19 - Greer


J'avais envie de vomir. De rendre mon repas devant tout le monde. À la face de ma mère, qui ne cessait de me jeter des coups d'œil pour contrôler ce que j'ingérais. Oh, quand il s'agissait de la fourchette de Jaxen, elle ne disait rien. Son presque beau-fils, elle le vénérait. Alors lui, il pouvait me faire manger autant qu'il le souhaitait ; elle ne ferait aucune remarque, aucun commentaire déplacé.

Me tenir à cette table, avec eux, c'était un autre enfer, une autre façon de souffrir.

Le rituel de ma mère, je le connaissais par cœur et je savais qu'elle aurait aimé que je la copie. Que je fasse de l'anorexie un manteau dans lequel je me draperais ; fière.

Comment pouvait-on l'être ? Cette maladie, elle tuait. Ne pas manger tuait.

Mais pour ma mère, manger revenait à mourir. Alors elle parlait beaucoup en mangeant, elle riait, détournait l'attention. Elle remplissait son assiette pour faire croire qu'elle gaspillait plutôt qu'on voit qu'elle ne mangeait rien. Elle agissait ainsi dès que nous avions des invités. Le regard des autres comptait trop dans sa petite existence parfaite.

Je vivais avec cette réalité depuis que j'étais en âge de comprendre, de savoir que manger du gâteau n'était pas une mauvaise chose en dehors de cette villa. Pas d'anniversaire pour moi ; pas de sucreries à partager avec mes amis. Non, jamais. Le sucre, c'était le mal. Ça s'installait dans les hanches, les cuisses, le ventre. Il ne restait plus que le gras ; si disgracieux.

Je reposai ma cuillère, jaugeant le dessert sans savoir quoi en faire. Mon ventre était étrangement noué.

Je repensais aux sucreries partagées avec Alby. Aux petits sachets de bonbons entre nous ; des boules rouges, jaunes, noires. À mes doigts qui plongeaient dedans, sans peur de jugement, sans peur qu'Alby ne dise ou ne fasse quoi que ce soit. Au contraire. Alors me retrouver là, pendant ce repas ; j'avais cette sensation d'être à des années-lumière de ces jours avec lui, loin de mes parents, loin de Jaxen.

Est-ce que je pensais à Alby parce qu'il avait été gentil avec moi ?

— Petite fille abandonnée ; il suffit que quelqu'un soit gentil avec toi pour que tu t'imagines des choses.

Peut-être que Jaxen disait vrai. Qu'en me témoignant de l'attention, je m'accrochais stupidement à Alby, sans savoir de quoi la reprise serait faite. Me parlerait-il encore ? Continuerait-on à s'installer ensemble à la bibliothèque ? Je n'en savais rien. Quelque part, je ne voulais pas que tout recommence comme avant. Mais avais-je le choix ? Avais-je prise sur ma propre situation ? Non. Définitivement pas.

— Tu peux prendre le dessert de Greer, Jax, elle ne le mangera pas et tu as besoin d'énergie pour continuer à grandir.

Le commentaire de ma mère me donna la nausée.

Les garçons devaient manger pour être forts.

Les filles devaient se taire et être belles.

Je repoussai mon assiette et Jax sourit à ma mère avant de plonger sa cuillère dans ma part.

— Tu es sûre de ne pas en vouloir ? C'est... succulent, souffla-t-il.

Il dut sentir l'exact moment où j'allais me lever et m'excuser pour déguerpir, alors ses doigts se refermèrent juste au-dessus de mon genou et il y exerça une légère pression. Pas assez pour me faire mal, juste ce qu'il fallait pour que le message soit clair. Je ne bougerai pas. En tout cas, pas tant qu'il l'aurait décidé. Lui se fichait bien d'être assis là, dans ce simulacre qui me rendait malade.

Une autre cuillère, qu'il porta à mes lèvres cette fois. Nous nous jaugeâmes du regard, pour voir qui faiblirait en premier.

Pas Jaxen. Jamais. Alors j'ouvris la bouche et le dessert fondit sur ma langue. Entraînant un haut-le-cœur, cette répugnance qui me fit fermer les yeux et accepter.

Pourquoi manger était-il un supplice ?

Pourquoi ma mère ne pouvait pas être comme les autres ? Pas parfaite, juste... là pour moi, sans voir le mal dans chaque bouchée, dans mon appétit. La solution à tous ses problèmes se trouvait-elle dans son tour de hanche ?

Lorsque la fin du repas fut annoncée, nos pères se levèrent pour aller fumer le cigare et boire un verre dans le bureau et les femmes se décalèrent sur les canapés, avec une tasse de thé, les jambes croisées et l'envie de bavasser encore plus. Je ne tins pas plus longtemps et ressentant ce besoin de respirer, je repoussai les portes qui donnaient sur l'un des balcons. L'air glacial de cette soirée s'agrippa à mes bras et ma peau rougie instantanément. Mon souffle forma de la buée. D'ici, nous pouvions voir une partie de New York ; des lumières qui illuminaient la ville. La neige tournoyait dans le ciel, désireuse de trouver son chemin et de s'arrêter. De recouvrir celle qui tapissait déjà le sol. Je serrai les poings, parce que je me sentais en colère, mais fatiguée surtout. De ne pas parvenir à faire entendre ma voix.

Ici, dans ma propre maison, j'étais Greer, la future fiancée de Jaxen.

J'étais la fille chérie de sa mère.

La parfaite, la douce, la magnifique Greer.

Et ça me débectait.

Un enfer pour un autre.

Un enfer pour un autre.

Bien sûr, Jaxen ne tarda pas à me rejoindre, parfait dans son costume qui le vieillissait de plusieurs années. Il faisait la vingtaine, jeune homme présentable, responsable.

Détestable.

Il tira sur sa cravate, jusqu'à l'enlever pour la jeter sur l'un des fauteuils qui trainaient là. Il fouilla sa poche pour en sortir son paquet de cigarettes.

Responsable et plein de vices. La blague.

La flamme de son briquet éclaira son visage un instant et il recracha sa première taffe an rejetant la tête en arrière. Il ne dit rien et moi non plus. Je ne comptais pas lui adresser la parole ; ici, tout de suite, sans personne autour, je pouvais arrêter de jouer un instant. Juste un instant. Avec que tout ne recommence.

Maudit disque rayé.

Le froid se fit plus mordant après une bourrasque et Jax sourit quand ma main trouva la flasque contre son torse. Je l'extirpai de là et en but presque tout le contenu. La chaleur se répandit tout de suite, fusant dans mon organisme à vitesse grand V.

Je respirai mieux.

L'alcool me procurait cette impression de liberté qu'il me fallait pour tenir. Pour survivre. Je ne faisais pas dans la demi-mesure, quitte à finir la tête dans les toilettes. Un pis-aller, qui n'était que passager, que fugace.

Je contrôlais mes pulsions, je m'exhortais à la retenue quand j'aurais pu tout plaquer.

Tout abandonner. Mais le réveil aurait été pire. Parce qu'il y avait toujours ce moment où on se réveillait, où plus rien ne nous cachait de nous-mêmes. Surtout pas nos actes.

Quand je portai une deuxième fois la flasque à ma bouche, Jaxen m'arrêta et me la reprit pour boire à son tour avant que je ne siffle tout. Ça faisait tellement old school de se trimballer avec ça sur soi.

— Comment tu t'es fait ça ?

J'avais fini par l'interroger au sujet de son visage. Incapable de tenir une décision, d'arrêter un choix. Je lui parlais.

Nous étions encore dehors et Nanita m'avait apporté un gilet épais. J'aurais déjà pu rentrer, m'enfermer dans ma chambre, mais ma mère n'aurait pas aimé. Nous avions des invités.

Je sentais les effets de l'alcool, ce presque bien-être qui me gagnait.

Lénifiée, je respirai mieux. Tellement mieux.

— Mauvaise rencontre, répondit Jax.

Il en était à sa troisième cigarette, jambes étendues devant lui, sa cravate à côté de sa cuisse.

— Comment tu as réussi à te faire avoir par un boursier ?

À son tour de poser une question. Comme si tout était normal dans cette situation, dans cet échange qui me brûlait les tripes.

— Alby est intelligent. Il mérite la première place.

Jax secoua la tête, amusé par ma réponse.

— Ton père a dû apprécier que tu prennes sa défense.

Il étira ses doigts, les referma en un poing. Je me demandais ce que je faisais là. Pourquoi je restais.

Pourquoi.

Pourquoi.

Pourquoi.

Aucune raison. Aucune logique.

Juste... le vestige d'un sentiment.

Sur ma paume, quelques flocons tombèrent. Ils ne fondirent pas tout de suite.

— J'ai fait une bataille de boules de neige avec lui. C'était drôle.

Stupide, stupide Greer. Je jouai à un jeu dangereux. Le plus dangereux de tous.

— Tu essayes de faire quoi, là, Greer ? Me remémorer nos bons souvenirs ? ricana Jaxen.

Une éternité.

Deux enfants de deux grandes familles.

Deux amis.

D'abord une amourette, celle de toutes les petites filles. De tous les petits garçons.

Une belle histoire ; parce qu'elles commençaient toujours ainsi. Avec de bons sentiments. De la joie, du bonheur, des rires.

Je me tournai vers Jaxen pour le regarder. Longtemps. Dans un silence étrange, palpable, qui s'étirait entre nous, s'étendait, encore, encore, encore. J'ignorai ce qu'il lisait dans les miens, mais dans ses yeux à lui, je ne vis qu'un puits sans fond, sans fin. De la noirceur, de la colère surtout. De celle qui faisait mal, qui se fracassait contre vous, vous tailladait, vous brisait.

De la rancœur.

De la douleur.

— Attends, attends... qu'est-ce que tu fais, Greer ?

Il se leva, un sourire monstrueux aux lèvres. Je le laissai approcher, le cœur trop rapide, le souffle trop court.

Je me remémorai des souvenirs, des instants du passé. Et lui, lui, il allait me faire mal. Il allait me le faire payer.

Il n'était plus un petit garçon, il n'était plus l'adolescent de qui j'étais tombée amoureuse.

Pour être tombée, j'étais tombée.

— Tu essayes de me tirer un joli souvenir de notre enfance ?

— Non, dis-je, trop vite.

Il éclata de rire et ses doigts se refermèrent sur ma nuque. Il me fit mal. Une douleur qui se logea dans mon ventre, dans le bas de mon dos.

— C'est oublié, tout ça. Balayé. Tu veux que je te dise c'est arrivé quand ?

Je ne bougeai pas. Ne bronchai pas.

— Quand je t'ai baisé.

La violence du coup fut intolérable.

Baisé. Un mot si cru, si dur.

— Ne fais pas cette tête, Greer chérie. C'était bon. Tu n'arrêtais pas d'ahaner : Jax, Jax, oh, Jax. J'étais dur, tellement dur...

Yeux écarquillés.

Mal de ventre.

— On recommence quand tu veux. Mais cette fois on trouvera un meilleur angle pour la caméra.

Je le repoussai violemment, une main sur la bouche. J'allais vraiment vomir cette fois.

La porte vitrée s'ouvrit alors sur ma mère qui nous annonça que la famille Ross y allait.

Le hall d'entrée. Les embrassades. Les lèvres de Jax sur les miennes. Je filai à l'étage avant que mon père ne pose son regard sur moi. Je retirai ma robe et fis couler l'eau de la douche.

Là, sous le jet, je frottai ma peau, je la frottai jusqu'à ce qu'elle rougisse.

Comme pour oublier les paroles de Jaxen.

Ma première fois avec un garçon. Avec lui.

Pour moi, elle avait été belle. Douce. Douloureuse comme une première fois pouvait l'être. Mais belle, oh oui, si belle.

Et Jaxen l'avait sali. Il l'avait balancée à tout le monde. Parce qu'il s'en fichait. Mais moi, moi, je n'oubliai pas sa tendresse.

Ses gestes.

Sa façon de me rassurer, de me demander si ça allait.

Assise par terre, dans la douche, les jambes ramenées contre moi, je cherchai une explication.

Une raison.

N'importe quoi auquel me raccrocher. Mais il n'y avait aucune réponse.

Parce qu'il n'y avait aucune raison.

Cette première fois avait été gâchée. Elle ne comptait plus. Je le savais, je le savais, mais...

Je tirai sur mes cheveux, je tirai jusqu'à vouloir me les arracher.

Pour ressentir autre chose.

Pour ressentir, tout simplement.

Je voulais oublier. Jaxen.

Mes sentiments.

J'avais baissé ma garde, parce que je l'avais cru aussi amoureux que moi.

Il avait tout piétiné.

Tout détruit.

Tout, tout, absolument tout.

Sans regret.

Sans possibilité de retour en arrière.

J'étais la seule qui en souffrait.

La seule qui ne parvenait pas à passer à autre chose. Idiote. Petite idiote.

Je lacérai ma peau. Je criai en voyant les marques à mes poignets.

Tentative ratée.

Même la mort ne veut pas de toi.

Même ça, tu n'es pas capable de le faire correctement.

Un, j'étais tombée amoureuse d'un garçon.

Deux, tout le monde avait vu ma première fois.

Trois, j'avais voulu mettre un terme à ma vie.

Quatre, je n'avais pas réussi. 

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