6 - Greer

La bibliothécaire ressemblait comme deux gouttes d'eau à Fran, dans cette vieille série télévisée, Une nounou d'enfer. La même coupe de cheveux, le même sourire qui donnait envie de le lui retourner et ce côté un peu extravagant qui la faisait passer pour tout autre chose que celle qui s'occupait de ce lieu. Mais qu'il y avait une tête de l'emploi, mais certaines catégories de profs ou de métiers répondait à un code très strict. Bon, à Riverview on ne faisait pas dans les clichés ni même dans les stéréotypes, mais madame Fraser, c'était du Fran tout craché. Elle était cool, ne sifflait pas un chut ! bruyant toutes les deux minutes et à bien y regarder, elle nous foutait la paix, tant qu'on ne ramenait pas de la nourriture. Là, on franchissait une limite et pour revenir dessus, un vrai parcours du combattant. Pour tous les autres, elle était invisible. Celle qui poussait son charriot et passait dans les rayons sans un bruit, sur ses talons, toujours bien apprêtée. Ce côté vintage la rendait particulière, singulière. La bibliothèque, c'était son bébé, toute sa vie. Je pouvais le voir à sa façon de caresser la tranche des livres, à sa façon de renifler les pages quand elle en avait l'occasion. Elle prenait grand soin de tous les ouvrages et gérait ce lieu avec passion. C'était la première chose qu'on remarquait chez madame Fraser, si tant est qu'on y prête attention. Avec ma manie d'observer tout le monde, j'étais de celle qui saisissait les détails, si futiles soient-ils. Mais parce que j'aimais ça, ce n'était pas juste une occupation ou un moyen de me remplir la tête.

Madame Fraser, je l'imaginais dans une vieille maison, avec un porche en bois et des rideaux hideux aux fenêtres. Un chat, des tapis partout, une télévision à tube cathodique comme on n'en trouvait plus et une cuisine dans son jeu. Plutôt jaune. Un grand jardin avec une balancelle et le soir, elle sortait son plaid, sa tasse de café et elle allait lire quelques pages, sans se presser. Pas de mari, ni de femme d'ailleurs.

Une vieille fille ? Je n'aimais pas cette expression, parce que dans l'esprit des gens, ça voulait dire qu'elle n'avait trouvé personne ou que personne n'avait voulu d'elle. Une bien triste vision des choses. Peut-être que c'était elle qui voulait rester seule. Son choix, sa décision. Elle, personne ne pouvait lui prendre cette liberté.

Je me demandais comment elle avait pu avoir ce poste, parce que mine de rien, même bibliothécaire à Riverview ça en jetait un max. Est-ce que j'aimais assez les livres pour me projeter en tant que libraire par exemple ? Je ne savais pas ce que j'aimais. En fait, je n'avais aucune idée de ce que je voulais faire. Et je le devais à ma mère. Sur ce point, elle avait réussi son coup. Sans aspiration, je ne pouvais pas me révolter face à l'autorité maternelle.

Techniquement, mon avenir était déjà tout tracé.

Un mariage.

Une grande maison.

Et rien d'autre.

L'époux déjà tout désigné.

Je frissonnai et ramenai les pans de mon gilet contre moi. Ce que je préférais dans ce lieu un peu hors du temps et du reste de Riverview, c'était que ce qui se passait à l'extérieur restait sur le seuil. On n'entrait pour lire, bosser, réviser, certainement pas pour parler des derniers ragots. On y trouvait beaucoup de premières années qui cherchaient un bon rythme de travail. Sur tout leur effectif, moins de la moitié réussirait. Un triste constat, mais ça avait le mérite d'écrémer les rangs. Ensuite, hormis quelques cas isolés, ça ne bougeait plus trop. Le taux de réussite dans le lycée était l'un des meilleurs du pays, en même temps, mieux valait réussir, coûte que coûte. Mon père n'était pas le seul adepte de la ceinture, j'en étais certaine. D'autres visaient des extrêmes innommables, sur lesquels on ne pouvait mettre aucun mot.

Je savais qu'en venait ici, je n'entendrais rien sur ce qui s'était passé la veille. Sur ce que tout le monde avait vu.

Le lycée entier m'avait vu dans un des moments les plus intimes d'une existence. Combien l'avaient enregistré pour ensuite se...

Je déglutis et me plongeai dans le livre que nous devions lire pour notre cours de littérature. Il était presque dix-neuf heures et à ce moment de la journée, la bibliothèque restait peu fréquentée, hormis par les acharnés ou ceux qui voulaient un peu de tranquillité. Ou se cacher, tout simplement. Je cumulai un peu des trois, incapable de travailler dans notre chambre avec Kacey qui passait son temps à enregistrer des vocaux pour ses amis rester dans sa ville natale. Elle pouvait y passer une soirée entière, sans ouvrir un cahier, sans bosser aucun cours. Je l'adorais, mais elle me rendait folle. J'avais besoin de calme, de réflexion, pas de l'entendre glousser toutes les deux minutes à s'extasier devant le dernier compte Instagram qu'elle suivait ; des torses nus, des sourires ravageurs et une bonne dose de sexualisation. Masculine ou féminine, du pareil au même pour Kacey.

Elle avait tenté de commencer notre lecture du moment, sans aller très loin. D'après elle regarder le film serait suffisant. Après tout il avait été écrit à partir de ce dernier. Et je devais avouer que la prestation de Robin Williams était magistrale. Mais si madame Evanston nous avait demandé de lire plutôt que de regarder, c'était pour une raison.

Cueille les moments d'aujourd'hui sans te soucier du lendemain.

Ô Capitaine, mon Capitaine !

J'aimais cette œuvre parce que chaque phrase résonnait en moi comme aucune autre. Il y avait des messages forts, des vérités. Une leçon de vie.

Le Cercle des poètes disparus, c'était faire preuve de maturité. Deux conceptions de l'éducation qui s'entrechoquaient ; celle fondée sur l'obéissance aveugle à la règle et l'autre qui mettait en avant l'opportunité d'émanciper les esprits.

Comment – comment ?! – ce livre ne pouvait-il pas résonner en moi ?

Une notification s'afficha en bas à droite de mon écran de Mac et je reportai mon attention sur un autre travail à rendre pour la fin de la semaine prochaine. Un lien avec les réseaux sociaux et la façon dont on l'utilisait pour tout montrer de soi.

Tout le monde m'avait vu à poils, en train de faire l'amour, qu'est-ce qu'il restait à montrer ?

Je voulais jouer la provocation, montrer aux autres que je savais très bien ce qu'on pensait de moi, ce qu'ils pensaient connaître de moi.

Des mots jetés à la volée.

Qu'on voyait passer sur les réseaux, dont les grands journaux s'emparaient pour en faire un cheval de bataille.

Slut-shaming. La justification du viol. On rabaissait, on culpabilisait la femme à cause de son comportement sexuel. J'étais sur cette sex-tape, alors c'était ma faute. Je l'avais cherchée. Dans l'histoire, la salope, c'était moi.

Surveillez vos filles, n'éduquez surtout pas vos fils.

Parce qu'au final, la coupable, c'était aussi la victime.

Agacée, j'abaissai l'écran de l'ordinateur dans un petit claquement sec et mon voisin, à cinq chaises de là, me jeta un coup d'œil agacé.

— Désolée, marmonnai-je.

Je fourrai toutes mes affaires dans mon sac et quittai la bibliothèque pour me retrouver à l'extérieur. Il faisait plus frais à cette heure, presque froid. Les journées, moins longues, apportaient cette sensation de se lever et de se coucher dans la nuit. Ce qui n'était pas faux. Je ramenai la sangle correctement sur mon épaule et marchai en direction de la cafétéria pour un petit encas avant de partir nager un peu. Je pratiquai depuis que j'étais gamine, la seule liberté octroyée par ma mère qui avait jugé que ça tonifiait mon corps et me musclait, ce qui laisserait peu de place à de la graisse. Elle ne perdait pas le nord. Ombre sur l'allée bordée d'arbres, je ne traînai pas et empruntai les portes extérieures.

Il y avait du monde, du bruit surtout. Les couverts, les rires, les notifications des téléphones, autorisés en fin de journée. Ça partait dans tous les sens. Dès que je fis mon entrée, je sentis le poids des regards, l'attention toute focalisée sur moi. Habituée, je marchai jusqu'aux plateaux et en attrapai un avant de prendre ce qu'il y avait au menu. Salade, pas de pain et encore moins des féculents. Une bouteille d'eau fermée et un fruit. J'allai m'installer à une table, à l'écart des autres, mais surtout avec une vue panoramique pour ne rien louper de Jax et sa bande, plus loin. Ils riaient fort, se chambraient, s'envoyaient des saloperies à la gueule, le tout agrémenté de quelques gestes obscènes à souhait. Rien de plus normal dans leur cercle infernal. Je posai mon sac sur la chaise à côté de moi et en tirai mon téléphone pour le positionner à côté de mon plateau.

Fourchette en main, j'écrasai les feuilles de salade avec les dents et mâchouillai sans appétit. Tout était fade, insipide.

Je relevai les yeux pour voir Alby faire son entrée, ses écouteurs bien vissés à ses oreilles, le regard sur ses chaussures, choppant à son tour son plateau. Il mangeait en solitaire lui aussi, mais pas pour les mêmes raisons. Je le soupçonnai de ne vouloir se mêler à aucun fils de bourges. Et comme je le comprenais ! Si j'avais pu, moi aussi j'aurais fait profil bas. Mais ça, c'était dans une tout autre réalité, une autre dimension, même.

Voilà pourquoi je mangeai ma salade, espérant que ce repas se passerait mieux que les précédents. Sans trop y croire non plus.

Mon téléphone émit une vibration et je le déverrouillai pour lire le message de ma mère. Les premiers mots me coupèrent le peu d'appétit que j'avais. Une barre lesta mon ventre et je fus pris d'un terrible haut-le-cœur. Elle avait le don pour appuyer là où c'était le plus douloureux.

Un coup bien placé. Comme si elle savait que je me trouvai devant un plateau bien trop rempli.

La suite me donna encore plus la nausée et l'envie de retourner me terrer à la bibliothèque, là où personne ne pouvait m'atteindre.

Une nouvelle soirée de prévue pour le week-end. Chez les parents de Jaxen cette fois. J'osai un regard dans la direction de leur table de zouaves et le regrettai instantanément. Il me regardait.

Je déglutis, tentant de maîtriser le tremblement dans ma main.

Je ne voulais pas rentrer.

Surtout pas pour parader au bras de Satan.

Je repoussai mon plateau et reposai mon téléphone, comme brûlée par son contact.

Je ne voulais pas.

La vérité est comme une couverture qui nous laisse les pieds froids.

Ma chaise racla au sol lorsque je me levai, écœurée. Je saisis mon plateau, intact et marchai en direction des poubelles, mon sac sur les épaules.

Trop perturbée, j'avais relâché mon attention. Mon pied heurta un tibia tendu et je piquai vers le sol, les éléments de mon plateau s'envolant un instant dans les airs pour retomber aussitôt. Autour et sur moi.

La salade, la bouteille pas bien rebouchée. La douleur heurta mon menton et pulsa. Un silence. Et puis un concert de rire. Le type qui m'avait fait le croche-pied s'éloigna avec un ricanement.

Je restai là, sans bouger, fatiguée.

Harassée.

Il y avait des jours où lutter devenait trop dur. Ou tout surveiller me prenait toute mon énergie. Et ce soir, ce soir... Je sentis les larmes monter, contre coup d'une énième attaque, d'une énième méchanceté pour me mettre à terre. J'y étais, recouverte de ma propre nourriture.

Une serviette surgit dans mon champ de vision et je tendis le cou pour voir le boursier, accroupi devant moi, la tête légèrement penchée sur le côté.

Alby. Il s'appelait Alby. Son statut de boursier ne le définissait pas. Définitivement pas.

— Tu t'es fait mal ?

Il avait une voix incroyable, un timbre si profond, si vrai, qu'il s'immisçait en vous pour vous marquer. Une voix pareille, impossible de l'oublier, de l'ignorer.

Je restais là, sans bouger, les mots me brûlant les lèvres. Qu'est-ce... qu'est-ce qu'il faisait au juste ? Ne voyait-il pas à quel point c'était idiot de vouloir... être gentil avec moi ?

Non, bien sûr que non. Il était dans son monde, il évoluait à son rythme dans un environnement hostile.

— Je... non, non, ça va, soufflai-je.

Il tendit le bras, à deux doigts d'attraper mon menton pour se faire son propre avis, mais je fus plus rapide, plus maligne aussi. J'attrapai ce qui traînait par terre et me relevai. Il fallait que je sorte d'ici et que je m'éloigne d'Alby. Sans attendre.

— Merci.

Tête basse, je ramenai le plateau et m'échappai de la cafétéria avant de me faire arrêter pour l'un des abrutis dans les meilleurs des cas, ou Jax en personne. Parce qu'il était là et que le petit coup de main d'Alby ne lui avait certainement pas échappé.

La dernière chose que je souhaitais, c'est qu'il ait des ennuis par ma faute. Et si Jax était assez « gentil » pour épargner Kacey, Alby n'avait pas le même statut. Rien de plus satisfaisant que de déchoir un boursier de sa position. Combien étaient tombés avant lui ? Combien tomberaient après lui ? Ou avec lui ?

Je poussai les portes de la piscine et m'engouffrai dans le bâtiment, désert, mais éclairé. Nous avions une équipe, plutôt performante. Moi, je nageais pour le plaisir, parce que c'était l'une des rares choses qui m'appartenaient. Mon échappatoire.

Dans les vestiaires, j'enfilai mon maillot de bain une pièce et enfermai mes affaires avec un cadenas. Une fois au bord de l'eau, mon bonnet bien en plus, j'inspirai un grand coup.

Je n'avais pas répondu à ma mère. Ne comptai pas le faire, parce qu'avec un peu de chance, elle comprendrait que j'étais trop occupée pour leurs soirées débiles.

Même pas en rêve. Elle ne pouvait pas espérer que je donne le meilleur de moi-même et me rappeler à la maison dès qu'elle le voulait. Bon sang, ça ne pouvait pas marcher de cette façon.

Je plongeai dans un mouvement souple et maitrisé. Longueur après longueur, je m'apaisai. J'oubliai ce qui m'attendait en dehors de l'eau, dans les couloirs de Riverview.

Ici, je pouvais prétendre que tout allait bien.

Que j'étais heureuse.

Insouciante.

Qu'aucune pression ne me pourrissait la vie.

Telle une litanie, je récitai les paroles du livre que je lisais depuis que j'étais en âge de le comprendre.

« Cueillez dès maintenant les roses de la vie

Car le temps jamais ne suspend son vol

Et cette fleur qui s'épanouit aujourd'hui

Demain sera flétrie. »

Carpe Diem.

Profiter du jour présent.

Sans penser au lendemain. 

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