14 - Alby

Je n'avais jamais été égoïste au point de me dire que je devais être absolument à la première place du classement. Je l'avais été tout le long de ma scolarité, mais de là d'où je venais, le classement ne valait rien. Hormis pour faire des demandes de bourses pour les plus ambitieux.

Alors, oui, j'étais sûrement ambitieux. De vouloir sortir du gang, de vouloir plus. De chercher à devenir quelqu'un d'autre que ce que mon père avait prévu pour moi.

L'attroupement devant le mur des listes de classement m'empêchait de voir les noms. Cependant, au vu des murmures et des grognements à mon encontre, je savais déjà que je créais du débat. Quand il y eut moins de monde devant les tableaux, je m'approchai et regardai le premier nom de la liste. Le mien. Je déglutis.

Merde. J'y étais arrivé ? Vraiment ?

Je regardai les prénoms suivants et une émotion étrange me prit à la gorge. En seconde position, il y avait Greer, puis en troisième position Jaxen. Visiblement, tout le monde convoitait le podium, mais ces deux-là se suivaient jusqu'ici.

— Il y en a une qui ne va pas vouloir rentrer chez elle, ricana une fille non loin de moi.

— Je crois que c'est la première fois que je ne la vois pas en haut de la liste, ça va être gênant, lui répondit sa copine.

Je haussai les épaules et filai en cours. J'eus à peine le temps de poser mon cul sur ma chaise que Jaxen apparut devant moi. Il m'observa et s'accroupit pour être à ma hauteur.

— Tu ne comprends donc rien, n'est-ce pas ? souffla-t-il.

— Si je n'ai pas un score parfait, on m'enlève ma bourse, crachai-je, mauvais. Si tu crois que je subis tout ça en silence juste par principe, alors c'est toi qui ne comprends rien.

C'était sûrement la plus longue phrase que je lui disais. Il ricana et se redressa. Sa main balança ma trousse par terre et la colère enfla un peu plus en moi. Je levai mon regard pour voir Greer se faufiler, tête basse et corps tremblant vers sa place. Je fronçai les sourcils, mais ne relevai pas.

À la pause déjeuner, je n'allais pas manger. Je ne voulais pas être entouré de murmures et de chuchotements qui m'auraient plus ou moins agacé au possible. Ce n'était plus le moment de faire le malin ou de faire la forte tête. J'étais là pour plusieurs années et Jaxen aussi. Soit je contrattaquais pour ma survie, soit je continuais de faire le dos rond en silence. La question était : est-ce que je voulais vraiment lui rentrer dedans ?

Je tirai mon portable pour appeler ma mère, mais me ravisai au dernier moment quand je me rappelai l'examen de cette après-midi. Je savais déjà que je connaissais tout sur le bout des doigts, mais le perfectionniste en moi en voulait toujours plus. Je révisai avant d'aller en cours, le ventre un peu serré.

Je réussis à appeler ma mère en fin de journée. Elle décrocha immédiatement, comme si elle avait attendu.

— Bonjour mon fils. Comment vas-tu ? As-tu eu tes résultats ?

— Ouep, répondis-je, pas peu fier. Je suis premier du classement. Je garde donc ma bourse pour l'instant.

Elle poussa un cri aigu qui me fit écarter le téléphone de mon oreille. Heureusement que j'étais dans ma chambre, sinon tout le monde aurait entendu ça.

— Je le savais ! cria ma petite sœur non loin de ma mère. Bravo tête d'ampoule !

Je ris. Sale gamine.

— Je ne doutais pas une seule seconde de ta force, Alby, me rassura ma mère. Je veux que tu continues à te battre pour tout ce que tu fais. D'accord ?

Il y eut un silence, puis j'acquiesçai.

— Tout va bien autrement ? Les autres élèves le prennent comment ?

C'était Rena.

— Pas vraiment bien pour ceux qui sont en haut de la liste, admis-je.

— Rien à foutre ! hurla un de mes petits frères.

— Angus Matteo Cooper ! cria ma mère en retour. Répète ça en face de moi pour voir ?

Il y eut quelques cris, un gros boum et des rires.

— Vas-y, raconte, insista Rena.

J'avais entendu qu'elle s'éloignait un peu. Je lui avais vaguement parlé des emmerdes que j'avais au cul lors de mon retour.

— Rien à signaler de plus grave, admis-je. Et c'est la vérité. J'ai failli vider mes tripes grâce à un bon laxatif mais...

— Mais ? releva Rena.

— On m'a aidé. Du moins, on m'a empêché de boire le laxatif en question.

— Aurais-tu un allié ?

Greer était-elle une alliée ? Je n'en étais pas si sûr. Elle subissait autant que moi, donc entre victimes, je suppose qu'on se serrait les coudes ? Je grimaçai. Non, ce n'était pas ça. C'était peut-être une part de culpabilité chez elle qui pointait le bout de son nez à cause de Jaxen et de ce qu'il me faisait subir parce que je l'avais aidée.

— Pas vraiment. C'était un rendu pour un donner, grommelai-je.

— Tu ne vas vraiment parler à personne c'est ça ? soupira Rena.

— Tu parlerais aux enfants des vipères qui t'entourent, Ren ? grognai-je.

— Tu m'as appris qu'il fallait toujours tendre la main en premier, avant de poignarder.

Je ricanai.

— On va peut-être avoir une petite discussion sur les gens extérieurs au club. Je disais ça seulement si les mecs t'emmerdent.

— Oups !

Je discutai un peu plus avec elle de ses études et de ses notes qui étaient bonnes, mais qui pourraient être bien meilleures si elle y mettait du sien. Ma sœur était tout aussi intelligente que moi, elle n'avait juste pas les mêmes priorités.

Je finis par m'enfiler un jogging pour aller me balader dehors. Le couvre-feu n'était pas encore atteint. Je pouvais donc prendre un peu l'air. J'embarquai mes clopes histoire de bien me niquer les poumons. J'avais besoin de me détendre un peu.

Je me glissai hors des dortoirs des mecs, qui étaient plutôt calmes pour l'heure qu'il était. Je poussai la porte de mon épaule et allumai ma clope en même temps. La première taffe me fit grogner d'aise. Je m'avançai un peu dans la cour principale et me figeai.

Un reniflement me fit pivoter sur ma droite. Je soupirai quand je vis Greer recroqueviller sur elle-même, qui tentait de retenir des larmes ou des gros sanglots. À ce stade, je n'en savais rien.

Je soufflai ma fumée, prêt à opérer un demi-tour quand son regard croisa le mien. La tornade d'émotions dans ses yeux me laissa pantois. Elle qui subissait Jaxen depuis sûrement son plus jeune âge, je ne l'avais jamais vu pleurer jusque-là. Ce n'était pas tant que je la pensais plus forte que tout ça, mais quelque chose me disait qu'elle pleurait à cause du classement.

Les commentaires des nanas me revinrent en tête. Elle n'avait jamais été seconde de toute sa vie et surtout, pourquoi ne voudrait-elle pas rentrer chez elle ?

En soit, peu de gosses ici voulaient rentrer chez leurs parents. Ils pouvaient faire bien plus de conneries ici. Enfin, je n'étais peut-être pas très objectif.

Je pris une autre bouffée de nicotine avant de m'approcher de Greer qui essuya tant bien que mal ses joues. Je me laissai choir à côté d'elle, ma cuisse trop loin de la sienne pour qu'on se touche. Néanmoins, je pouvais sentir la chaleur qu'elle dégageait, malgré le froid de décembre qui attaquait nos joues. Elle ne portait qu'un manteau léger et semblait grelotter autant que trembler à cause de ses sanglots. Quand elle tenta de retirer les dernières larmes de son visage, mon regard se porta sur ses poignets. Elle portait souvent des manches longues, ici. Mais au moment où les manches de son manteau remontèrent un peu, je reconnus immédiatement les marques sur ses poignets. Les personnes qui se scarifiaient le faisaient à des endroits discrets, vers les aisselles, ou même l'intérieur des cuisses. À cet endroit-là, sur le bord du poignet, c'était clairement une tentative de suicide. Si elle avait été ligotée, les marques auraient fait le tour de ses poignets, ce qui n'était pas le cas.

J'en découvrais un peu plus chaque jour sur cette fille et je ne savais toujours pas si c'était une bonne chose ou non. Tout en continuant de fumer ma cigarette dans un silence presque apaisant, je regardai autour de nous pour vérifier que personne n'allait nous la mettre à l'envers. Pire, que Jaxen nous voit faire.

— Tu devrais mettre un manteau plus épais, murmurai-je. Tu vas tomber malade sinon.

Greer m'observa quelques secondes avant de laisser échapper un petit bruit. Un rire ? Je n'aurais même pas su le dire. Elle renifla et se moucha discrètement.

— Peut-être oui, admit-elle d'une voix rauque.

— Pourquoi tu pleures ?

Elle se figea. C'était assez brutal comme question, mais je n'aimais pas tourner autour du pot. Et surtout, j'étais curieux. Horriblement curieux. Je ne pouvais pas m'en empêcher, de façon générale. Mais encore plus avec elle. Un sentiment me tenaillait depuis la rentrée en ce qui la concernait. Elle était quand même la fille d'un juge qui faisait partie d'une organisation assez puissante pour faire basculer le destin de l'état dans lequel nous vivions. Savait-elle des choses sur tout ça ? Elle avait déjà dû voir mon père à des soirées. J'en étais sûr.

— C'est direct et efficace au moins, murmura Greer, gênée.

— Merci, pour le laxatif, dis-je, presque aussi mal à l'aise qu'elle.

— À croire qu'on aime ce que nous fait subir Jax, hein ? grogna-t-elle.

— Il t'a fait du mal à cause de ça ?

Ma voix tremblait de rage et tout mon corps se tendit. Elle tapota mon épaule avant de se raviser. Je tentai de me calmer un peu.

— Non. Pas pour l'instant. Il aime réfléchir à la suite, dit-elle avec une grimace.

— Alors c'est à cause de quoi ? insistai-je.

Elle me jeta un coup d'œil avant de soupirer.

— C'est le classement, c'est ça ? J'ai entendu des filles dire que tu n'avais jamais été deuxième. C'est vrai ?

Elle haussa ses épaules.

— Peut-être.

Je tirai sur ma cigarette et soufflai sur ma gauche pour qu'elle ne se reçoive pas la fumée. Je ne comprenais pas cette fille. Pourquoi restait-elle entre les mains de Jaxen ? Pourquoi voulait-elle être première ?

Comme toi, me murmura une petite voix. Ouais. Elle essayait peut-être de s'en sortir comme elle pouvait. Comme moi.

— Je ne voulais pas te créer de problèmes, souffla-t-elle finalement. Tous ceux qui veulent m'aider se retrouvent dans des situations similaires à la tienne. Alors, tu apprendras à arrêter de m'aider.

Je sentis mon corps se tendre de nouveau. Qui méritait ce genre de vie franchement ? C'était plus fort que moi. Je devais comprendre pourquoi elle ne s'en débarrassait pas.

— Qu'est-ce qu'il a contre toi ? grognai-je.

Elle me regarda avec de grands yeux.

— Jaxen. Qu'est-ce qu'il a contre toi pour te faire subir tout ça ?

Elle ne répondit rien et regarda ses mains rouges. Elle devait avoir froid. Je tirai mes gants de ma poche et les déposai sur ses doigts.

— Enfile-les.

Elle pinça ses lèvres, mais enfin, elle les passa et les pressa contre sa poitrine. Cette fille ne savait vraiment pas s'occuper d'elle. Bon sang.

— Tu restes pendant les vacances ?

Je retins un sourire et haussai mes épaules à mon tour.

— Je rentre pour Noël. C'est tout. Sinon, je compte m'avancer pour les cours.

Elle hocha la tête.

— Et toi ?

— Aucune idée, répondit-elle honnête. Sûrement la même chose.

— Tu n'aimes pas les fêtes ?

Elle eut un sourire triste et sembla nostalgique.

— Pas vraiment, admit-elle.

J'éteignis ma cigarette et la lançai dans la poubelle. Elle y atterrit du premier coup. Je me levai et plongeai mes mains dans mes poches. Il y avait de ses parents qui n'auraient pas dû avoir de gosses. Ceux qui transformaient leur enfant en souffre-douleur n'auraient pas dû exister.

Mais qui étais-je pour juger la vie de Greer ?

Je n'étais personne.

Et j'avais mes propres emmerdes à gérer.

Je lui fis signe de se lever et elle obéit. Je la raccompagnai jusqu'aux escaliers du dortoir des filles et l'y laissai sans un mot de plus.

La richesse n'achetait pas le bonheur.

Elle avait plutôt tendance à attirer les merdes.

Et les connards. 

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