15 - Greer

Un, j'étais deuxième du classement.

Deux, je ne voulais pas rentrer chez moi.

Trois, il neigeait.

Pas des petits flocons qui fonderaient dans la journée, non, une couche opaque qui recouvrait déjà une partie du sol et du parc qui entourait Riverview. Depuis la cafétéria, j'observai cette danse blanche et me fis la réflexion que ça y est, nous étions officiellement en décembre. Je profitai du calme des lieux, déserté par la majorité des élèves, tous retourné chez eux pour les vacances. Le message de ma mère avait réussi à me faire sourire ; chose rare, voire impossible. Je n'étais invitée à rentrer que pour Noël, pas avant. Et avouons-le, ça m'arrangeait à tous les points de vue, parce que je savais très bien que mon père serait là.

Un, j'étais deuxième du classement.

Deux, la colère de mon père me paralysait.

Trois, Alby venait d'entrer à son tour pour petit-déjeuner.

J'avais encore ses gants, là, dans la poche de mon manteau. Devais-je lui rendre ? Je l'observai attraper un plateau et le remplir de nourriture. Il portait un jogging et un sweat à capuche. Venait-il de courir ? Il occupait la piste avec assiduité, surtout le soir. Changeait-il ses habitudes pour les vacances ?

Nous n'étions qu'une poignée à rester à Riverview ; les autres pour travailler et rattraper leur retard dans le classement. Ces têtes-là, je les connaissais par cœur. Et lorsque Jaxen et sa bande désertaient le bahut, un statu quo se mettait en place. Ces gens ne devenaient pas mes amis, mais ils nous arrivaient de nous retrouver devant un film à la bibliothèque et d'échanger quelques mots, chose complètement impossible le reste de l'année. Je n'en voulais pas aux autres élèves, personne ne voulait devenir la cible de Jaxen. Alors je laissais couler et je continuais ma route, toute seule. J'aimais Riverview pendant les vacances. Plus de liberté, du temps libre, même les surveillants étaient beaucoup plus sympas, moins sur nos dos et le couvre-feu devenait presque inexistant. Le temps de quelques jours pour que tout rentre dans l'ordre ensuite.

Un, j'étais deuxième du classement.

Deux, est-ce qu'Alby allait me parler ?

Trois, je ne voulais pas rentrer chez moi pour les fêtes.

Il s'installa à une table non loin de la mienne, le nez dans son assiette. J'observai mon propre plateau. Je n'avais pas touché à grand-chose. Loin de ma mère ou non, sa désapprobation me suivait partout et dictait chacun de mes repas. Je ne voulais pas revivre une certaine période, quand ma mère me suivait partout avec le mètre pour mesurer mon tour de taille et m'asséner que j'étais encore plus grosse que la veille.

Je jouai avec l'opercule de ma compote, le ventre noué. Je m'inquiétais de mon retour sans parvenir à profiter de cet interlude.

L'entracte entre deux scènes diamétralement opposées. Cette angoisse m'empêchait de savourer la neige, elle parasitait ces quelques jours de tranquillité pour instiller un poison qui occupait tout mon esprit. Impossible de mettre tout ça en sourdine et d'espérer faire taire cette voix pernicieuse qui me soufflait ce qui m'attendait à la maison.

Mon père et sa colère.

Ma mère et ses blâmes.

J'abandonnai mon yaourt dans un coin de mon plateau et me levai pour le ramener avant de venir récupérer mes affaires sur la chaise à côté. J'enfilai mon manteau et mes mains dans mes poches, je sentis les gants d'Alby. Un peu grand pour moi, ils réchauffaient parfaitement les extrémités de mes doigts. J'empruntai la sortie qui donnait sur l'extérieur et mon souffle forma presque immédiatement de la buée. Il faisait vraiment froid. Je le sentais jusque dans ma gorge ; ce froid qui s'insinuait à l'intérieur. Les flocons dansaient durant leur descente avant de se mêler aux autres au sol. Les pas croustillaient sur ce tapis de poudreuse.

Mon nez se mit à me brûler et mes yeux me piquèrent à cause de la sensation cuisante. La porte derrière moi m'apporta de l'air chaud qui s'évapora bien vite et en une seule petite enjambée, Alby se retrouva à côté de moi. Il avait déjà fini de manger ?

Un peu plus loin, sous une bordure d'arbres, un groupe se lança dans une bataille de boule de neige.

— Tu en as déjà fait ?

J'aimais bien la voix d'Alby. Exactement comme je l'avais imaginé la première fois que je l'avais croisé dans les couloirs du lycée. Un mélange de whisky et de cigarettes. Un timbre rauque.

— Une bataille de boules de neige tu veux dire ?

Il hocha la tête et je me demandai encore si je devais lui rendre ses gants. Juste les lui tendre peut-être. Je ne savais pas trop. Et j'ignorais pourquoi j'y pensais. N'avait-il pas froid à ses phalanges ?

— Quand j'étais petite. On attendait les premiers flocons derrière la fenêtre et...

On.

Jaxen et moi. Je déglutis, soudain maussade. Alby ne sembla pas le remarquer, ou alors il ne releva pas.

— Et toi ?

— À chaque fois qu'il y a de la neige.

— Encore maintenant ?

Il opina, un léger sourire aux lèvres, plongé dans ses propres souvenirs. Alby frotta alors ses mains et souffla dessus. Mes doigts se refermèrent sur les gants, prête à les lui rendre, mais il s'éloignait déjà, cette drôle de conversation terminée. Mon bras retomba le long de mon flanc et je ne quittai pas son dos des yeux, jusqu'à ce qu'il disparaisse.

Je passai la matinée à mettre de l'ordre dans notre chambre, à Kacey et moi. Elle, elle ne restait jamais pour les vacances, trop pressée de rentrer chez elle pour retrouver ses amis. Elle m'écrivait moins pendant cette période et moi aussi. Je ne passai pas par la case cafète sur la période du midi et me rendis immédiatement à la bibliothèque, plus calme encore qu'à l'accoutumée. Je ne fus pas surprise d'y découvrir Alby, écouteurs dans les oreilles, plus que concentré sur le livre qu'il était en train de lire. Plusieurs post-its dépassaient des pages et je le vis annoter une page avec son stylo noir avant de surligner avec un Stabilo jaune. Je restai debout, bêtement, à me demander si m'installer à sa table l'agacerait ou non. Ce n'était pas parce qu'on s'était parlé deux fois qu'il désirait se coltiner ma présence. Je croisai le regard de madame Fraser qui m'offrit un sourire derrière sa monture de lunettes surannée. Une inspiration et je mettais mon cerveau sur OFF. Lorsque je tirai la chaise en face de celle d'Alby, ses yeux quittèrent son livre pour croiser les miens. Il ne dit rien, retourna à sa lecture. Je sortis mes propres affaires, ouvris mon Mac, dispersait mes classeurs et mes manuels, extirpai mon ouvrage du Cercle des poètes disparus pour finir par ma trousse. Je me mis au travail sans attendre, mais sans occulter la présence d'Alby. D'ordinaire, je restais dans mon coin, tout comme lui dans le sien. La plupart des autres élèves faisaient de même et personne n'aurait eu idée de s'aider ou de venir travailler en groupe, même s'il existait de nombreuses salles de travail.

Dans un premier temps, je terminai mes devoirs de littérature et pris un peu d'avance sur le programme et ce que j'étais déjà capable de faire. Certaines matières me demandaient plus de travail que d'autres, comme le cours de mandarin. Je passais plus de deux heures à m'occuper de ma calligraphie.

Lorsqu'Alby posa un sachet de bonbons entre nous, nos regards se croisèrent pour la troisième fois de la journée. L'emplacement était une invitation à me servir et j'avouai sans mal que ces petites boules de couleurs me donnaient très envie.

Les jours qui suivirent furent réglés plus ou moins de la même façon. Je passais mon après-midi dans la bibliothèque, à la même table qu'Alby. Chacun avançant à son rythme. À un moment, il se retrouva à me venir en aide sur un problème que je n'arrivais pas à résoudre.

Il était du genre patient. Il expliquait bien et sentait bon. Aucun lien entre les deux, mais une fois à côté de lui, impossible d'occulter son parfum.

Ses feuilles se mélangeaient aux miennes et ses annotations rejoignirent les miennes.

Il utilisait mon ordinateur quand j'attrapai l'un de ses manuels parce que j'avais oublié le mien dans ma chambre. J'aurais pu remonter le chercher, mais non.

Alby partait souvent pour revenir avec de quoi grignoter. Bizarrement, lorsque c'était lui, madame Fraser ne faisait aucun commentaire. Elle avait ses chouchous et a priori, Alby en faisait partie.

Il grignotait toujours dans la journée, alors que je carburai au café. Plus d'écouteurs, ni pour lui ni pour moi. Juste le bruit de la bibliothèque, des autres élèves et des pages qui se tournaient. Parfois il se levait pour aller griller une cigarette à l'abri des regards et si les premiers jours je le laissai y aller seul, je finis par l'accompagner ; pour prendre l'air et souffler un peu.

Un, j'étais deuxième du classement.

Deux, je passais mes journées avec Alby.

Trois, il sentait presque trop bon.

— Ce n'est pas genre, la millième fois que tu vois ce film ?

Je me trouvai dans la pièce aménagée par madame Fraser. Un grand écran sur le mur, des fauteuils et des poufs et sur les étagères, pléthore de DVD.

Alby se tenait sur le seuil, les joues rouges, preuve qu'il venait de terminer sa séance de sport à l'extérieur. Il était tard et à l'extérieur, il faisait littéralement nuit noire. Dans ma chambre, je m'étais décidée à descendre, pas très envie de tourner en rond. Une bonne occasion de revoir Le Cercle des poètes disparus.

— Si, répondis-je. J'aime bien reregarder les mêmes films à l'infini. Pas toi ?

— Les Marvel, oui, parce que c'est sympa.

Parce qu'il faisait meilleur à l'intérieur qu'à l'extérieur, Alby retira son sweat pour se retrouver en simple t-shirt.

— Tu... veux regarder autre chose peut-être ?

Alby haussa les épaules et se laissa tomber sur l'un des fauteuils.

— Lance ton film, Greer, t'occupe pas de moi.

Télécommande en main, j'optai pour les coussins par terre, mon dos contre un pouf. L'écran s'illumina et afficha le menu du DVD. Avoir un lecteur DVD à notre époque était presque désuet, mais j'avouais que j'aimais la vieille technologie. Le film démarra et je jetai un coup d'œil à Alby, sûre de le trouver sur son téléphone, mais son attention était toute rivée sur le film.

Un, je n'arrivais pas à me concentrer sur l'écran.

Deux, je n'avais jamais passé autant de temps avec quelqu'un d'autre que Kacey depuis des années.

Trois, je n'arrivais pas à me concentrer sur l'écran.

Ces pensées en boucle. Elles passaient et repassaient, me donnant un peu le tournis.

Lorsque le film prit fin, je me sentais gênée et stupide. Les deux à la fois. Alby se leva et s'étira.

— Je meurs de faim, grommela-t-il.

— Tu veux aller chercher quelque chose dans un distributeur ?

— Ils sont tous dans le bâtiment principal et il est fermé.

— Je connais un moyen d'y entrer, dis-je. Enfin, si... ça te dit.

— Pourquoi pas.

Nous quittâmes la bibliothèque, dernières ombres dans le coin et le froid de la nuit nous heurta. Je sortis les gants de ma poche et les tendit à Alby.

— Ce sont les tiens, soufflai-je.

— Garde-les, j'en ai d'autres.

Il se mit à marcher sur le chemin éclairé et déneigé. On ne craignait pas de glisser comme ça. Une fois les gants enfilés, je courus pour le rejoindre et là, je reçus une boule de neige en plein sur la tête. Je clignai des yeux et Alby éclata de rire.

Ce fut... inattendu.

Incroyable.

Un, Alby venait de m'attaquer avec de la neige.

Deux, il riait.

Trois, j'adorais ce son.

Mon cœur se mit à battre un peu plus vite.

— Pas de contre-attaque ?

Il était déjà en train de former une autre boule. Il n'y avait que nous pour entamer une bataille si tard, dans un froid pareil, sans craindre de tomber malade. Ou de tomber tout court.

Ma boule passa bien au-dessus de sa tête. La sienne me toucha une seconde fois.

— Je ne perds jamais à ce jeu, cria-t-il. C'est une question de principe quand tu as des petits frères et sœurs.

Je me cachai derrière un tronc d'arbre, une boule dans chaque main. L'adrénaline empêchait le froid de m'atteindre. J'avais chaud.

— Ce n'est pas une partie de cache-cache, tu sais ?

Sa voix, sur ma gauche. Je jaillis de ma cachette et cette fois-ci, l'atteignit en pleine face.

— Ô Capitaine ! Mon Capitaine !

Je ris. Fort, sans m'arrêter.

Sans aucune pression.

Parce qu'il n'y avait que lui et moi. Que les ombres de la nuit et toute cette neige.

Il me tendit l'autre barre de son twix et je la pris. Nous étions dans l'un des couloirs du bâtiment principal, assis par terre contre un mur. Seule la lumière du distributeur éclairait l'endroit. Pas un bruit, juste le bruit du vent à l'extérieur.

J'ignorai quelle heure il pouvait bien être. Tard. Ou tôt, ça dépendait du point de vue. Je croquai dans le chocolat et je sentis tout de suite le biscuit et le caramel.

— Ça faisait des années que je n'en avais pas mangé, avouai-je.

Sans trop savoir pourquoi. Il était plus facile de parler à un presque inconnu qu'à un ami. Pas de jugement, pas d'attente particulière.

Nous étions encore mouillés de notre bataille, moi plus que lui.

Alby ouvrit un autre sachet et cette fois-ci m'offrit une autre sucrerie. Je regardai le carré avec attention.

Combien de calories ?

— Tu devrais manger un peu plus. J'ai bien failli te casser en deux tout à l'heure.

Je lui donnais un coup d'épaule, un sourire un peu stupide aux lèvres.

Un, Alby m'avait heurté durant la bataille.

Deux, nous avions fini par terre.

Trois, j'avais senti chaque centimètre de son corps contre le mien.

— Il va falloir aller dormir, souffla-t-il.

J'avais bien envie de lui dire de prendre son temps, parce que rien ne pressait. Non, rien ne pressait... 

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Fangirlage ici ➡️➡️➡️➡️

Bébé Greer et bébé Alby 😍😍❤️😍❤️😍❤️😍❤️

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