10 - Alby
Mon retour exceptionnel sur un seul weekend dans ma famille se résumait en un seul prénom : Angus. L'anniversaire de mon petit frère méritait que je revienne au moins une fois avant Noël. Il avait passé plus d'une heure au téléphone pour me convaincre et j'avais dit oui juste parce que j'étais en avance sur mes devoirs et mes dossiers. Bon ça et que j'avais aussi eu encore deux notes plutôt satisfaisantes donc je pouvais me le permettre.
Ce fut ma mère qui m'accueillit à la maison. Je pouvais facilement rentrer jusqu'à chez moi en voiture, mais l'avion restait le plus rapide. Je savais me débrouiller. Pas besoin de chauffeurs ou de limousine pour ça. Même si mon père aurait préféré que je prenne ma bécane pour me déplacer. Il était hors de question que je mette mon bébé dans cette école. Jamais.
L'immense maison dans laquelle vivaient mes parents était souvent remplie, prise d'assaut par les membres du club dont mon père était le Président. J'aurais aimé dire que je m'y étais habitué, mais certains démons s'accrochaient encore à moi malgré les derniers mois qui venaient de s'écouler.
Ma mère m'avait sauté dessus quand j'étais arrivé il y avait déjà quelques heures. Le vendredi soir était généralement mouvementé, mais en plus de ça, demain, il y avait l'anniversaire d'Angus.
Ma mère avait donné naissance à cinq enfants. Nous n'étions plus que quatre. J'étais l'aîné maintenant et le reste de mes frères et sœurs se suivaient à chaque fois de deux ans. Angus allait donc avoir treize ans demain.
La vraie raison à tout ça, je la sus peu après le retour de mon père à la maison. Il revenait d'une assemblée d'après sa tronche. Il me vit et me pressa contre son torse. Il tapota mon dos avec vigueur et prit mon visage entre ses deux grandes mains.
Mon père était dans sa cinquantaine. Il vivait pour son club et il mourrait sûrement un jour. Ses cheveux tiraient plus vers le gris que vers le brun maintenant et des rides noyaient son visage. Il buvait et fumait depuis sa plus tendre jeunesse. Il en était marqué, tout comme les tatouages qui courraient sur son corps. La lourde veste en cuir dont il se débarrassait révéla une allure épaisse et musclée. Il se déplaçait avec cette aura caractéristique des gens dangereux, qui se savaient dangereux.
— On ne te nourrit pas assez là-bas ou quoi ? grogna sa voix bourrue.
— Je mange bien assez. Pourquoi tu me fais rentrer ?
— J'ai une réunion demain soir.
Le regard qu'il posa sur moi me fit grimacer. Ce n'était une assemblée du club, non c'était l'Échiquier dans toute sa splendeur.
La meilleure partie de jeu à laquelle ne jouera jamais mon père. Il avait être un des Pions, il gérait la plupart des clubs de motards de la côte Est des États-Unis.
Et j'étais censé être son héritier.
Non, à vrai dire, Daniil aurait dû être son héritier. C'était lui l'aîné, avant qu'il ne se fasse fusiller en plein milieu d'une rue pour un règlement de compte.
Six mois.
Six longs mois sans lui, sans sa présence, sans ses conneries.
J'avais été idiot et insouciant jusque-là. Parce qu'il portait le poids du club sur ses épaules. Et maintenant, c'était moi. J'aurais dû être son second, son Vice-Président. J'aurais été son ombre et cela m'aurait convenu.
À la place, je me retrouvais là, entre les mains de mon père. Et toutes ses attentes qui me collaient au cul.
— Dois-je être présent ?
— Non, cingla mon père. Tu restes sous les radars de tout le monde pour l'instant.
— Tu ne seras donc pas là pour l'anniversaire de ton fils, grognai-je.
Mon père me lança un regard acéré avant de faire la grimace.
— On le fait demain midi. Tu iras au club demain soir, j'ai besoin d'une tête là-bas.
— Vraiment ? Et Angus ?
Sa main s'enroula sur ma nuque et il pressa mon front contre le sien. Je ne luttai pas. Il était mon Prez, mon père et l'homme que je respectais le plus au monde.
— Je te laisse déjà aller apprendre toutes ces merdes dont tu n'as pas besoin, Thaddeus. Ne me pousse pas.
Je déglutis et il se redressa. Il me tapota la joue d'une main ferme, une puissance maîtrisée. Je serrai les dents et le regardai rejoindre ma mère dans la cuisine. Quand il utilisait mon vrai prénom, celui dont je ne voulais pas entendre parler, c'était une annonce très claire pour moi : j'étais là pour le club, pas pour mon frère.
Je m'avançai à mon tour. Mon père embrassait ma mère à pleine bouche sous les yeux écœurés de ma petite sœur. Rena était une adolescente pleine de courbes, ce qui donnait du fil à retordre à mon père. Et elle était casse-couilles. Elle ne supportait pas (car elle ne comprenait pas) qu'on lui dicte son comportement par rapport aux attentes du club. Et malheureusement pour elle, comme elle portait le nom du Prez, c'était compliqué pour elle d'avoir des relations avec des garçons. Elle avait les mêmes cheveux épais et longs que notre mère. Je les avais aussi, mais les miens étaient courts sur le haut de ma tête. Ceux de mon père, d'Angus et de Koby étaient plus clairs que les nôtres.
Rena était plutôt grande pour une fille de son âge, mais elle ne dépassait pas papa. Ce qui lui permit de l'embarquer dans un câlin du diable qui la fait geindre encore plus.
Je croisai le regard attendri de ma mère qui m'observait. Elle me tendit sa main et je la laissai caresser mes cheveux. Depuis la mort de Daniil, elle était plus inquiète en ce qui nous concernait. Elle aurait aimé ne pas nous mêler au club, mais elle aussi était loyale. Une vraie mère lionne avec ses petits.
Mais la force du club était la loyauté qu'on lui portait et les sacrifices qu'on permettait. Qu'on subissait. Ma mère finit par me faire un câlin à mon tour et je tapotai son dos avant de me redresser pour ébouriffer les cheveux de Rena. Elle voulut me taper, mais finit contre mon torse, son nez sur mon t-shirt, ses bras autour de mes côtes.
— Tu m'as manqué aussi vieille chouette, grognai-je dans son oreille même si on s'était déjà salué.
— Où sont les garçons ? s'enquit mon père.
Il déboucha une bière et me la tendit. Quand j'acceptai, il en prit une pour lui et réitéra son geste. La capsule allant directement dans la poubelle.
— Ils jouent à la console.
— Tu crois vraiment qu'ils font que ça ? marmonna Rena, mauvaise.
Elle retourna à son découpage de légumes. Il était tard, mais nous étions à manger une fois que papa rentrait. Une vieille... habitude. Même si parfois, on finissait par avoir plus faim que d'envie de le voir.
— Je ne veux pas savoir ce que tes frères font durant leur temps libre, ma bichette. Toi en revanche, tu as intérêt de me le dire.
Rena rougit et détourna son regard pour découper une courgette de plus. Je haussai un sourcil face à cette réaction. Moi loin, ma sœur allait en faire voir de toutes les couleurs à nos parents. La mort de Daniil avait été un choc pour nous tous et bien sûr, ça avait calmer certaines ardeurs. Cependant, Rena restait Rena. Et si elle avait un garçon en vue, elle n'allait pas s'arrêter. Surtout pas si son nom de famille n'arrêtait pas le garçon en question.
— Je peux aider ? soufflai-je à ma mère.
Elle me donna la viande à découper et je m'y attelais avec précision. J'aiguisai le couteau sous les yeux de mon père qui fit une petite grimace. Je maniai très bien le couteau et à ses yeux, c'était une très bonne compétence. Pas plus que le flingue, c'était aussi la raison pour laquelle je savais démonter, nettoyer et remonter une arme à feu. Tout dépendait du modèle, il fallait encore que je m'entraîne sur les plus gros, mais ce n'était pas ma priorité à l'heure actuelle.
— Alors, les cours ? grogna mon père. Ça vaut le prix que la bourse te paye ?
Je hochai la tête silence.
— Et les autres ? s'enquit ma sœur. Est-ce qu'ils sont comme tous les gosses de riches que paps connait ?
Je fis la moue et échangeai un long regard avec mon Prez. Ouais, il voulait des petites informations. Je ne lui en voulais, j'avais été élevé pour ça.
— Tous pareil, grommelai-je.
— Tu t'es fait quelques amis ? demanda ma mère, visiblement inquiète que je finisse seul là-bas.
— Personne à qui faire confiance, cracha mon père. Mieux vaut que tu gardes la tête basse. Et que tu avances de ton côté.
Quelqu'un sonna. Mon père se leva et bientôt, ce fut le débarquement à la maison. Il y avait plusieurs membres du club que j'appréciais, d'autres moins. Certains me tenaient pour responsable de la mort de Daniil qui avait toujours LE fils prodige. Celui qui aurait pu aisément prendre la suite de paps.
Et il y avait moi. Le petit mec qui avait un peu de cervelle. Et ça ne plaisait pas forcément à certains. Par exemple, Ryan Webb. Vice-président du club des Reapers. Meilleur ami de papa depuis toujours, bien avant ma naissance. Il avait toujours idolâtré Daniil. Moi, un peu moins. C'était à cause de lui que je me forçais à prendre du poids et de la masse musculaire, parce qu'il m'avait traité une fois de petit gringalet.
Plus jamais il ne le ferait.
Ryan était un double de papa, avec des cheveux rasés. Ils n'étaient pas frères, mais ça aurait pu vu leur ressemblance. Il vint me tapoter l'épaule et je lui offris un petit hochement de tête. Heureusement qu'il n'en réclama pas plus.
Et il y avait évidemment ceux qui m'aimaient, comme Crosby, le Sergent d'armes. Il me vit et son sourire illumina tout son visage. Il m'enlaça de ses deux immenses bras et embrassa mon front après m'avoir reposé.
— Alby, putain, ça fait du bien gamin ! s'écria-t-il. Pas pris la grosse tête là-bas hein ? Tu m'appelles si tu veux que j'en défonce certains.
— Ne commence pas Crosby ! Laisse Alby tranquille avec ça ! cria ma mère depuis la salle où elle mettait le couvert pour tout le monde.
Des cris de joie résonnèrent un peu plus quand les mecs embêtèrent les gosses à l'étage. Le repas se passa dans l'ambiance habituelle que je connaissais. Toujours plein de rires, de cris, de joie. Un peu d'humour grivois parfois, malgré les grognements de maman. J'aimais cette ambiance, c'était chez moi. C'était ma famille. J'allais avoir encore plus de mal à repartir, je le sentais.
Le samedi, nous fêtâmes l'anniversaire d'Angus toute la journée. Des amis à lui vinrent pour s'amuser. La plupart étant des enfants des membres du club, ce fut aussi l'occasion de voir certaines personnes que j'appréciais. Nous étions quelques jeunes à avoir mon âge au sein du club, mais je ne m'entendais pas spécialement avec eux. J'étais bien plus mature et les soirées ne m'intéressaient plus tant que ça depuis que Daniil était décédé. D'ailleurs, j'avais eu droit à des commentaires assez mal placés sur ma conduite. Des trucs qui n'avaient pas lieu d'être et que j'avais encore en travers de la gorge. Alors, je restais dans mon coin et profitai de mes frères et sœurs.
Quand la fin de journée arriva et que mon père se prépara à partir, je sentis mon stress me prendre à la gorge. Il était donc temps pour lui. Crosby tenta de me rassurer vu qu'il allait avec lui. Et de par son rôle, Crosby était très à même de protéger mon père.
Dès qu'il décolla, je profitai pour sortir ma bécane du garage. Un modèle parfait, plein de petites améliorations, car j'adorais ça. Une courbe parfaite et un bruit à faire ronronner n'importe qui. Je décollai pour me rendre au club qui se trouvait à quelques kilomètres de là, plus proche du centre de Philadelphie que la maison.
Les Reapers possédaient plusieurs boites de nuit, plusieurs clubs de striptease et d'autres joyeusetés de ce genre. Le plus gros restait le Hells. C'était le quartier général du club, car les locaux nous permettaient de faire un peu tout ce qu'on voulait. Ma veste fut lourde sur mes épaules quand je me garai à côté des autres motos. Je déglutis et claquai ma béquille pour faire tenir ma bécane. J'avais gagné cette veste au prix de la mort de mon frère et tant que je la porterais, je m'en souviendrais.
Le club était encadré par deux grands immeubles, des hôtels et des bureaux si mes souvenirs étaient bons. Tout le monde me reconnut une fois le casque au bout de mon bras. Ils me saluèrent les uns après les autres je leur rendis leur mouvement. Le gars de la sécurité, un membre attitré, m'ouvrit la porte.
L'odeur, le son et la fumée me heurtèrent fort. Je pris une longue inspiration histoire de me glisser dans la peau d'Alby l'héritier et mes épaules se redressèrent d'elles-mêmes. Je dus saluer encore plus de monde à l'intérieur et j'eus droit à beaucoup de « tu reviens enfin », « t'étais passé où ? » ou encore « ton père t'a enfin passé le flambeau ». Bref, la joie d'être à la maison.
J'atteignis enfin le bureau de mon père où se trouvaient toutes les caméras de surveillance et son ordinateur. Je fermai la porte, mais je n'eus pas le temps de m'asseoir qu'on toquait déjà.
— Ouais ! criai-je.
Ce fut à moi de sourire comme un idiot. Je bondis sur mes pieds pour aller donner une accolade à Giovanni. Un vieux bonhomme qui savait très bien se défendre encore. Il m'avait pris sous son aile depuis le décès de Daniil.
— T'aurais pas perdu du poids, Alby ? grogna-t-il.
Ses mains secouèrent un peu mes côtes, mais je n'y fis pas attention. Je lui offris un verre de whisky dans la seconde et il me remercia. Je le poussai à s'installer sur le canapé qui bordait le bureau et on grogna en même temps au goût de l'ambre dans nos verres.
— Alors, c'est comment l'éducation ?
Je ricanai.
— Personne m'apprendrait plus que ce que je ne sais déjà, grommelai-je. Que la loyauté n'a pas de prix et que y a que l'argent qui compte.
Giova rigola fort à ma bêtise.
— Que des petits riches là-bas hein, ils n'ont pas connu la faim eux.
Je ne sus pourquoi cette phrase réveilla le visage de Greer dans mon esprit.
Si une personne connaissait actuellement la faim à Riverview, c'était bien Greer McCray.
— Des rencontres intéressantes ?
— Tu veux dire des informations intéressantes pour le Prez ?
Il secoua ses cheveux gris et frotta sa barbe de la même couleur. Sa veste lui allait bien et elle avait bien veillie, car le cuir était de qualité.
— Tout est bon à prendre, je suppose. Surtout dans un nid de vipères pareil.
— Personne ne m'a cassé les couilles pour l'instant, grognai-je. Mais j'ai pas l'impression que ça va durer.
Giovanni grimaça.
— On veut toujours mettre le mec intelligent dans sa poche.
— Et le plus violent ? soufflai-je.
— Dans son camp, au minimum, admit-il.
Jaxen Ross était-il le plus violent ?
À n'en pas douter. Mais je n'avais pas le loisir de me poser cette question. Je pouvais être violent aussi s'il le fallait. J'avais trop à perdre pour laisser un connard comme lui prendre le dessus.
— Fauche les personnes qui te barrent la route, gamin. Tu es né pour ça.
J'étais un Reapers.
Que je le veuille ou non, j'allais devoir répondre à mon héritage.
Maintenant ou demain, cela ne changeait rien.
Je vivais Reapers, je mourrais Reapers.
Comme mon frère.
Comme toute ma famille.
Comme tout le club.
La loyauté, ça ne s'achetait pas.
Et pour le reste, l'argent ferait l'affaire.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top