36 - Greer

— Tu as vraiment une tête à faire peur, lâcha Kacey, devant le miroir de notre chambre.

Elle se maquillait avec le plus grand sérieux, appliquant son eye-liner sans faillir, jour après jour.

— Tu étais où hier soir ? répliquai-je.

Un immense sourire étira ses lèvres et elle papillonna des cils. D'ordinaire, j'aurais peut-être gloussé face à son manège, mais pas aujourd'hui. Clairement pas après la visite de Jaxen. Mais ma colère était injustifiée ; Kacey n'aurait pas pu y faire grand-chose, présente ou pas. Seulement, le manque de sommeil associé à l'air trop guilleret de mon amie ne m'aidait pas à relativiser. Bien au contraire.

— Avec Vaughn. Pourquoi ? Tu m'as vu rentrer il y a cinq minutes à peine. Avec qui voudrais-tu que j'aie passée la nuit ?

Elle sentait bien qu'un truc n'allait pas. Si par là elle entendait la présence de Jaxen dans notre chambre, elle touchait le problème du bout des doigts. Comment était-il entré ? Se pouvait-il qu'il... ait une clé ? Bien entendu, il n'y avait aucune autre explication et cette idée me tétanisait. Jusqu'à présent, il était allé loin, oh ça oui, mais jusque-là ?

— Pour rien, grommelai-je, agacée.

Je boutonnai ma chemise et rentrai ses pans sous la ceinture de ma jupe. Je passai mes doigts tremblant dans ma crinière, n'ayant pas la force de faire plus. Je manquais cruellement de sommeil, mon corps tout entier me le hurlait ; de mes muscles hyper tendus à la lourdeur de mes paupières. J'aurais préféré rester toute la journée au fond de mon lit, mais même ici je ne pouvais rester caché du monstre.

— Tu es sûre ?

Kacey se tourna enfin vers moi et parut me jauger d'une simple œillade. De toute manière, ça devait déjà se savoir partout.

— Jaxen est de retour.

Un tic nerveux agita sa peau au niveau de sa mâchoire.

— Tu n'es pas sortie de la chambre depuis hier, comment tu peux le savoir ?

C'était toute la question, n'est-ce pas ? Je ne voulais pas inquiéter Kacey pour rien. Autant que je la préserve le plus possible. Je ne voulais pas la perdre à cause de Jaxen et sa cause de dégénéré. Elle comptait bien trop pour moi.

— C'est Alby qui me l'a écrit par texto, mentis-je sans hésitation.

Moins creepy que de lui annoncer que Jaxen était venu me voir en plein milieu de la nuit. Pas la peine qu'on vire toutes les deux paranos à ce stade.

— À ce sujet, tu ne m'as même pas raconté votre petit week-end.

— C'était bien, répondis-je avec un haussement d'épaules.

— Bien ? C'est la première fois que tu quittes Riverview pour aller chez un mec, Greer, je veux mieux qu'un bien ! Vous avez couché ensemble ?

— Kacey ! m'insurgeai-je.

— Quoi ? C'est une question légitime, non ? J'ai bien vu comment vous êtes ensemble et pas besoin de se connaître depuis des mois pour éprouver du désir sexuel pour l'autre.

— Tu me fatigues.

Elle éclata de rire et trottina jusqu'à moi pour attraper mes mains entre les siennes, bien plus chaudes et douces surtout.

— Je sais que tu ne me diras rien parce que tu es comme ça, alors laisse-moi me faire un scénario porno dans ma tête, tu veux ?

Si au moins une de nous deux pouvait à se point s'enjailler sur une chose aussi triviale, pourquoi pas. Kacey adorait les potins, bien plus que moi.

— Tu es prête ? Vaughn m'attend à mon casier.

— Vous êtes inséparables ces derniers temps, relevai-je.

Kacey attrapa son sac et donna un coup dans sa queue de cheval qui me fouetta presque le visage.

— Je l'aime bien. Il est drôle, gentil. Et il sait me...

— C'est bon, j'ai compris, baragouinai-je.

— Tu as un problème avec le mot jouir, Greer chérie ?

Kacey éclata de rire et nous quittâmes les dortoirs pour rejoindre le bâtiment central. La sonnerie ne retentirait que dans quinze minutes, annonçant les premiers cours, mais il y avait déjà un monde fou, la plupart au niveau des casiers, à discuter. Je sentis le changement dans l'air, cette lourdeur. Les regards sur moi, plus appuyés maintenant que le petit prince était de retour. D'ailleurs sa cour était là, des paons qui voulaient compenser, s'imposer. Je ne baissai pas les yeux devant Spencer et son clin d'œil ne fit que me donner envie d'aller le gifler. Je perdais trop facilement mon sang froid. Manque de fatigue oblige.

Kacey me souffla un baiser avant de bifurquer pour retrouver son Vaughn. Je me sentis soudain bien seule. Et puis je le vis, à son casier, en train de glisser un manuel dans son sac, ses écouteurs dans les oreilles, se coupant à dessein des autres et de tout le reste. Peut-être que mon cœur loupa un battement, peut-être pas. Je ne voulais pas m'accrocher à Alby par peur de le blesser, par peur qu'il se retrouve entre les feux croisés de Jaxen. Je ne voulais pas qu'il se mette en tête de m'aider. Le week-end terminé, le retour à la réalité ne se faisait pas en douceur, c'était même plutôt violent.

Ballotée dans tous les sens, je ne savais pas quoi faire ni comment le faire d'ailleurs.

Comme s'il avait senti qu'on le fixait, Alby redressa la tête et me trouva sans mal. Si quelques semaines plus tôt son regard serait resté de marbre, presque froid, là, je vis le sourire qu'il camouflait dans ses pupilles. Il tira sur ses écouteurs et attendit que je m'approche. Je me fichai qu'on nous regarde, qu'on soit le centre de l'attention de certains idiots. J'avais envie de l'embrasser, ou qu'il m'embrasse. En tout cas que l'un de nous deux le fasse.

Pour mettre le feu aux poudres.

— Salut, dis-je.

— Salut.

Comment d'un jour à l'autre, tout pouvait paraître si différent tout en étant inchangé ? Je n'en avais aucune idée. Je ne savais rien. Juste que ce moment, dans la chambre d'Alby m'avait réinsufflé la vie.

L'envie de me battre.

L'envie, non plus de survivre, mais d'exister.

Peut-être que c'était trop rapide, trop soudain.

Trop tout, en fait.

Une existence ne changeait pas en deux jours. Et pourtant... Pourtant, si.

— Tu as dormi cette nuit ?

Le sourcil d'Alby se leva très haut. Il n'était pas dupe.

— Pas vraiment, avouai-je.

Jusqu'où pouvais-je être honnête ? En me fréquentant, Alby composait de force avec Jaxen. Qui d'ailleurs fit son arrivée dans le couloir, mains dans les poches, la chemise déboutonnée au niveau du col, un air de mauvais garçon sur le visage.

Ses yeux passèrent sur nous, sans s'attarder.

Alby ne broncha pas, pas plus que je ne sentis son corps se tendre. C'était comme s'il se fichait de la présence du roitelet.

— Essaye de ne pas t'endormir en cours d'algèbre.

— Je ne promets rien.

Un sourire joua avec le coin de sa bouche.

— On se retrouve plus tard ?

— On peut éviter la cafétéria pour aujourd'hui ? demandai-je à mi-voix.

Alby fouilla mon visage, sans s'imposer, sans pousser.

— Si tu ne crains pas d'avoir froid, on peut manger sur les gradins.

— Va pour ça.

Petit moment de flottement. Aucun de nous deux ne semblait savoir comment se comporter. Lorsque ses doigts effleurèrent ma peau, camouflés par nos corps, mon souffle se coupa.

Léger, pas plus qu'une caresse.

— À tout à l'heure alors, souffla Alby.

Il referma son casier et s'éloigna d'une démarche assurée, sans craindre rien ni personne. Je pinçai mes lèvres dans l'optique de retenir mon sourire, de camoufler ma joie, ma candeur surtout. Mes yeux croisèrent ceux de Jaxen, à qui rien de tout ça n'avait échappé.

J'eus à peine le temps de prendre mes propres affaires que le couloir se vida suite à la sonnerie qui retentit dans tous les bâtiments.

La matinée fut compliquée. Je piquai du nez, fatiguée, pas vraiment intéressée par le babillage des enseignants. Je gribouillai dans mes cahiers, une succession de lignes qui parfois formaient des mots, d'autrefois de simples formes. Le contrecoup de cette nuit sans dormir me heurtait de plein fouet et la voix de notre professeur me sembla s'éloigner de plus en plus.

Je n'arrivai pas à oublier les mots de Jaxen. Bien sûr que mon père savait pour ma visite chez les Cooper. Pour l'heure, je pouvais espérer être tranquille, mais combien de temps au juste ? Le message ne tarderait pas, la visite peut-être même. J'étais déjà surprise que ma mère ne se soit pas fait un devoir de me remettre les pendules à l'heure. Comme elle savait si bien le faire. Appuyé là où ça faisait mal. Jusqu'à me faire saigner, implorer.

Hurler.

La pause déjeuner tarda à arriver. Je reçus un message d'Alby qui m'indiquait qu'il s'occupait de nous attraper de quoi manger et qu'il me rejoignait directement aux gradins. Je quittai le bâtiment sans attendre et fut certainement la seule à marcher dans cette direction. Il faisait encore froid ; du genre mordant. Je frottai mes mains entre elles, histoire de les réchauffer un peu. Les gants d'Alby traînaient au fond de mon sac, je n'avais pas particulièrement la force de m'arrêter pour fouiller à l'intérieur et les dénicher.

Je trouvai les gradins et le stade complètement déserts. Je choisis une position en hauteur, parce que j'aimais bien observer l'académie ; son immense parc, les arbres qui parfois restaient enveloppés par une épaisse brume, comme aujourd'hui, malgré l'heure et le soleil.

Je posai mon sac par terre, fermai les yeux et orientai mon visage vers le ciel pour un bain de chaleur. Je n'entendais que la rumeur de la nature ; le chant des oiseaux, le murmure du bruissement des feuilles, le silence qui n'en était pas vraiment un.

Lorsque j'entendis Alby s'approcher, déposer nos sachets de nourriture, je ne bougeai pas.

— J'espère que tu n'as pas pris à manger pour un régiment.

— Je suis un régiment à moi tout seul, ricana Alby à mes côtés, content de sa bêtise.

Je soulevai une paupière pour voir qu'il m'observait, son visage très près du mien.

— Tu as faim j'espère.

— Un peu, oui. Qu'est-ce que tu nous as pris de bon ?

Je le laissai sortir deux sandwichs pour lui et une énorme salade pour moi. Des boissons et trop de desserts pour deux personnes.

— Je te rembourserai, dis-je.

— Pas la peine, grommela-t-il.

— Même pas en cochonneries du distributeur ?

— Tu sais négocier, toi.

Ici, juste avec Alby, je n'avais pas besoin de ravaler le sourire qui jouait avec mes lèvres. Pas plus que lui. Nous mangeâmes en silence, mais ce n'était pas dérangeant, ni même révélateur de quoi que ce soit. Je me sentais bien avec lui, encore plus après ce week-end. Nous n'en avions pas parlé. N'avions pas évoqué ce qui s'était déroulé dans la nuit du samedi au dimanche. Parce que c'était entre nous, un fil, invisible, qui se tissait au gré des heures. Qui se forgeait malgré Jaxen, malgré les marques sur mes poignets.

Nous traînâmes longtemps, à deux doigts d'être en retard pour les activités. Là, sur le pas de la porte, Alby m'embrassa. Parce qu'il n'y avait personne pour nous voir. Il m'embrassa, collé à moi, sa chaleur comblant un vide au creux de ma poitrine. Je me rappelais la caresse de ses doigts, sa bouche qui courrait sur ma peau.

Un souvenir qui nous appartenait à tous les deux. Lui et moi.

L'après-midi fut moins dure. Je retrouvai Kacey à l'intercours. Elle pépia pendant les quinze minutes accordées, jouant avec sa bouteille d'eau. Je l'écoutai un peu distraitement, dans la brume de la fatigue. Je n'étais même pas sûre de parvenir à travailler ce soir, mais je n'étais pas sûre d'avoir envie de retrouver la sécurité de notre chambre. Pas en sachant que Jaxen pouvait y entrer comme il le souhaitait. Pourquoi ne l'avait-il pas fait avant ? Pourquoi maintenant ? Parce qu'il sentait que j'échappai à son contrôle ? Sûrement.

Je trouvai la force d'aller chercher quelques livres à la bibliothèque et la bibliothécaire m'accapara pour discuter d'une lecture qu'elle venait d'avoir et qu'il fallait, d'après elle, absolument que je lise. Je repartis de là avec une pile entre les bras et décidai de passer d'abord par les dortoirs avant de rejoindre la cafétéria pour le dîner. Je n'avais eu aucun message d'Alby depuis un moment, mais le savais occupé. J'en profitai pour me changer, passant un jean et un sweat à capuche. J'attachai mes cheveux, glissai mon téléphone et mes écouteurs dans mes poches et fermai derrière-moi. Je croisai quelques filles dans les couloirs, certaines portes des chambres ouvertes laissaient entrevoir de la musique et une odeur trop forte de parfum. Je me dépêchai de traverser le parc pour rejoindre le bâtiment principal et retrouvai sa chaleur avec plaisir.

Les haut-parleurs annoncèrent alors qu'un message allait être diffusé et je m'arrêtai pour écouter. Au début, il y eut une sorte de grésillement pas très agréable. Ensuite, rien pendant plusieurs secondes. Une erreur ?

Au bout du couloir, deux idiots de la bande à Jaxen me regardèrent et eurent des gestes obscènes dans ma direction.

Les sons commencèrent.

Pas besoin des images pour que je comprenne de quoi il s'agissait. Il suffisait donc que Jaxen revienne pour que tout reprenne sa place.

Sa maudite place.

Des gémissements. Les miens.

Des bruits de peau. Les nôtres.

Ma voix.

La mienne, là, qui résonnait dans tout l'établissement.

Jusque dans la salle des professeurs. Jusque dans les bureaux de la direction.

J'allais vomir.

J'allais hurler.

Je te hais. Je te hais.

JE

TE

HAIS !

Des gloussements. Des murmures. Autour de moi. Voilà qu'on me regardait à nouveau, sans se détourner.

Parce qu'il avait décidé de reprendre les cartes en main.

Va en enfer.

Une respiration un peu saccadée. Un corps qui se plaça devant moi, pour faire rempart. Une odeur. La sienne.

Alby glissa ses écouteurs dans mes oreilles et poussa la musique à son maximum, jusqu'à ce que je n'entende plus rien hormis la mélodie.

Est-ce qu'il avait couru pour me trouver ?

Il tendit son bras pour remonter ma capuche sur ma tête. Plus personne pour me voir. Mes doigts se refermèrent sur les pans de son pull. Que je serrai.

À en faire blanchir mes jointures.

À en faire hurler mes os, un écho au cri silencieux qui gonflait ma poitrine.

Un jour, je me vengerai. Une promesse. De moi à moi.

Gravée dans la chair.

Et le sang. 

**

AHEUM 👀😎

Des idées sur l'identité de la dame ? Des questions sur un autre sujet ? 😎😎

La bise 😘

Taki et Ada'

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