32 - Greer

Cette soirée ne ressemblait en rien à celles qui se passaient à la villa. Les invités riaient fort, l'alcool passait de verre en verre et il y avait ce côté... habituel, déjà vu. Tout le monde se connaissait personnellement, ce qui changeait les rapports des uns et des autres. Leur façon de se tenir, de se parler et d'échanger. Les gestes se voulaient familiers, désinvoltes.

J'observai des embrassades qui flirtaient avec l'attentat à la pudeur et je ne parvenais pas à détourner le regard. Mon propre verre entre les doigts, je me tenais un peu en retrait, incapable de trancher : me sentais-je à l'aise ou totalement à côté de la plaque ? Sûrement un peu des deux. Je n'étais pas dans mon élément, tout me semblait si... nouveau, improbable presque. Certains regards glissaient sur moi sans s'attarder quand d'autres montraient une interrogation ; qu'est-ce que cette fille fichait là ? La moyenne d'âge dépassait légèrement la nôtre, à Alby et moi.

Du coin de l'œil, je vis Rena se faufiler en dehors de la pièce, sans que personne ne l'arrête. Et si moi, je souhaitais m'éloigner un peu, est-ce que quelqu'un me retiendrait ? Pas de Jaxen pour me forcer à rester et à subir, encore moins ma mère pour surveiller chacun de mes faits et gestes, surtout ce que j'ingurgitais et en quelle quantité. Là, ce n'était pas vraiment que j'étais invisible, seulement je pouvais agir à ma guise et personne ne m'en tiendrait rigueur. Et... j'aimais ça, comme si je portais une cape d'invisibilité.

— Tu veux un morceau avec moi ? demanda Koby.

Il tenait une assiette où trônait une énorme part de gâteau. Jamais je n'en avais vu une aussi grosse. Le petit garçon salivait littéralement devant, prêt à se jeter dessus dès qu'il serait installé.

— C'est oncle Ryan qui l'a fait ; il sait que c'est mon préféré.

Je savais que ce Ryan n'était pas vraiment l'oncle des enfants, mais pour Koby, tous les membres du club paternel faisaient partie de la famille. Je n'allais pas le détromper là-dessus.

— C'est gentil, dis-je avec un sourire. Je veux bien goûter un petit morceau.

Je posai mon verre sur le rebord de la cheminée et m'installai par terre, avec le dernier de la fratrie. Il utilisa sa petite cuillère pour découper un morceau presque trop gros, que j'acceptai volontiers.

— Alors ? m'interrogea Koby sans me laisser le temps d'avaler.

Il reçu une légère tape sur le sommet du crâne et releva les yeux sur Alby.

Ce dernier discutait avec un groupe d'hommes depuis un moment et je ne l'avais pas vu revenir.

— Laisse-lui de temps de mâcher.

En attendant, il chipa l'assiette de son frère pour croquer à pleine dent dans la part. Koby hurla au scandale, attirant quelques regards amusés sur nous. Voir les frères Cooper se chamailler devait être une habitude dans le coin. Je me sentais au diapason, spectatrice d'une scène mille fois vécue par les autres. J'ignorai comment agir, quoi dire ou faire. D'où mon retrait, d'où Koby comme compagnon.

— Pas mal, mais avec de la crème anglaise, ce serait meilleur, nota Alby.

Ni une ni deux, Koby s'échappa, empressé soudain de suivre l'idée de son aîné. Je secouai la tête, amusée, sans me relever cependant. Je me trouvai bien, par terre, à hauteur des jambes des invités. Alby s'installa à mes côtés, les bras tendus derrière lui pour maintenir la position.

— Alors ? demanda-t-il, une miette de gâteau au coin de la bouche.

Ne la sentait-il pas ?

Pendant une minute, impossible pour moi de regarder ailleurs. Ou alors je fixai ses lèvres ? Aucune idée, mais le souvenir tenace de son baiser ne me lâchait pas. Une constante dans mon existence si bancale.

— C'est vivant, répondis-je.

L'adjectif me paraissait le plus approprié, celui qui retranscrivait au mieux ce que j'expérimentai sur l'instant. Cette aisance à être si à l'aise me... donnait à la fois froid dans le dos et envie de rire sans plus m'arrêter. Nous étions si loin du jugement glacial de ma mère, de la présence létale de mon paternel.

— J'ai quelque chose sur le visage ?

Je le fixai encore ?

— Tu as une miette, là...

Sans y réfléchir, je tendis le bras entre nous et le bout de mon pouce chassa l'égarée. Alby attrapa mon poignet et avec un naturel un peu désarmant, tint ma main serrée dans la sienne. C'était un geste si... nouveau, complètement déroutant pour moi.

— J'ai chaud, on va dehors ?

Il était déjà sur ses pieds, me tirant à sa suite. Nous quittâmes le salon pour grimper à l'étage, jusque dans le grenier ou, par un velux, nous eûmes accès au toit. Alby semblait parfaitement à l'aise quand je craignais juste de tomber et de me rompre le cou en deux. Combien de fois était-il monté ici lorsqu'il avait besoin d'air ? De tranquillité ?

— Attends, tu vas attraper la mort.

Il me laissa un instant, le temps pour moi d'observer les alentours du haut de notre promontoire. Une partie de la ville se dévoilait, faite de lumières et d'énergie, même en cette soirée bien avancée. Nous étions si loin de Riverview, de cette atmosphère anxiogène qui ne nous quittait jamais vraiment, même dans la quiétude de notre chambre. Parce que nous n'étions à l'abri de rien. L'air glacial de cette nuit me mordait la peau et mon souffle exhalait de la buée, preuve des températures négatives. Un moment j'étais congelée, l'autre on drapait une épaisse polaire sur mes épaules.

Alby m'aida à m'asseoir à côté de lui, sentant sûrement la tension dans mes muscles, ma peur de tomber et de chuter d'aussi haut. Lui ne portait pas grand-chose pour le protéger du froid, comme s'il était immunisé. Je camouflai mon nez contre la matière de la couverture.

— Thaddeus, hein, dis-je alors, mon sourire caché.

— C'est un peu pompeux, je sais.

— J'aime bien. C'est unique.

Je le pensais vraiment. Je trouvais que ça lui allait bien. Tout le monde n'était pas capable de porter son prénom, parce que quoi qu'on pût en dire, ces derniers avaient une signification, un poids particulier pour certains.

— Je suis censé être autoritaire avec une forte propension à la non-soumission. D'après internet, la moralité des Thaddeus passe après leurs intérêts.

— Tu es donc du genre à aller voir la signification d'un prénom ? Je n'aurais pas parié là-dessus.

Il haussa les épaules.

— Tu veux savoir ce que j'ai trouvé sur les Greer ?

— Parce que tu as regardé ? m'exclamai-je, amusée.

— Un prénom en dit long sur une personne, même si le choix est fait par les parents.

Je hochai la tête, tout à fait d'accord avec lui.

— Alors, Greer ? demandai-je, curieuse.

Alby carra les épaules, très sérieux soudain.

— Calme et réservée, la femme Greer peut parfois être hautaine et distante.

Je gloussai. La femme Greer, hein ?

— Si on fait partie de ses amis, c'est parce qu'elle a jugé qu'on était digne de l'être. Une grande maitrise d'elle-même qui est souvent prise pour de l'indifférence. Elle est fière et n'aime pas montrer sa vulnérabilité. Rationnelle et pragmatique, la femme Greer s'appuie sur la raison, la logique et, s'il lui arrive parfois de rêver, elle redescend vite sur terre.

Il le récita, comme si, finalement, il venait de le lire et que tout restait frais dans sa mémoire.

— Eh bien, soufflai-je, la femme Greer, c'est quelque chose !

Sous la polaire, mes mains se réchauffaient. Alby me tendit alors la sienne, paume en l'air, en attente. Malgré l'obscurité qui nous entourait sans nous étouffer, je percevais sans mal la lueur qui faisait briller son regard. Avec un peu d'hésitation, j'extirpai l'un de mes bras de ma source de chaleur pour qu'il attrape ma paume et la retourne. Le dos de ma main reposa contre ses doigts et dans un silence qui me glaça bien plus que ça n'aurait dû, il dénuda mon poignet et dévoila les marques de ma tentative de suicide. Des stries sur ma peau blanche, des traces qui jamais ne s'effaceraient. Un rappel constant d'une faiblesse, d'un état d'esprit avec lequel je flirtais encore par moment, parce que ce genre de pensées, une fois ancré, ça ne vous quittait jamais vraiment. Un peu comme une partie de vous, comme un poids qui vous définissait alors.

— La sex-tape ?

La question flotta dans cet air polaire, qui fouettait plus qu'il ne passait.

J'observai les scarifications, honteuse, une boule au fond de la gorge. Mettre des mots là-dessus... personne, personne ne m'en parlait jamais. Parce que personne n'aimait ce sujet.

Le suicide, c'était pour les faibles, ceux qui abandonnaient.

— Quand tu commences à te faire du mal, ton corps réagit très vite, trop vite. Il enclenche ses mécanismes de défense et si tu n'agis pas rapidement, tu ne peux plus aller au bout.

Les doigts d'Alby s'accrochaient à ma peau. Je fixai le dessin de ses phalanges, la courbe de sa main, sans m'en détourner. Je ne voulais pas subir son regard, son jugement. En parler changerait-il quelque chose ? Je n'en avais aucune idée. Mais c'était la première fois, la toute première fois qu'on m'en donnait l'opportunité. Tant pis si après ça le regard d'Alby changeait.

— J'aurais pu prendre des médicaments ; c'est plus facile d'une certaine façon. Ce qui compte, c'est la quantité. S'entailler les veines... il faut faire attention à ne pas couper le tendon.

Parce que sinon, c'était foutu.

Foutu. Foutu. Foutu.

— Une fois que c'est fait, le corps met des heures à se vider de son sang. Ce n'est pas comme ces séries, comme dans ces films bidons. C'est long. C'est douloureux.

Si... douloureux.

Je me souvenais de ces heures dans la salle de bain, enfermée à double tour, alors qu'en bas, la fête battait son plein. Du carrelage et de toute cette blancheur tachée, souillée.

Le sang. Cette sensation de froid, de chaleur, de deux températures qui entraient en collision.

De moi, le regard perdu dans le vide.

Ce gouffre, à l'intérieur. Alors que j'avais cru tout donner à Jax, il avait fini par tout détruire. Par m'écraser comme on le faisait d'un mégot. Se fichant bien des conséquences.

Je reniflai, consciente que je pleurai dans un silence palpable, sous un ciel étoilé, à côté d'un garçon qui me plaisait, mais qui ne savait rien.

Qui ne savait pas à quel point toute ma vie était un beau bordel.

Je ne cachais pas de monstres dans le placard ; le mien marchait en plein jour.

— L'ironie a voulu que ce soit Jaxen qui me trouve. Si je suis en vie, c'est à cause de lui.

Pas grâce à lui.

Aujourd'hui encore je le pensais. Chaque jour à affronter Riverview me rappelait ma tentative échouée. Avortée. Qui me renvoyait à la face qu'à un moment donné, j'avais voulu mettre un terme à ma vie. À tout.

Une décision irréversible.

Un arrêt... brutal.

Penser au suicide, c'était facile. Vouloir que tout s'arrête, à la portée de tous. Pour une broutille, pour une horreur à laquelle on n'arrivait pas à faire face. Pour tout, pour rien. Parce que c'était humain.

Trop franchissait le pas.

Trop y parvenait.

On les traitait de lâches. On cherchait une raison quand parfois il n'y en avait pas.

On creusait, on fouillait.

On le taisait aussi. On faisait comme si. Comme si ça n'importait pas. On détournait les yeux. Jusqu'à oublier.

— Moi, je suis content que tu sois en vie.

— Tu ne me connais pas.

— Le peu que j'ai vu me suffit.

Sa vérité. Qui me poignarda. Qui me traversa de part en part. Et je pleurai, parce que lui, il ne se détournait pas de moi. Parce qu'Alby me regardait, sans jugement, sans peur. Il me regardait.

Moi, avec ces traces sur mes poignets.

Moi, qui étais trop maigre.

Moi, moi, moi et rien que moi.

Alors sans réfléchir, parce que je le voulais, parce que sur le moment, ça me semblait la seule chose à faire, je l'embrassai.

Qu'importe le goût salé sur mes lèvres.

Qu'importe mon nez qui coulait.

Alby me rendit ce baiser au centuple. Et pour la première fois depuis longtemps je sentis la vie reprendre ses droits. Je me réveillais après un trop long sommeil, après une hibernation de plusieurs années.

Un souffle.

Une bourrasque.

Une tempête.

Plus que lui, plus que nous, parce que finalement, qui y avait-il de plus important ? Je ne contrôlais pas ce qui m'arrivait, ce sentiment à l'égard d'Alby.

Peut-être parce qu'il était le premier à être gentil avec moi depuis de nombreuses années.

Le premier garçon à me sourire, à rire naturellement. Qui réveillait mon cœur, qui me remplissait de chaleur, partout.

— Tu vas finir congelée, viens.

Il m'aida à me lever, à quitter le toit surtout. Nous nous faufilâmes dans sa chambre, comme la veille. La musique et la rumeur de la soirée battait son plein un étage plus bas.

— Je peux dormir avec toi ?

Je me tenais au milieu de son espace, de cet endroit qui résonnait de sa présence. Je n'étouffais pas, parce que je me trouvais en pleine harmonie.

Alby ne répondit rien. Debout devant son bureau, il paraissait me jauger.

— Tu es belle.

— Ne dis pas de bêtise.

Je jouai avec les pans de ma chemise, embarrassée. Quand on était un cadavre ambulant, on n'était pas belle.

— Je te trouve belle.

— Arrête.

— Pourquoi ? Ce que t'as fait Jaxen est dégueulasse. Ce qu'il... t'a poussée à faire...

Il secoua la tête. S'avança pour se retrouver devant moi. Là, il leva son bras et ses doigts caressèrent mon cou, descendirent jusqu'à l'échancrure de ma chemise, passèrent sur l'étoffe, effleurèrent la rondeur de mes seins.

— Alby, murmurai-je.

— Dis-moi.

— Tu as déjà aimé quelqu'un ?

— Une fille qui s'appelait Monica. Et...

Il parut hésiter. Je voulus lui dire que ce n'était pas important, que je n'avais pas besoin de savoir. Mais sa réponse fut honnête.

— Un garçon.

— J'ai aimé Jaxen. C'était mon premier en tout.

La paume d'Alby contre ma nuque. Chaude. Bouillante presque.

— Et j'ai peur que... j'aie peur que si tu continues à agir comme tu le fais, je tombe bêtement amoureuse de toi. Parce que c'est comme ça que ça se passe, non ? La fille et le garçon se rapprochent, ne se quitte plus, jusqu'à partager les mêmes sentiments.

— En quoi c'est bête ?

— C'est l'amour qui l'est.

Toujours.

Après être tombé à ce point pour Jaxen, est-ce que je pouvais chuter encore plus bas ?

Une fois la porte fermée, un t-shirt à lui passé, mes jambes sous ses draps, la nuit nous happa.

Elle fut silencieuse.

Pleine de soupirs.

De caresses.

D'Alby. 

**

La logique voudrait qu'ils aient le droit à leur petit coin de bonheur hein ?

Mais parfois la réalité supplante la logique. Ça et les auteurs sadiques 😎

Profitez de ce petit moment doux et calme les Adaktives. Profitez 😆

La bise 😘

Taki et Ada'

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