27 - Greer
Frotter les vitres à la seule force de ses bras avait un côté... libérateur que je n'expliquais pas vraiment. Peut-être parce que je ne l'avais jamais fait de ma vie. Nous avions toujours eu du personnel pour s'occuper de la villa, alors faire le ménage ? Une idée qui ne trottait clairement pas dans la tête de ma mère.
J'aimais assez sentir mes muscles chauffés, mais ce n'était rien comparé à la satisfaction d'un labeur bien fait. Alby semblait agir par automatisme, habitué là où j'expérimentais pour la première fois. Je n'en fis pas la réflexion, parce que je ne souhaitais pas creuser l'écart entre nous. Depuis... l'incident, je passais beaucoup de temps avec lui, trop peut-être même, mais ça me plaisait. Parce qu'il n'avait pas cette manie de combler tous les silences ou de chercher à donner son avis sur tout.
Discret.
Il marchait à côté de moi sans un mot et je ne trouvais pas ça dérangeant. En fait, j'appréciais ça chez lui. Cet aspect qui le caractérisait si bien. Qui le définissait.
— Tu as déjà nettoyé des vitres ? m'interrogea alors Alby, les yeux rivés sur moi.
Je me sentis rougir.
— C'est si évident que non ?
Ses yeux pétillèrent et je sentis mon cœur accélérer la cadence, pas tout à fait prêt à exploser, mais plus proche de la zone de rupture que de la lente décadence. Je n'arrivais pas à savoir si ce que je commençais à ressentir venait du fait qu'Alby brisait ma solitude ou d'autre chose. En fait, pour être tout à fait honnête, j'essayais de ne pas y penser la plupart du temps.
— Juste un peu, se moqua-t-il, sans méchanceté.
Je lui donnai un coup de chiffon et des élèves un peu plus loin nous fusillèrent du regard. Je haussai les épaules, encore un peu rouge, me sentant plus stupide qu'il ne l'aurait fallu. Nous nous attelâmes à notre tâche avec le plus grand sérieux, ou presque, nous asticotant un peu au passage. C'était la première fois que je me sentais si proche de quelqu'un depuis mon arrivée à Riverview. En même temps, jusque-là, personne n'avait osé braver le joug barbare de Jaxen et Kacey ne comptait pas vraiment. Elle était là depuis longtemps.
Alby représentait la nouveauté, ce que je n'expliquais pas. J'ignorais si je pouvais dire qu'il était mon ami, sûrement qu'il était bien trop tôt pour le dire.
Mon regard glissa sur son profil. Le fait qu'il ait été puni et pas l'autre idiot était si logique dans un contexte pareil. Mieux valait afficher le boursier que le fils d'un des donateurs de l'école. Alby ne semblait pas particulièrement mal le prendre. Il s'adonnait à son devoir avec beaucoup de sérieux, voire trop pour ce qu'on lui demandait. Il aurait pu tomber sur bien pire que la bibliothèque. Madame Fraser lui mangeait pratiquement dans la main. En même temps, elle avait ses têtes, sans surprise. Et heureusement pour nous, pour Alby surtout, nous faisions partie du peloton de tête.
— Je ne veux pas abuser de ton précieux temps, mais il y a un devoir de maths qui me donne pas mal de fil à retordre.
Je n'aimais pas les chiffres, les problèmes. Je n'aimais pas les inconnues, les puissances, les problèmes. Rien de glorieux. Je n'avais aucune idée de ce que j'aimais, de ce que je voulais faire. Aucun projet sur le long terme, ce qui, avouons-le, arrangeait ma mère. Pas la peine de penser à l'avenir quand dans sa tête, tout était limpide et évident. Je détestais cette emprise. Cette pression constante qu'elle exerçait, consciente de son petit effet.
— Ça va te coûter bonbon niveau distributeur, répondit Alby, content de sa bêtise.
— Tu es un tuteur, tu fais ça pour... la postérité ?
— Pour mon dossier, plutôt.
Lui, il visait quelque chose. Il avait une idée en tête. Un projet. Moi, à chaque fois que je pensais à l'après lycée, je ne voyais qu'un gouffre. Une bien piteuse projection de mon avenir.
Un putain de charivari.
— Promis, je serais une élève modèle.
— On termine ça et je t'aide, pas de soucis.
La bibliothèque ne se vida pas vraiment. Madame Fraser fit quelques apparitions, toujours occupée à droite et à gauche.
Elle nous offrit de quoi boire lorsque nous eûmes terminé et nous proposa de nous installer dans une salle de travail. Je sortis mes affaires et Alby s'installa à côté de moi. C'était un bon tuteur. Patient et attentif. Il parvenait sans mal à comprendre où se situait la difficulté de son élève et je trouvais ça vraiment impressionnant de sa part. Il expliquait tout posément et à la fin d'une de nos séances, j'avais presque l'impression d'avoir tout compris. Il prenait le temps de faire des schémas, de donner des exemples, bref, il était bon pédagogue. Il n'en fallait pas moins avec moi.
La résolution de mon devoir nous prit tout de même pas loin d'une heure passée. Alby s'étira pendant que je rangeai mes affaires et il se balança sur la chaise.
— Tu vas devoir nettoyer des vitres et ranger des livres longtemps ?
Nous étions en train de quitter la bibliothèque et l'air de cette soirée me chatouilla la peau. Je cachai mes mains dans les poches de ma veste et Alby rejeta la tête en arrière pour inspirer une grande goulée d'oxygène.
Mes yeux restèrent fixés sur sa pomme d'Adam un trop long moment.
— Un moment, j'imagine. Je paie pour les idiots de cette école.
Il ne parut pas particulièrement blasé en annonçant cette vérité.
— Il y a un système immuable dans les écoles privées, soufflai-je.
— Les plus riches l'emportent quand les plus précaires triment ? C'est le système en général qui est comme ça.
— Vous n'êtes pas pauvres, n'est-ce pas ?
Ma question n'était pas un peu déplacée ? Autant dire que je manquais de pratique sociale.
— Non, pas vraiment. Disons que... l'argent de mes parents leur appartient.
Je fronçai les sourcils, n'en demandais pas plus, parce que quelque part, je me doutais. Sûrement en partie parce que Sebastian Cooper ne m'était pas étranger.
— Je vois.
Alby s'arrêta devant le bâtiment des filles. De la lumière brillait à la plupart des fenêtres. Je me tournai vers Alby.
— Je ne t'ai pas vraiment remercié, tu sais, pour...
Ce qu'il s'était passé dans les vestiaires de la piscine. Si Alby n'était pas arrivé... Je déglutis.
— Tu n'as pas à le faire.
— Je crois que si, murmurai-je.
Je fis ce qui me parut être le plus naturel dans cette situation. J'avançai d'un pas, me hissai sur la pointe des pieds et déposai un baiser sur sa joue.
Son odeur m'enveloppa d'un seul coup. Ce fut comme un uppercut, pas violent, juste... sonnant.
Mon souffle bloqué dans ma gorge.
Je reculai le visage pour croiser le regard d'Alby. Il ne bougea pas, respira à peine.
Quelques centimètres séparaient nos deux visages.
Quelques minuscules centimètres.
Mon cœur.
Boom boom.
Une explosion.
— Merci.
Je retombai sur mes talons. Alby se frotta la nuque. Il regarda ailleurs et un sourire idiot étira ma bouche.
— À demain.
Je tournai sur moi-même et m'éloignai, cette fois mon sourire bien plus grand.
Idiote.
Je grimpai les marches presque quatre par quatre et déboulai dans la chambre où Kacey était en train de se sécher les cheveux.
— Pourquoi tu souris comme ça ? m'apostropha-t-elle, suspicieuse.
— Je n'ai pas le droit d'être heureuse ?
Le mot m'échappa.
Le concept s'imposa.
Heureuse ? Comme dans bonheur ?
Il suffisait que le chat disparaisse pour que la souris danse ?
Il faut croire...
— C'est ton boursier qui te fait cet effet ?
— Il s'appelle Alby. Pas le boursier.
Elle haussa les épaules et se détourna. Je balançai mon sac sur ma chaise, récupérai mes affaires pour la douche avant de me diriger dans les parties communes. L'absence de Jaxen commençait à me monter à la tête. J'en avais bien conscience. Je ne craignais pas ses retombées, pas plus que son petit jeu à mon égard. Lorsqu'il disparaissait de la sorte, je pouvais enfin respirer et me leurrer.
En pensant que tout allait bien. Que j'avais enfin une scolarité normale.
Je ne rasais plus les murs. Mais je ne devais pas oublier. Je ne devais pas penser que cette situation allait durer.
Il revenait toujours.
Mais cette fois, j'avais peur que son retour n'en soit que plus douloureux. Parce que cette fois, je profitais.
Je souriais.
Je vivais.
Et il me le ferait payer. D'une manière ou d'une autre. Parce qu'il le faisait toujours.
— Tu as besoin d'un toutou pour protéger le peu de vertu qu'il te reste ?
Les amies de Vanessa ricanèrent. Je ne relevai pas la pique, habituée à ce que l'objet sexuel du moment de Jaxen l'ouvre pour ne rien dire.
Le pari de ce dernier courait toujours, malgré les... événements. L'infirmière guettait chacun de mes pas dans les couloirs, mais je n'avais rien à lui dire. Parce qu'il n'y avait rien à dire.
Je n'avais pas été convoquée, ni par la direction ni par le médecin.
Et je préférais de loin qu'il en soit ainsi.
Mais savoir que le pari continuait d'alimenter les fantasmes de certains me tétanisait dès lors que j'y pensais. J'avais peur qu'Alby ne soit pas toujours là. Peur de ne pas être capable de me défendre, de me protéger moi-même.
— Tu crois que Jaxen partagerait la somme si on te faisait tourner, Greer ? balança ce gros porc de Doug. Un bon vieux gangbang avec toi comme pièce maîtresse.
Je levai mon doigt dans sa direction sans le regarder. Tout le monde parlait sur mon passage, discutait de ces deux cent mille dollars comme s'il s'agissait d'un simple billet. Pour beaucoup d'entre eux, ça ne représentait rien. Mais pour d'autres...
Je glissai mes écouteurs dans mes oreilles et la voix d'Hiro, le chanteur du groupe japonais My First Story, couvrit les horreurs des abrutis qui peuplaient Riverview. J'accélérai le pas pour me retrouver à l'extérieur et je relâchai toute la pression des dernières minutes. Il fallait que je trouve une solution pour ce pari. Mais cela ne voulait dire qu'une seule chose ; faire face à Jaxen. Et il y aurait forcément un prix à payer.
Une bourrasque balaya ma queue de cheval et malgré le rythme endiablé du morceau, j'entendis clairement Alby m'appeler. Je m'arrêtai et il trottina jusqu'à moi.
— Tu fais quelque chose ce week-end ?
Sa question me prit au dépourvu. J'ouvris la bouche, la refermai. Il se frotta la nuque – geste qu'il avait lorsqu'il était gêné – et sa langue darda un instant.
— Va y avoir pas mal de monde chez moi samedi et je me suis dit que ce serait sympa si tu venais. Histoire de changer un peu d'air.
Oh.
Oh.
Alby m'invitait chez lui ?
C'était... inattendu. Surprenant. Déstabilisant. Oh, ça oui, pour l'être, ça l'était...
— Ne te sens pas obliger de dire oui. C'est juste que...
— Ce serait sympa, soufflai-je.
— Vraiment ?
Je hochai la tête. Je ne me souvenais pas avoir été invité par un garçon. Même s'il s'agissait de rencontrer ses parents. C'était... la première fois depuis... toujours.
— Ça me plairait bien de venir chez toi, dis-je.
— Cool. On se voit plus tard ?
Prêt à courir dans l'autre sens, je le retins à la dernière seconde.
— Je n'ai pas envie que tu aies des problèmes à cause de moi. Jax n'est peut-être pas là, mais il va revenir et je...
Le regard d'Alby me coupa dans ma tirade.
— Après ce qu'il s'est passé par sa faute, ce connard a plutôt intérêt à faire profil bas.
— On parle de Jaxen. Je ne suis pas sûre que tu...
— Que je comprenne ? J'ai rien d'un putain de chevalier ou je ne sais quelle connerie, Greer, mais quand une fille se fait presque violer à cause d'un pari débile, je prends ça très au sérieux.
— Une fille, hein ?
Encore ce traitre de cœur qui fit trop de bruit, qui pompa trop de sang.
— Une amie ? Je crois qu'on a dépassé le stade de simples connaissances, tu ne crois pas ?
Comme s'il avait lu dans mes pensées la veille.
— Amis, ça me va, approuvai-je.
Je n'avais que Kacey dans ma vie depuis si longtemps que je ne savais plus comment on se faisait des amis. Comment on se liait.
Mais entre Alby et moi, autant dire que ça s'était fait par la force des choses.
— À plus tard alors ? m'interrogea-t-il une nouvelle fois.
Cette fois, pas d'hésitation de ma part.
— À plus tard.
**
Une amitié qui se noue doucement entre Alby et Greer. Une façon pour nos compères de survivre dans ce monde de brute 👀
Un petit aller chez Alby... En espérant que ça ne remonte aux oreilles de personnes 😬
J'essaye de vite répondre à vos commentaires 😜 on a eu un week-end très intensif en écriture 😂😅
La bise 😘
Taki et Ada'
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