18 - Jaxen
— Tu es si beau, mon garçon.
Ma mère entra dans ma chambre sans s'annoncer, sans y être invitée. Sa démarche chaloupée, rendue un peu gauche à cause des médicaments, ses yeux perpétuellement voilés, sa peau diaphane et sa chevelure qui flottait autour de ses épaules, à la manière d'un linceul qu'on s'apprêtait à user pour recouvrir un cadavre. Je l'observai venir à moi dans le miroir à pied qui trainait dans un coin de ma chambre et me tournai vers elle quand elle fut juste devant moi, si petite, si chétive.
Faible.
Ma mère vivait dans un monde de requins et il lui avait fallu du temps pour s'en rendre compte et l'accepter.
À coup de pilules et de thérapies. Si ça lui réussissait ? Pas vraiment. Elle se trouvait dans une spirale infernale, tirée vers le fond sans aucun espoir de s'en extirper. Mon père lui demandait d'être belle, de sourire et elle le faisait.
Parce qu'elle l'aimait. Elle adulait cet homme qui lui avait passé la bague au doigt et qui l'avait enfermé dans une cage dorée.
L'aimait-il ? Sûrement à sa façon. Autant dire pas beaucoup.
Elle attrapa le bout de ma cravate pour le caresser de son pouce, les yeux dans le vague, l'expression un peu hagarde. La sortir ce soir ? Mon père ne doutait de rien.
À s'enfiler du prozac comme des pastilles à la menthe, ma mère vivait dans un brouillard perpétuel, se rappelant à peine de son propre prénom. Pas franchement une vie. Parfois, elle émergeait et se rappelait son petit garçon qu'elle aimait plus que tout, mais moins que les cachets.
— Tu devrais rester à la maison, soufflai-je. Ce n'est qu'un repas.
Chez les McCray. Une soirée entière à écouter ma mère et celle de Greer parler de choses inutiles, d'entendre nos pères converser sur la politique et d'épier Greer qui faisait tout pour manger le moins possible en compagnie de sa génitrice.
Que de réjouissances en perspective, surtout après une semaine sans voir ma victime préférée. Les nouvelles de Spencer à ce sujet ne me plaisaient pas. La reprise des cours après les vacances risquait d'être intéressante.
Pour moi.
Moins pour Alby Cooper.
— J'ai envie de venir, répondit ma mère, catégorique.
Elle lâcha ma cravate pour venir la lisser contre mon torse.
— Tu es défoncée, maman.
Elle cligna des paupières, la bouche entrouverte. Avait-elle compris ce que je venais de lui dire ou pas du tout ? Quelle importance.
Je haussai les épaules et m'écartai d'elle, malade de me retrouver en sa présence. Je me rappelais d'une femme qui riait aux éclats, d'une mère aimante. Pas de cette personne, ce fantôme. Une ombre.
— Cette vie me rend heureuse, tu sais ?
Je secouai la tête et lui jetai un coup d'œil. Que savait-elle du bonheur ? Elle passait ses journées entre ses murs, à boire, avaler ses prescriptions et dormir. Tout le monde le savait, mais personne ne disait rien. Tant qu'elle restait présentable pour les sorties officielles du gouverneur avec son épouse, tout allait bien.
Mon père aux commandes, tout irait toujours bien.
— Si tu le dis, m'man.
Je passai à côté d'elle, choppai ma veste au passage et l'abandonnai là, sans me retourner. Je détestais quand elle me débitait des conneries pareilles. Heureuse, elle ? Mon cul. Mon père la tenait sous sa coupe et ce n'était pas près de changer. Parce qu'il nous tenait tous.
Ma mère.
Moi.
Même Greer. Fichue Greer...
La voiture nous attendait déjà, prête à nous amener chez les McCray. Le paternel était encore dans son bureau pour un rendez-vous téléphonique de dernière minute. Je passai une main sur mon visage et la reculai sous l'assaut de la douleur. Un bleu fleurissait sur ma pommette et ma lèvre était encore explosée. Je ne sentais plus le goût du sang depuis la veille, mais il trainait dans l'air, pas très loin. Pas de maquillage pour cacher ça. Tant pis.
J'entendis les pas de ma mère qui passa son manteau et le boutonna – essaya, plutôt. Ses mains tremblaient et je la vis reprendre son souffle plusieurs fois. Ce soir, elle boirait beaucoup. Parce que c'était sa définition de vivre, d'être heureuse. Lorsque la porte du bureau s'ouvrit, mon père tendit sa main à sa femme qui n'hésita pas. Je leur emboîtai le pas et nous nous retrouvâmes tous les trois dans la même voiture. Il ne fallait pas longtemps pour rallier la villa du juge, et tant mieux. Ma mère piailla tout le trajet et réussit l'exploit de faire sourire son mari. Parfois, je ne comprenais rien à cet homme. J'étais son fils, ce n'était pas franchement ce qu'on me demandait. J'avais à peine eu l'occasion de le voir depuis le début des vacances. Aucun mot sur le classement : à la différence du père de Greer, le mien se foutait bien que je loupe mes années à Riverview. Si certains trouvaient que manger, c'était mourir, d'autres jugeaient que les études n'étaient rien d'autre qu'une perte de temps. Mon père s'était forgé tout seul, quand bien même il avait été sur les bancs de Riverview. Un homme n'avait pas besoin d'un diplôme pour être un puissant. Un point divergeant entre mon père et moi. Je ne voulais pas être le meilleur ; je laissais cet échec à Greer, mais j'avais certains désirs.
Nous arrivâmes devant la villa où nous attendait cette chère Elizabeth. Dans des circonstances bien différentes, elle aurait pu essayer de me séduire, malgré notre différence d'âge.
Je voyais bien comme cette femme me regardait, comment son regard changeait lorsque je me trouvais devant elle.
Une prédatrice.
Tout faire pour que j'épouse sa fille cachait bien plus qu'un simple lien entre deux familles. Oh, oui.
— Elle est dans sa chambre, tu peux monter.
Elle avait caressé ma pommette avant que je ne recule.
Un sourire, les marches avalées quatre à quatre, les mains dans les poches, la porte ouverte de Greer et son corps dénudé offert. Mes yeux glissèrent de ses omoplates trop saillantes au creux de son dos qu'on aurait aimé voir cambrer.
Sur ses fesses, des marques. Celle d'une ceinture qui frappait, frappait, frappait.
Deuxième du classement. Papa McCray pas content.
J'appuyai mon épaule contre le chambranle, les bras croisés. Elle passa sa robe par ses pieds et la remonta. Noir, étincelante ; elle contrastait avec la pâleur de sa peau.
Elle passa les bretelles et plia le bras dans son dos pour remonter la fermeture, sans succès. Je m'avançai alors, ce qui annonça ma présence à Greer. Ses épaules se tendirent et elle ne bougea pas d'un iota.
Une main sur sa hanche, l'autre qui s'occupa de la fermeture. Je baissai le regard sur sa colonne vertébrale, sur son dos nu et les éphélides qui parsemaient sa peau à cet endroit. Je me penchai pour déposer un baiser à la base de sa nuque et elle fit un bond pour m'échapper.
Inutile, Greer chérie...
Elle se tourna, un éclat d'ire étincelant dans ses pupilles. Ses sourcils se froncèrent lorsqu'elle découvrit mon visage, vestige des coups reçu quelques jours plus tôt.
— Dégage de ma chambre, cingla-t-elle.
— Ta mère m'a gentiment invitée à te rejoindre. Alors me voilà.
J'écartai les bras, tout sourire. Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Je ne suis pas d'humeur, Jaxen. Va-t'en.
Je fus sur elle en une enjambée. Mes doigts agrippèrent son poignet et je la tirai pour qu'elle rebondisse contre moi.
— Tu as profité de tes vacances, Greer chérie ? Comment c'était de passer tout ton temps avec le petit nouveau ?
Son souffle se bloqua un instant, suffisant pour que je le perçoive.
— Petite fille abandonnée ; il suffit que quelqu'un soit gentil avec toi pour que tu t'imagines des choses.
— Comme toi, tu veux dire ?!
Elle chercha à me repousser une seconde fois, mais mon bras en travers de son dos l'en empêcha. Collée à moi de la sorte, je pouvais tout sentir d'elle.
Qu'elle ne portait pas de soutien-gorge.
Qu'elle était maigre à en mourir.
— Tant d'ardeur ce soir...
Je levai une main et de deux doigts, poussait une mèche derrière son oreille. Ces pupilles m'incendiaient, tentaient de me clouer sur place.
— Pauvre garçon qui n'a rien demandé. À cause de toi je vais devoir faire de sa vie un enfer.
— C'est mon...
— Ton ami ? le coupai-je. Tu es bête à ce point ? Il a eu pitié. Peut-être même qu'il est intéressé. Tu es tellement, tellement douce, Greer.
J'agrippai sa main avant que sa gifle ne m'atteigne.
— Tu es vilaine aujourd'hui.
— Et tu n'es qu'un sale porc.
J'éclatai de rire et lorsque je rapprochai son visage du mien, elle cessa tout bonnement de respirer.
Yeux dans les yeux. Le silence. Son parfum qui enivrait. Mieux qu'un rail de coke.
J'aurais pu rester ainsi des heures ; à la maintenir contre moi, pour qu'elle ne m'échappe pas.
Petit connard d'Alby. Il n'avait rien compris. Absolument rien.
Je me passerais donc de lui parler la prochaine fois. Peut-être que le message serait plus clair.
Je finis par la repousser en arrière.
— On nous attend. Mets le collier que je t'ai offert l'année dernière.
— Va crever.
— Ne me fait pas me répéter.
Je l'attendis à l'entrée de sa chambre, conscient de chacun de ses gestes, de ses mouvements. Je lui offris mon bras qu'elle refusa jusqu'aux escaliers.
Ici, il fallait jouer.
Paraître.
Mentir.
Tout le monde s'installa à table et ce fut, comme chaque année, grandiose. L'argenterie étincelait sous l'éclat des centaines de bougies et le ballet du personnel était constant.
Je me retrouvai à côté de Greer qui semblait à chaque fois à deux doigts de vomir. Sa mère se tenait plus loin, mais ça ne changeait rien. Dès qu'un plat arrivait ou repartait, elle guettait l'assiette de sa fille.
Une symphonie bien maitrisée. L'alcool dans les verres, les rires, les questions sur l'académie, les cours. On ne parla pas du classement. Surtout pas.
Les couverts tintèrent, les verres se vidèrent.
Je jouai avec les cheveux de Greer, la fit manger ; sa mère n'y trouvait jamais rien à y redire. C'était so... romantic !
On parla encore des vacances de l'été, sans s'arrêter une seule seconde sur nos âges à Greer et moi. Ma mère parla de l'université, interrogea Greer sur ses projets et ce fut sa mère qui répondit : qui rit sur le fait que sa fille n'aurait pas besoin de faire grand-chose puisqu'elle serait une Ross.
Oui, vraiment, la même chose tous les ans.
Comme un disque rayé, comme un jour sans fin, qui revenait tous les ans à la même période. Rien de nouveau, rien de jamais entendu.
Alors je souriais.
Et Greer aussi.
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