11 - Jaxen
Greer s'effondra devant les chiottes de l'étage et un jet de vomis jaillit de sa gorge.
Elle toussa, avant de remettre le couvert. Manches retroussées, je m'avançai pour m'accroupir à ses côtés et attraper ses cheveux qui n'étaient plus attachés depuis quelques minutes. Une fois en dehors de la salle encore remplie d'invités et des membres de l'Échiquier, elle avait craqué, à deux doigts de retirer sa robe dans le couloir. La faute à tout l'alcool ingurgité sans rien manger.
Un spasme la secoua et je soupirai. Elle buvait toujours lors de ces rassemblements, mais pas autant que ce soir. Ce qui me faisait dire que sa petite entrevue avec papa avait dû remuer certains trucs. Qui sait ce que le paternel avait bien pu lui dire, malgré qu'elle soit en tête du classement. Son père dispensait son amour en fonction de ce maudit tableau, une place de perdu équivalait à plusieurs coups de ceinture. Pour que Greer n'oublie pas les priorités. Comme si l'un de nous le pouvait. Nous étions coincés dans la toile tissée par nos parents depuis notre naissance, incapables de s'en tirer. Greer n'essayait pas, ou la seule fois où elle avait cru pouvoir le faire... je revoyais le sang. Partout sur moi, sur mes mains surtout.
Ma faute.
— Tu fais chier, grognai-je, l'odeur de gerbe insoutenable.
— V... va... cre... ver, réussit-elle à dire, entre deux quintes dégueulasses.
Elle puait l'alcool à plein nez et puisque son ventre était vide depuis son en-cas en fin de journée, je ne voulais même pas savoir dans quel état était son bide. Rien de glorieux.
Greer tendit le bras pour attraper des feuilles de PQ et parvint à actionner la chasse d'eau. Elle déglutit, dans un sale état et s'essuya le coin de la bouche. Pâle comme un linge, elle avait les yeux vitreux et le regard perdu dans le vague. Hagard. J'espérai juste qu'elle avait été assez discrète pour passer sous le radar respectif de nos darons, parce que sinon... tête du classement ou pas, la ceinture marquerait la peau de son cul.
J'agrippai plus fort ses cheveux pour attirer son visage à moi. Tant pis pour l'odeur irrespirable.
Elle m'observa de sous ces cils, imperturbable alors même qu'elle ressemblait à une loque humaine.
D'habitude elle se gérait bien mieux que ça. Alors quoi, que lui avait dit son père ?
Avait-il évoqué sa tentative de suicide de façon détournée ? Personne n'en parlait, Greer moins que ses proches. Pour les autres, ça donnait cette impression que tout le monde s'en foutait ; une mauvaise étape a passer. Une honte pour la famille McCray. Une faiblesse impardonnable.
— Tu as été déplorable, Greer chérie. Je t'ai connue bien meilleure.
Elle eut une sorte de ricanement de gorge. Un truc rauque, dur. Froid surtout. Aux antipodes de la personne qu'elle était.
Et que je détruisais, petit à petit.
— Je suis pas... de marbre.
Parlait-elle de ma petite surprise de cette semaine ? Probablement. Je ne voyais pas trop ce que ça changeait, une première ou une deuxième fois, elle savait que tout le monde l'avait vu à poils, avec moi au lit.
Plus dur à digérer ?
Ma paume libre se posa sur sa joue. Elle broncha à peine, déjà à moitié dans le coma. Pauvre fille. Je gardai les yeux rivés sur son visage, sur la façon dont elle papillonnait des cils, comme pour lutter contre un sommeil bienvenu, quoiqu'un peu tanguant. Sa langue passa sur ses lèvres et elle me souffla un relent de vomis à la gueule. Dans ma poche, ma flasque était complètement vide. J'avais parfois l'impression d'avoir dix ans de plus, d'être un homme adulte et non pas encore un adolescent. Cette sensation ne me quittait pas ces derniers temps, encore moins quand je voyais Greer ainsi, perdue, à deux doigts de se foutre en l'air une seconde fois. Le ferait-elle ?
On était loin des gamins insouciants, qui croquaient la vie à pleines dents. Le pommier devant nous n'avait que des fruits pourris, remplis de vers.
Greer ferma complètement les yeux et je sentis l'exact moment où elle sombra pour de bon, son corps plus lourd, la tension se relâchant complètement. Sa nuque ploya sous le poids de sa tête et je réussis à l'attraper avant qu'elle ne se fasse mal. Un bras derrière sa nuque, l'autre sous des cuisses, je la soulevai sans effort, toujours trop conscient de sa maigreur.
Dans le couloir, je ne croisai personne et me dirigeai vers ma chambre. Je réussis à ouvrir la porte sans effort et grimpai la marche qui menait à mon lit pour y déposer Greer. Le devant de sa robe avait écopé de giclure, alors je la déshabillai et balançai le vêtement au sol. Elle ne portait qu'un shorti en dessous, ses seins à l'air. Je tirai sur la couette et la glissai à l'intérieur. Elle s'enroula autour d'elle-même, les genoux ramenés contre sa poitrine, dans une parfaite position fœtale. Je ne bougeai pas de longues minutes, attentif à son souffle et aux mots hachés qui sortaient d'entre ses lèvres. Ainsi enveloppée par ma couverture, elle paraissait presque paisible. Je me penchai. Du bout des doigts, je balayai son front des quelques mèches de ses cheveux qui s'y perdaient. Son épiderme était trop chaud contre le mien, son souffle plus erratique. J'inspirai, en quête de son parfum, de la fragrance de sa peau, mais ne trouvai que celle de l'alcool et de ses régurgitations passées.
Avec un énième soupir, je me reculai et sans un regard, quittai ma chambre pour redescendre rejoindre la réception qui continuait.
Je repérai facilement Sebastian Cooper, immense dadais tatoué avec plus qu'un air de mauvais garçon. Il n'était pas venu seul, bien entendu. La loyauté était une chose, la protection de ses propres intérêts une tout autre. Est-ce qu'Alby ressemblait à son paternel ? Un peu. Comme un gamin a ses parents, dirais-je. Ce n'était pas une évidence non plus.
Toutes les pièces de l'Échiquier étaient là, à l'exception de la Dame, que personne ne pouvait nommer ni reconnaître.
La Dame protégeait son Roi contre toutes les menaces, alors elle se devait de garder son anonymat. Une règle tacite.
Je croisai le regard de mon père, à l'autre bout de la salle et il me fit un signe de tête entendu. D'ici moins d'une heure, la plupart des invités partiraient pour ne laisser que ceux avec lesquels mon père souhaitait s'entretenir un instant. Beaucoup le comprirent rapidement, comme à chacune de ses stupides soirées. La grande salle se vida rapidement et ma mère, en hôtesse parfaite, raccompagna tout le monde, son clébard dans les bras. Je gardai un œil sur Adrian Davies de là où je me tenais, curieux de le découvrir parmi nous. D'ordinaire et par je ne sais quel moyen, il arrivait facilement à se faire porter pâle. Malin de sa part ou stupide ? Impossible à savoir avec cette pièce en particulier... Je ne savais pas trop quoi penser de lui, certaines pièces étaient plus...lisibles que d'autres en quelque sorte. Plus faciles à déchiffrer, mais pas lui. Sa présence ce soir m'intriguait. Pourquoi était-il venu cette fois-ci et pas les autres ?
J'attendis un moment avant de rejoindre le bureau de mon père, où seul McCray senior se trouvait. Le Prez des Reapers avait été le dernier à partir.
Mon père était assis derrière son bureau, un verre ambré devant lui, l'écran de son ordinateur diffusant une lumière bleutée. Quant à McCray, il prenait ses aises sur l'un des deux canapés en cuir, comme s'il était à la maison. Chez lui.
— Fils. Sers-toi un verre.
Que j'aie douze ou seize ans, mon père s'en contrefoutait bien. On parlait affaires devant un verre, point final. Je m'exécutai donc avant de m'installer en face du juge.
— Un souci avec le Prez ? demandai-je.
— De très bonnes nouvelles, plutôt, se gargarisa mon père, un sourire aux lèvres.
McCray hocha la tête d'un air entendu, dans les confidences du Roi.
— Nous allons organiser une grande vente aux enchères qui aura lieu avant l'été. Elle va demander une certaine... organisation.
Mes doigts enserrèrent le verre que je tenais.
— La même qu'il y a cinq ans ? l'interrogeai-je.
— Tu as bonne mémoire, fils. C'est bien. C'est très bien. Seulement, nous inviterons du beau monde.
Je fronçai les sourcils. Il jouait avec le feu. D'ordinaire ce genre de... soirées étaient réservées aux clients de l'Échiquier et plus particulièrement à ceux des Pions. Là...
— Des politiciens, des actionnaires, bref, de quoi faire parler de nous.
Je retins ma question, mes doutes à ce sujet. Pas sûr que les plans de mon père plaisent à toutes les pièces. Mais il était le Roi alors il s'en foutait.
— La vente se jouera en deux temps et seuls ceux ayant mis le prix pourront accéder à la suite.
Je hochai la tête. Mon père ne voyait que l'argent. Pour lui, tout pouvait s'acheter. Le silence, un pays, une arme nucléaire, la paix dans le monde.
— La sécurité devra être irréprochable, l'ouvrit enfin McCray.
— Bien entendu, approuva Ross senior.
— Dois-je m'occuper de quelque chose en particulier ? m'enquis-je.
— Je te tiendrai informé le moment venu. En attendant, ta mère me tanne concernant vos fiançailles, à Greer et toi. J'ai beau lui répéter que vous avez encore du temps devant vous, tu sais que je ne peux rien lui refuser.
Un joli mensonge.
McCray se pencha en avant.
— La vente aux enchères serait le bon moment, dit-il, cachant très mal son excitation.
Ce mariage signifiait se rapprocher plus que jamais du Roi. S'il avait pu sucer mon père pour gouter aux pouvoirs des Dieux, il n'aurait pas hésité une seule seconde. Sale porc. Un opportuniste de premier ordre. Qu'espérait-il au juste ? Ce n'était qu'un misérable Pion.
Mon père se caressa la lèvre de la pulpe du pouce.
— Nous y réfléchirons. Cette petite à toute sa place dans la famille.
Ce qui brûla dans les yeux de mon père m'effraya. Juste un instant. Je n'étais pas encore de taille à lutter contre lui et ses pulsions.
Alors je devais être attentif, efficace.
Intraitable.
— Quelle mine splendide, Greer chérie, me moquai-je.
Il était tard et nous devions partir dans quelques heures pour rejoindre Riverview. Encore pâle de ses folies de la veille, elle portait un pantalon ample et un crop top dévoilant une petite bande de peau.
Elle avait beaucoup dormi, bien plus que d'habitude, mais semblait toujours aussi épuisée.
À deux doigts de s'effondrer.
— Ferme-là, grogna-t-elle, son verre de jus devant elle, son assiette encore vide.
Elle observa la table pleine de victuailles, sans savoir quoi prendre. Pour ma part, j'étais en train de dévorer tout ce qui me passait sous la main.
Ma mère entra dans la cuisine au moment où Greer visait un pancake. Elle se ravisa et attrapa un fruit.
— Bonjour, vous deux, s'exclama-t-elle, toute guillerette.
Pas de chihuahua à l'horizon. Quelqu'un l'avait piétiné en partant ? Ou mieux encore, écrasé ?
— Vous avez bien dormi ?
Un sourire mauvais étira ma bouche et je me penchai pour capter l'attention de ma voisine.
— C'était si agréable de dormir contre toi cette nuit, Greer chérie.
Ma mère parlait à côté de nous, d'un placard à un autre. Une tasse, un café, des rires un peu trop stridents.
Mon père ne se montra pas, pas plus que les parents de Greer et le chauffeur nous ramena à l'avion, direction Riverview.
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