Chapitre 39

***Mira***

La mer était douce. Son flot calme me berçait dans mes songes. J'étais assis sur le pont de la vigie et me reposais, tout en restant attentif au paysage. Il ne faudrait pas qu'un navire échappe à ma surveillance ou bien Henriette ne me le pardonnerait pas. 

L'odeur salée de cette vaste étendue d'eau me fit penser à Jeanne. Oui, ma douce Jeanne, ma nourrice. Luanda est loin, maintenant. L'auberge où je travaillais devait continuer à tourner sans moi, avec cette bonne femme qui la tenait. Je lui souhaite tout le bonheur du monde, que sa vie soit destinée à bien nourrir les gens, à partager sa cuisine, à rendre heureux tous ceux qui ont le bonheur de passer dans son humble demeure. 

Je pensais aussi à Liza et Luc, mon frère et ma sœur. Je leur pardonnais tout le mal qu'ils m'avaient causé. Je me demandais aussi ce qu'ils allaient devenir. S'étaient-ils reconvertis dans autre chose après avoir perdu leur souffre-douleur ? J'espérais de tout mon cœur qu'ils avaient ouvert les yeux et vu la vraie vie, comme moi je l'avais vue, le jour où j'étais parti au marché pour la première fois. Auront-ils pris la peine de voir la misère dans laquelle Jeanne nous a élevés ? L'auront-ils aidée et remerciée ? Je l'espérais. Je voulais qu'ils finissent dans un bon établissement, avec un métier qui leurs correspondrait. Je voulais qu'ils soient bien. Quand je reviendrai, ils me supplieront de leurs pardonner toutes les misères qu'ils m'avaient faites, et je leurs pardonnerai ! Oui, c'est sûr ! 

Et ma gentille Jeanne, cette femme très bonne, généreuse, très sûre d'elle et en même temps très prudente... Que je la remercie pour son enseignement ! Grâce à elle, je réalisais mon rêve ! Je ne pourrais jamais lui rendre la pareille. "Sauf en revenant vivant", m'aurait-elle dit. Je m'y efforcerai, Jeanne. Je te le promets !

En continuant sur mon fil de pensées, j'arrivai à celle qui m'était le plus cher. Henriette. Je pouvais avouer que je ne m'attendais pas à tomber si vite amoureux de cette personne si audacieuse. Surtout, d'une capitaine aussi impitoyable. Ne pensez pas que j'ai oublié qu'elle m'avait mis aux fers. Ce souvenir est bien ancré dans ma mémoire, et je ne l'oublierai jamais. Au grand jamais. Je n'ai pas eu l'occasion de lui parler sincèrement de cet évènement, tout simplement parce qu'elle ne se présentait pas. Je l'attendais, mais il me semblait qu'Henriette faisait tout pour éviter qu'elle arrive. Elle ne voulait pas se justifier. 

Je ne comprenais pas. Parfois, je m'interrogeais sur qui était Henriette. Une femme intrépide, martyrisée psychologiquement par son enfance désastreuse et habitée par le rêve de vivre en mer. Mais qu'avais-je à faire dans tout cela ? Presque absolument rien. Presque. Je voulais et devais combler le vide que ses parents avaient laissé. 

— Mira !

Je sursautai en voyant Johan passer la tête par-dessus la trappe de la vigie. Il avait les yeux rouges ainsi que ses joues et paraissait au bord d'une crise de nerfs.

— Mira, ne descend plus d'ici ! cria-t-il. 

— Johan ! Arrête d'hurler, viens plutôt m'expliquer tes tourments.

— Elle va nous tuer ! continua-t-il de parler tandis que je l'aidai à monter sur la plate-forme. 

— Mais qui donc ?

Johan leva les yeux vers moi et son visage m'effraya.

— Henriette.

Je ne comprenais rien à rien. Comment Henriette pourrait-elle nous tuer ? Me tuer ?

— Tu racontes n'importe quoi. Jamais elle ne ferait ça.

— Mais nom de Dieu ! s'écria mon ami. Vas-tu donc comprendre ? On a signé notre arrêt de mort en s'embarquant avec cette fille du diable ! Je viens de la quitter et elle parlait de te tuer ! 

Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. J'eus tout à coup l'envie de vomir. 

— Le mal de Bonne-Espérance ronge le navire mais encore plus Henriette qui s'est mise en tête des pensées criminelles ! Mira, elle veut notre mort ! 

Je dévisageai Johan comme s'il me disait que j'étais mort en ce moment même. C'était peut-être le cas car je me sentais livide comme un cadavre. 

— Johan, que... ne me fais pas peur, s'il te plaît, pas avec ça... 

— Mais c'est la vérité, Mira, dit Johan, prenant un air triste. J'étais avec elle et j'ai tout de suite su qu'elle avait changé. Ecoute, Mira, quand nous avons débarqué à Bonne-Espérance, j'ai senti une présence très malsaine. Un vent qui, dès que nous avons posé pieds à terre, s'est infiltré dans nos narines. Il a pris possession de notre corps et, quand nous avons quitté son repaire, il était toujours présent. Nous n'y avions pas échappé. Henriette a dû recevoir la plus forte de dose puisque cela devait être elle qui était visée.

Il s'arrêta quelque instant pour me laisser digérer ce que je ne digèrerai jamais.

— C'est une malédiction, Mira. Une malédiction que l'on ne peut arrêter. Elle s'est répandue trop vite. C'est fini. 

Johan relâcha ses épaules et appuya sa tête contre le mât. Il était désespéré. Il avait raison. C'était fini. Avec Henriette qui était devenue folle, c'était fini. Nous allions tous mourir, au beau milieu de l'océan, sans que personne ne se préoccupe de notre sort. Maudite malédiction.

— Nous devons faire notre possible pour vaincre Henriette et regagner la France, dis-je soudainement.

— Es-tu donc devenu fou...? murmura doucement Johan. Je t'ai dit que nous ne pouvons pas tenir face à Henriette. Je l'ai déjà combattue et je te promets que j'en garde encore des cicatrices.

— Moi, j'ai réussi là où tu as échoué, Johan. 

— Mais tu es le seul. Tout le bateau ne peut même pas lui porter un coup sans tomber par terre, l'équipage est en train de mourir sur le pont. Le sais-tu ?

— Plus que bien, Johan. Nous ne pouvons rien pour Henriette, à part sortir de ce maudit océan. 

Johan soupira, abandonnant l'idée de me dissuader de cette peine perdue.

— Où sommes-nous en ce moment ? demandai-je.

— Nous avons passé Luanda mais nous ne sommes pas très loin du petit port de San Pedro, répondit Johan en fronçant les sourcils.

Je réfléchissai à toute allure. Nous étions encore loin de Saint Malo mais trop près du Cap. Il restait encore à remonter l'Afrique du Nord, l'Espagne et la côte française. D'ici-là, nous ne devrons pas nous arrêter en Afrique car il fallait nous éloigner le plus possible de la ville originaire de cette malédiction. Le problème, c'était bien sûr Henriette. Comment la contenir à bord de ce bateau, avec ses pensées criminelles ? Il faudrait que les marins nous viennent en aide. A cinquante contre une, nous devrions peut-être arriver à la faire se tenir tranquille. Mais encore, j'en doutais... 

— Johan, écoute-moi, m'adressai-je au second, il faut que nous rentrions à votre ville de départ. Mais en premier lieu, il ne faut surtout pas poser l'ancre car la malédiction peut se répandre plus facilement sur la même terre. Alors ne descendons pas avant d'être arrivés en Espagne. 

Mon ami réfléchit et finit par dire :

— Cela pourrait marcher, Mira, parce que nous avons quelques vivres à cause de cette malédiction qui empêche les marins de manger. Mais Henriette ? C'est quand même elle notre principal soucis.

Je me levai et tandis la main à Johan pour qu'il fasse de-même. Il la saisit et vacilla un peu en se mettant debout. 

— J'y ai pensé et voilà ce que je propose : je vais aller voir la capitaine, pour confirmer son changement si soudain. Si, comme tu l'as dit, les faits se révèlent justes, je ferai de mon possible pour réussir à revenir sans anicroches. Ensuite, nous aviserons. Je ne peux rien promettre, à part que je me battrai pour revenir vivant.

Johan me regarda, comme si j'étais devenu fou. La plupart des marins m'auraient applaudi et encouragé malgré cette folle idée que personne n'aurait envisagée. Mais lui, il ne voulait pas que j'y aille. On parlait quand même d'Henriette. Une folle, pour lui. Mais je sais qu'au fond, il la considère toujours comme son amie mais souvent, les fous, eux, ne se souviennent plus du tout de qui est leur ami ou non. 

— Mira, cela m'énerve que tu prennes tout sur toi, assena le second, d'un air grave. Mais je sais que personne ne pourra te détourner de ton objectif.

Je restai silencieux car il avait tort, j'étais à deux doigts de me rasseoir sur le mât et de faire comme si je n'avais rien entendu.

— J'ai déjà essayé de convaincre maintes fois Henriette pour différentes raisons et je puis t'assurer que c'était un vrai champ de bataille. Maintenant, je peux voir la même lueur dans tes yeux que celle qui brillait dans les siens. Vous vous entendrez bien, si nous réchappons à toute cette histoire.

— Je ne le pense pas, Johan, dis-je en souriant. Je ne pense pas qu'Henriette sera d'accord avec moi, même si c'est le cas sur certains points. Je ne pense pas que nous nous entendrions pendant toute notre vie, cela me semble impossible.

— Eh bien, nous verrons ! Tâche de revenir vivant, pour le moment !

Cela non plus, je ne le pensais pas. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top