29 - Greer
Je passai mon pull à grosses mailles et y fourrai mon nez un instant pour renifler le parfum de la lessive. Je sentais encore l'odeur de la pluie qui me collait à la peau, mais une fois changée, je n'étais plus trempée. Je percevais les effluves d'un repas copieux dans la cuisine et d'autres senteurs propres à cette maison. Pleine de vie, pleine de monde.
Je déverrouillai la porte pour tomber sur Alby, appuyé contre le mur, changé lui aussi. Il m'offrit un sourire de connivence, le genre qui se voulait rassurant. J'étais sur le point de rencontrer sa famille et même s'il n'était qu'un ami, ça signifiait beaucoup.
— C'est mieux ?
Je hochai la tête, bien au chaud. La balade avait été incroyable et me retrouver sur une moto, unique et inoubliable. Pour Alby, rien qu'une bagatelle, mais définitivement pas pour moi. Tout ça relevait de la nouveauté et je me sentais stupide. Juste un peu. Peut-être parce que pour le reste du monde, ce n'était pas grand-chose. Faire de la moto, allez chez la famille de ses amis, ce genre de banalités.
— Viens, ma mère nous attend.
— Ok.
Je frottai les paumes de mes mains l'une contre l'autre avant de déboucher sur un grand salon où un feu crépitait dans l'âtre. Un vrai de vrai, avec l'odeur, les bûches et les flammes qui dansaient. C'était encore la bonne période.
— Tu dois être Greer !
Une femme s'approcha, un torchon à la main, un immense sourire et des yeux pétillants. Elle respirait la douceur et le bonheur. Deux mots que je ne pouvais pas utiliser pour décrire ma propre mère. Celle d'Alby était exactement comme je me l'étais imaginée. Le genre de femme avec des rondeurs, un tablier autour des hanches et un franc-parler qui explosait tout sur son passage. Elle ne devait pas s'empêcher de dire ce qu'elle pensait. En même temps, quand il y avait autant d'hommes à la maison, je le comprenais.
— Je suis enchantée de faire votre connaissance, madame, dis-je.
Elle m'attira dans une étreinte qui me laissa mal à l'aise, étonnée, un peu sonnée aussi. Une démonstration d'affection basique pour cette femme, mais pas pour moi. Oh non.
— Appelle-moi Megan. Et pas de vouvoiement ! Je ne suis pas si vieille que ça.
Elle me relâcha pour me faire un clin d'œil et Alby ronchonna après sa mère. Rouge comme une pivoine, je me contentai de hocher la tête, pas prête à l'appeler par son prénom et faire fi de la politesse.
— J'ai besoin de bras supplémentaires dans la cuisine, tu m'aides ?
— Avec plaisir, réussis-je à baragouiner.
Je découvris une cuisine immense, avec un îlot central impressionnant, des placards partout et des dizaines et des dizaines de photos accrochées à la porte du frigo. Un jeune garçon, peut-être dix ans, avait retroussé ses manches pour pétrir une pâte.
— Salut Greer. Moi, c'est Koby. J'ai onze ans et je suis le premier de ma classe !
Avec une bouille pareille, Koby devait voler quelques cœurs.
— J'adore ton prénom, avouai-je.
— C'est vrai ?
Il rougit et baissa le nez un instant avant de devenir intarissable sur tout et rien. J'appris donc ainsi les noms des autres enfants Cooper.
Daniil l'aîné qui n'était plus.
Alby.
Rena, la seule fille avec leur mère et leurs tantes.
Angus et Koby. Une jolie fratrie. J'avais toujours regretté d'être fille unique. Enfin, jusqu'à un certain âge. Parce qu'ensuite je m'étais dit que ce n'était peut-être pas plus mal que je sois la seule à subir les humeurs de mes parents.
Je tirai sur mes manches, par automatisme et croisai le regard d'Alby à ce moment-là. Il savait ce qui se trouvait sur mes poignets. Parce qu'il avait vu les marques de ma tentative de suicide. Son attention fut ramenée à sa mère et je continuai d'aider Koby, toujours aussi bavard. Il me parla de son école, de la bagarre qu'il y avait eu, de son amoureuse qui n'était pas très gentille avec lui.
— Je suis un Serdaigle, moi. Ton personnage préféré c'est lequel ? Moi j'adore Hermione parce qu'elle est intelligente et jolie !
J'adorais le verbiage du petit dernier. Il bafouillait un peu par moment, buttait sur quelques mots, mais il arrivait à se débrouiller, à exprimer ce qui lui plaisait, ce qu'il comprenait ou non.
— Greer, c'est un peu une Hermione, tu sais, releva Alby.
— Parce qu'elle est intelligente et jolie ?
Alby rougit violemment, penaud presque. Je me mordis l'intérieur de la bouche, pour ne pas pouffer quand Megan ne s'en priva pas, aux premières loges.
Un raclement de gorge attira notre attention et je découvris celle qui devait être Rena.
Ses cheveux noués en une queue de cheval haute, j'aperçus les nombreux piercings à ses oreilles. Légèrement maquillée, le trait d'eye-liner soulignait un regard profond, froid et scrutateur. Deux billes qui mes jaugèrent sans honte, des pieds à la tête. Je ne pouvais nier la ressemblance des frères et sœurs, même si je n'avais pas encore eu l'occasion de rencontrer Angus. Rena arborait les mêmes cheveux épais que sa mère, le reste, elle devait le prendre du côté paternel, de la même manière qu'Alby. Son analyse de ma personne lui fit pincer les lèvres et je lus un tel jugement dans ses yeux que je ne sus trop quoi dire, ou quoi faire. Je ne pouvais nier faire cette impression à beaucoup de monde. Surtout aux autres filles qui voyaient bien souvent en moi une sorte de menace. Une poupée fragile, précieuse, qui s'attirait les faveurs de tous les garçons. Une critique basée uniquement sur mon physique ; le genre qui ne me laissait aucune chance.
Rena Cooper me fit comprendre qu'elle ne m'aimait pas en un seul regard. Pas la peine de lire dans ses pensées pour savoir ce qui s'y passait.
Fille de riches qui pétait plus haut que son cul. Elle m'abhorrait sans même me connaître. Et je ne trouvais rien à redire à ça. J'ignorai si ça témoignait d'un aveu de faiblesse ou de stupidité, mais je n'avais jamais su me défaire de l'image que je renvoyais et encore moins lutter contre les stéréotypes que je dégageais bien malgré moi.
— On dit bonjour dans cette maison, jeune fille, tonna Megan, l'attention rivée sur sa fille.
Cette dernière fronça un instant du nez, comme dérangée par une odeur, par ma simple vue.
— Salut.
— Salut.
Je me raclai la gorge avant de me remettre à mon ouvrage. Personne ne prêta plus attention à Rena et aux ondes qu'elle dégageait. Elle se tint physiquement le plus loin possible de moi et tout le monde préféra faire comme si de rien n'était, moi la première. Préférer la compagnie d'un petit garçon à celle d'une fille un peu plus jeune que moi témoignait bien d'une réalité qui n'échappait à personne. J'étais ce genre de fille qui, dans des circonstances différentes, aurait eu une bande de potes. Je me serais attiré les foudres des autres filles, parce qu'elles auraient toutes jugé que je me pavanais avec ma cour de mecs. Les affinités ne se décidaient pas. Mais je ne vivais pas dans un monde parallèle et dans ma réalité, il y avait Jaxen. Me retrouver ici, chez Alby relevait déjà de la folie, d'autant plus que je savais pouvoir me fier à lui. Sans trop savoir pourquoi ni comment d'ailleurs. Une sorte d'intuition. Peut-être me leurrai-je, peut-être que tout ça allait finir par se retourner contre moi, mais pour le moment, je voulais juste être ici, sans arrières pensées, sans douter ni craindre un coup dans le dos.
Une fois tout préparé, Megan proposa une collation et si Rena déclina avec un ultime regard mauvais dans ma direction, Koby décréta qu'il s'installerait à côté de moi pour chaque repas. Alby mit une quantité astronomique de lait à chauffer pour les chocolats des uns et des autres et sa mère m'invita à choisir entre du thé, une infusion ou le fameux chocolat familial. Koby chercha à me corrompre en m'expliquant les bienfaits de cette boisson, surtout lorsqu'Alby y mettait une tonne de friandises sur le dessus. Et en effet, devant la tasse du petit dernier, je dus avouer que c'était une torture à regarder. Mon ventre se tordit dans tous les sens et je ne réussis pas à me décider. Parce que je savais que d'une façon ou d'une autre, j'allais le regretter. Que j'allais me fustiger, me sentir si mal que je ne penserais plus qu'à ça et à ma mère. Surtout à elle. Alors Alby sembla trancher pour moi. Un chocolat normal, pas trop rempli, pas trop de folie. Comme s'il avait su reconnaitre mon débat intérieur, mon démon. Plus je passais du temps avec lui et plus j'appréciais ses instants pour tout ce qu'ils étaient.
Nous nous éternisâmes dans la cuisine. Je mis le couvert avec Koby et découvris enfin la pièce manquante de cette fratrie ; Angus. S'il parut aussi froid que Rena, il devint presque aussi bavard que son petit frère et dès lors, plus rien n'arrêta les deux garçons. Je répondais à toute vitesse aux questions qui fusaient et ris aux blagues les plus nulles de leur registre. Il ne fallait rien lâcher, parce que dès que mon attention papillonnait ailleurs, Koby trouvait de quoi me ramener à lui, comme ça, presque en un claquement de doigts. Angus, bien que bavard, semblait tout de même plus réservé, plus en retrait, presque à l'image d'Alby.
Je coulai un regard dans sa direction ; il s'occupait du feu avant qu'on ne passe à table et je réussis à m'esquiver jusqu'à lui.
— C'est éreintant, hein ? se moqua-t-il gentiment.
— Un peu, avouai-je, mais j'aime l'énergie qu'ils dégagent.
Je m'accroupis à ses côtés et humai son odeur, à travers celle du bois et des cendres. Un petit sourire idiot étira mes lèvres, juste un peu, mais ça n'échappa pas à Alby, qui ne fit aucune remarque.
— Tu n'as pas des cousins et des cousines de cet âge ? m'interrogea-t-il.
Je secouai la tête, les mains tendues vers l'âtre, pour un peu de chaleur. Il ne faisait pas froid, mais j'avais les extrémités glacées.
— Je ne connais que la famille de mon père et les enfants sont tous plus ou moins du même âge. Quant à ma mère, elle est fille unique alors...
Je haussai les épaules.
— Ils n'ont jamais voulu un autre enfant après toi ?
— En fait il y en a eu un avant moi, soufflai-je. Mais il est mort très jeune. Nous n'en parlons jamais. Comme tout le reste.
C'était la première fois que j'en parlais à quelqu'un à l'exception de Jaxen. Même Kacey ne le savait pas. Je ne considérai pas ce frère disparu comme un frère ; parce que j'étais arrivée plus tard, parce que j'avais subi cette perte sans jamais pouvoir la comprendre.
— Plus petite, j'avais très envie d'avoir un petit frère, je trouvais l'idée très intéressante, mais... autant que je sois toute seule avec mes parents.
Pour subir leur colère.
Leur haine.
Leurs attentes surtout.
Leur jugement, qu'ils martelaient, qu'ils marquaient sur ma peau.
La ceinture.
Les repas forcés. Le mètre autour de mes hanches. Les calculs, la balance, les médecins, les coups.
— Je te les prête si tu veux.
Je donnai un coup à Alby et il ricana, content de sa bêtise. Sa mère nous appela alors et invita les plus jeunes à s'installer. Rena s'assit en face de moi une fois les plats sur la table en bois. D'après Alby, son père ne rentrerait que plus tard dans la soirée, donc ce soir, c'était entre nous. En revanche le lendemain, il y aurait un monde fou. Des gens de la famille, des gens du club aussi et on ne parlait pas d'une simple boîte, non. Si le père d'Alby connaissait le mien, ce n'était pas sans raison. Et quand bien même le mien était un homme de l'État, je savais bien que tout n'était pas très légal derrière leurs entrevues.
À table, je me retrouvai donc entre Koby et Angus, Alby à côté de sa sœur et Megan en bout. Le service fut chaotique, mais si drôle ! Les deux plus jeunes tendirent leurs assiettes et attendirent qu'elles soient bien remplies pour les ramener devant eux. Tout sentait bon et semblait si délicieux ! Megan voulut me servir, mais je réussis à lui faire comprendre que j'allais le faire moi-même. Quand je voyais les portions, je ne voulais pas paraître mal élevée et ne rien manger. Ce qui n'échappa pas à Rena. Le poids de son regard me talonnait. Il me pesait.
Tout le monde commença à manger. Le tintement des couverts, les verres qui se remplissaient, les cris des garçons, le sourire de leur mère.
Et puis...
— C'est pas assez chicos comme repas pour que tu fasses ta précieuse ? Maigre comme t'es, faudrait peut-être penser à commencer à manger.
Sa remarque cingla l'air et stoppa tout bruit autour de nous. Il n'y eut plus que le bruit des bûches. Une fine couche de transpiration recouvrit mes paumes, alors que je tenais ma fourchette, prête à l'avaler.
Avais-je fait quelque chose sans m'en rendre compte ? Bu trop d'eau ? Écouter les garçons avec trop d'attention ? Fais mine de manger sans le faire ?
— Rena ! C'est quoi ton putain de problème ? cracha Alby.
— Ça va là ! Tu nous ramènes une princesse à la maison et t'espères quoi ? Regarde-là, elle ressemble à un cadavre sous son pull trop grand !
Une boule dans ma gorge. Agrippée à ma fourchette, je ne relevai pas les yeux. J'étais la spectatrice passive d'un acte qui me concernait.
— Rena Cooper !
La voix de Megan tonna dans la pièce.
— Tu fais honte à cette famille. Greer est notre invitée, elle est l'amie d'Alby. Personne ne te demande rien.
Rena bafouilla. Koby tapota ma main sous la table et son sourire eut presque raison de moi. Je reposai mon couvert et repoussai la chaise pour me lever.
— Excusez-moi.
Je me retins de courir. Du plomb dans les jambes, je me dirigeai vers la salle de bain et m'y enfermai à double tour. J'entendis les voix s'élever, les réprimandes tombées. Je me cramponnai au lavabo, n'osai me jeter un coup d'œil dans le miroir.
— Regarde-là, elle ressemble à un cadavre sous son pull trop grand !
Le goût de la nourriture encore en bouche, j'avais soudain envie de vomir. De me laver les dents, de me frotter la langue. Agacée, je retirai mon pull et le balançai par terre. Je ne portai qu'un débardeur en dessous, si léger qu'on voyait tout. Mes os. Mon absence de formes.
Cadavre.
Cadavre.
Cadavre.
Mes yeux me piquèrent au moment où on frappait à la porte. Je reniflai, ramassai mon vêtement et retirai le verrou. Sans surprise, je tombai sur Alby.
— Ma sœur n'est pas méchante. Complètement débile, mais pas méchante.
Son regard glissa sur le haut de mon corps et je cachai mes mains et mes poignets derrière l'étoffe du pull.
— Reviens à table. S'il te plaît.
Il me laissa renfiler mon haut sans un mot de plus. Je lui emboitai le pas et découvris une table plus calme.
— Ton assiette va être toute froide, dit Angus. Tu veux que je la passe aux micro-ondes ?
— Je peux le faire ! s'exclama Koby, déjà prêt.
Je les remerciai et me réinstallai en face d'une Rena qui ne disait plus un mot, les joues aussi rouges que son vernis.
Je pris sur moi pour manger toute mon assiette, même lorsque ce fut physiquement compliqué. Hors de question qu'il ne reste ne serait-ce qu'une seule miette. Megan m'interrogea sur les cours et l'école. Elle sembla très fière lorsque je lui appris que depuis l'arrivée d'Alby, il m'avait soufflé ma première place au classement. La fierté d'une mère pour la réussite de son enfant.
Ce fut à Rena de débarrasser et Megan demanda à Alby de lui montrer où je dormirai durant le week-end.
La chambre, dans des tons chauds, bien rangés et propre se trouvait en face de celle de Rena. Mes affaires se trouvaient sur le lit, mais Alby ne me laissa pas le temps de faire le tour qu'il m'entrainait dans sa propre antre.
Je découvris une pièce à la fois rangée et sens dessus dessous. Des livres se mêlaient à des maquettes, des babioles à des coupes et médailles. Aux murs, des cadres et des posters. À côté de son lit, une photo encadrée le montrait avec ses frères et sœurs. Daniil se trouvait dessus. Si Alby s'installa sur la chaise de son bureau, je me pris à flâner et attraper des objets.
Là, une miniature d'une voiture.
— J'ai un oncle qui collectionne de vieux modèles qui ne sont plus commercialisés. Plus petit, il m'offrait toujours une petite voiture en pensant que ça me donnerait envie de devenir comme lui.
— Ce n'est pas le cas ?
— Je préfère les motos.
— Forcément.
Je pointai le sabre accroché au mur. Il paraissait vrai.
— Je suis fan de la culture des Samouraïs.
— Tu as ton propre Nindô ?
Alby éclata de rire.
— Toi, tu confonds ninja et samouraï.
— C'est un vrai ?
Il hocha la tête.
— J'ai dû économiser des mois pour pouvoir me l'acheter. Ma mère n'aimait pas trop l'idée, mais...
— Mais quoi ? soufflai-je.
— C'est Daniil qui a réussi à la convaincre.
Alby se leva un instant pour aller s'installer sur son lit, la tête basse. Le souvenir de son aîné semblait encore très présent.
Mon bras retomba le long de mon flanc et le matelas s'affaissa sous mon poids supplémentaire.
— Tu lui ressembles beaucoup, murmurai-je.
— Angus est son portrait craché au même âge, c'est dur pour ma mère.
Mes doigts trouvèrent les siens et il les serra très fort.
Ni lui ni moi ne parlâmes pendant un long moment. Et ça m'allait.
**
Pour info : le nindo se dit de la voie du Ninja. C'est un code de vie qu'un shinobi s'impose et qui varie selon sa personnalité et ses choix.
Une plongée dans l'ambiance familiale de Alby 😘
La bise 😘
Taki et Ada'
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