais il est là ❤️❤️

Comment vous allez bien ? Laissez un petit mot par ici 👀 en plus c'est mon anniversaire aujourd'hui (16/10) donc 😁😁

Des bisous ❤️

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