Chapitre 37
***Mira***
La période que nous vivions était dure. Très dure.
Le calme plat sur l'océan, le soleil ardent du matin au soir, les réserves d'eau diminuant à vu d'œil, les mouettes, à moins que ce ne soit les vautours, volaient au-dessus de nous et les hommes s'ennuyant à mourir. Et que fait un marin quand il s'ennuie ? Il pense. Il pense à sa situation déplorable et à ce qu'il pourrait être en train de faire ailleurs. Il pense aussi aux gens avec qui il pourrait être. A sa famille. A sa petite-fille qui vient de naître et qui l'appellera bientôt grand-père. A sa femme et ses douceurs. A sa maison. A son petit village. Au voisin avec qui il se fâche tout le temps. A sa vie.
La nostalgie est un sentiment très fort qu'on sous-estime. Il est puissant et souvent, il te ramène dans le passé. Mais... Ce passé, est-il forcément bon ? Je n'en suis pas sûr. En tous cas, pour moi, je ne préfère pas y penser. Ma douce Jeanne me manquerait et je ne peux pas me faire souffrir. J'ai choisi ma voix et je la suivrai. Jeanne serait d'accord avec moi.
Pour l'instant, nous n'avions pas eu de rébellion à bord. Les marins se tenaient tranquille en s'activant à leurs besognes quotidiennes. Mais, moi qui fréquentait leur milieu, je voyais bien qu'il travaillait avec une pointe de tristesse, de mélancolie, mais aussi de rage, de colère et d'impatience. Mais il ne pouvait pas contester les ordres de la capitaine et ils savaient qu'elle avait raison. Mieux valait supporter la faim que de mourir noyé dans les profondeurs de l'Atlantique.
Un soir, j'étais descendu de mon mât pour observer la nuit et les étoiles. Elodie était allée se restaurer auprès du cuisinier et m'avait laissé seul. Etre avec personne en haut du bateau ne me plaisait pas trop. Alors, j'étais venu partager la compagnie des marins. Ils avaient allumé un feu de joie et un homme avait sorti une petite guitare. Elle laissait échapper quelques accords pincés harmonieux. Cela détendait l'atmosphère très lourde et aiguayait les marins. Elodie racontait une histoire particulièrement drôle et tout le monde y rit.
— Elodie, raconte-nous une histoire qui nous surprendra, suggéra un homme.
Cette dernière sourit et acquiesça.
— D'accord, mais je la ferai en musique, mon cher ami.
Elle s'approcha du musicien et lui glissa quelques mots à l'oreille. Il comprit et commença à entonner une mélodie d'introduction. Elodie s'approcha du feu, l'air grave et commença d'une voix grave :
— Si vous êtes ici, c'est que le destin vous y a piégés. Vous êtes là de votre gré et ce que vous allez entendre doit rester entre nous. Cette histoire est un secret transmis de générations en générations dans plusieurs familles tziganes. Je la connais car j'ai eu quelques liaisons avec ces gens du voyage. Ceux dont je vais vous parler ont autorisé que cette histoire se diffuse, pour montrer certains aspects cachés de la vie.
Elle se tut et attendit quelques instants en regardant le feu. Les flammes se réfléchissaient dans ses yeux et on les voyait danser au gré du vent. Soudain, Elodie releva la tête.
— Il y a longtemps, un peu mais pas trop, une jeune femme tsigane était née d'une famille pauvre. Sa mère et son père étaient des tsiganes, c'est-à-dire des gens qui voyagent. Celle qui l'avait enfantée était une danseuse ; aux heures de marché ou dans la rue, elle dansait, sous la musique joué par la guitare de son mari. Cette famille se nourrissait de ce que les parents gagnaient chaque jours et cela leur suffisait. Tout le monde les regardait étrangement, comme s'ils étaient miséreux, mais les deux amants s'en fichaient. Ils étaient heureux comme ça. Le beau couple eut d'abord un garçon. Un beau bébé fragile. Quand il fut né, ce fut plus dur de le nourrir. Les parents redoublèrent de prestations et firent agir la pitié des gens autour d'eux pour pouvoir s'octroyer un peu plus à manger que d'habitude. Les hautes personnes donnèrent, par charité. Le petit garçon grandit et avait trois ans quand sa petite sœur naquit. C'était Sabrina.
"Sabrina était très fragile au niveau de la santé. Elle attrapait froid au moindre coup de vent et toussait pendant des jours et des jours... Sa mère s'inquiétait beaucoup ainsi que son père. Les hivers étaient rudes mais Sabrina tenait le coup.
Les marins, assis autour du feu et contemplant Elodie, ne bougeaient pas, mais on pouvait voir dans leurs yeux les émotions tristes qui les traversaient. Je souris à Elodie. Quelle bonne conteuse...
— Quand elle eut cinq ans, son frère, Camille, en avait sept. Ils grandissaient tous les deux à une vitesse hallucinante et, chose rare, ils s'entendaient à merveille. Camille avait vu sa sœur tousser quand elle était petite et vu frôler la mort. Depuis lors, il est au petit soin pour elle. Mais parlons du caractère de Sabrina. Oh mon Dieu ! On se demande pourquoi la mère l'avait mise au monde... Un vrai petit diable ! Un petit diable, certes, mais un petit diable mignon. On ne savait lui résister quand elle renversait le pot à fleur de sa mère et qu'elle faisait les yeux doux pour l'amadouer. On ne pouvait la punir ! Ahlala, quelle fille !
Je commençai à accrocher à l'histoire d'Elodie, c'était fort intéressant.
— Camille savait bien que sa sœur était une plaie mais il l'aimait quand même ardemment. Sabrina aimait bien l'extérieur. Elle ne pouvait rester enfermée dans une roulotte toute le journée, et encore moins être dehors avec un périmètre de sécurité imposé ! Elle manifesta tout de suite sa curiosité pour le monde extérieur. Dès qu'elle eut huit ans, sa mère la laissa aller en ville avec elle pour assister à une de ses prestations. La première fois que Sabrina vit la ville, elle en tomba amoureuse. Des gens à l'architecture, des robes des dames à leurs petits souliers, des voitures aux chiens de compagnie, de tout au tout ! Elle adorait la ville ! Et puis, quand sa mère se mit à virevolter sur une place, la danse entra aussi dans sa vie. Elle voulait être comme sa mère. Oh ça oui, elle sera comme sa mère.
"Sabrina grandit en s'embellissant et, au fur et à mesure, elle devint une magnifique tsigane avec la peau ombragée, des yeux verts et une chevelure noire étincelante. Certains disaient :
— C'est Esméralda !
"Oh oui, on aurait pu dire que c'était elle. Une danseuse rebelle et charmante.
J'entendis quelques marins soupirer. Je ris intérieurement : elles sont loin, les petites danseuses belles et charmantes qui faisaient tomber les plus durs et les plus brutaux sous leur coupe !
— Fut un jour où Sabrina dansait sur la place d'un petit village, accompagnée de son père à la guitare. Elle virevoltait, projetant une aura magique. Tous les courtisans la regardait d'un œil très intéressé et un quelque peu possesseur. A la fin de sa prestation, Sabrina passa dans le public pour recueillir l'aumône. Quelques personnes en profitèrent pour lui faire des compliments et la regarder de plus près. Cela ne la dérangeait pas plus que ça, elle aimait être regardée et désirée. Ce jour-là, quand elle passa dans la foule pour ramasser l'argent, un jeune homme l'arrêta dans sa besogne et lui dit :
— Retrouvez-moi à l'auberge ce soir.
"Elle n'avait pas vu le visage de son interlocuteur mais avait deviné à sa voix une certaine jeunesse. La jeune fille ne parla point de cette entrevue à son père et sa famille. Le soir, elle réussit à s'échapper de la roulotte sans que personne ne la remarque. Elle se dirigea vers l'auberge en marchant sur la pointe des pieds. Et elle entra dans l'auberge. Sabrina fut stupéfaite. Tant de monde rassemblé en un si petit endroit ! En avançant dans les rangées, un peu à l'aveuglette, elle remarqua beaucoup d'hommes qui buvaient, jouaient en riant. L'ambiance la saisit tout de suite.
— Psss !
"Sabrina se retourna et vit le même homme que sur la place de ce matin. Il lui fit signe de venir vers lui.
— Bonsoir, demoiselle. Merci d'être venue.
"Il lui tendit la main. Sabrina était de nature très méfiante, malgré sa naïveté extrême.
— Qui êtes-vous monsieur ? demanda-t-elle sans serrer sa main.
— Je vous le dirai quand nous serons plus au calme, là-haut, dit-il en désignant le plafond.
"La jeune tsigane l'observa, essayant de voir qui se cachait sous le chapeau et vit un œil marron très perçant. Aussitôt, elle s'abandonna à la curiosité qui la dévorait et lui offra sa main. L'homme la guida dans les escaliers et ils atteignirent le deuxième étage. Ils traversèrent plusieurs pièces où les joueurs étaient moins nombreux puis dénichèrent une table un peu à l'écart des autres. Sabrina s'assit, sans attendre une invitation. L'homme fit de même et ils se regardèrent en silence. Un serveur vint prendre leur commande et il les leur apporta. Quand ils furent enfin seuls, Sabrina, n'y tenant plus, renouvela sa demande :
— Qui êtes-vous ?
"Pour toute réponse, l'homme masqué enleva le chapeau et l'écharpe qui le recouvrait. La jeune fille fut surprise de découvrir un garçon d'à peu près le même âge qu'elle, avec une peau métisse comme elle et d'une beauté à en couper le souffle.
— Je suis le fils du châtelain de ce village, se présenta-t-il enfin. Je m'appelle Edmond.
J'entendis quelques marins derrière moi se moquer du prénom. Elodie les fusilla du regard.
— Oui, il s'appelait Edmond. C'était un nom peu donné à l'époque, mais il était respecté. Sabrina était, au premier regard, tombée sous le charme de ce noble.
Certains hommes soupirèrent de nostalgie. Un marin qui était proche de moi me sourit d'un air entendu et je lui donnai un petit coup de coude en souriant. Eh oui, j'étais le seul qui avait sa belle à bord. Je regardai vers la cabine d'Henriette et vis qu'elle était dehors, sur la fenêtre, en chemise de nuit. Elle écoutait l'histoire d'Elodie, essayant d'entendre quelques bribes de mots. Avec un sourire aux lèvres, je la rejoignis sans me faire voir des autres, pendant qu'Elodie continuait de raconter. Quand elle me vit, Henriette soupira et me fit signe de ne pas me faire remarquer. Arrivé sur sa fenêtre avec elle, je passai un bras autour de ses épaules et, lui levant la tête, je l'embrassai avidement. Elle fut surprise mais me rendit mon baiser. Henriette se décolla de moi en me regardant d'un air amusé.
— Depuis quand tu arrives comme ça, toi ?
Je souris et mis ma tête au creux de son épaule, lui procurant un frisson.
— Je dois te surprendre, sinon ça ne serait pas autant amusant, ma belle.
Elle soupira.
— J'aimerais bien être Sabrina, même si cet homme n'est pas du tout fiable. Elle est naïve et a toute la vie devant elle. Elle n'a pas encore fait les choix qui définiront sa vie. Ou qui la ruineront.
Je compris où elle voulait en venir. Je voulais la rassurer mais je ne savais pas ce qu'il allait advenir de nous, ni ce qu'Henriette savait.
— Suis-je fiable, moi ? demandai-je alors.
Elle sourit en me regardant.
— Tu es celui que j'aime.
Mais après avoir dit ça, sa bouche s'affaissa et son regard se voila. J'eus très peur quand elle dit :
— Seulement tu es une grenade. Tu peux exploser à n'importe quel moment. Et tu vas faire mal.
Merci pour les 400 vus ; )
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