Chapitre 34
***Mira***
Et le monde continua de tourner. Nous avec.
La Diligente tanguait au gré du vent et au rythme de la mer. Les mouettes volaient au ralenti, leurs cris mettant un temps interminable à parvenir à nos oreilles. On aurait dit qu'elles étaient tellement exténuées que pousser un cri les tuait de fatigue. Les hommes marchaient comme des tortues, plus aucune fête n'était organisées, même le vin, qui autrefois les faisaient chanter, ne produisait plus son effet. Il n'y avait plus de bagarre, plus de prise de tête, plus de combat, plus de bousculades pour savoir qui sera servi le premier à la cantine, plus rien.
Plus aucune réaction du monde.
Alors oui, il continuait de tourner. Cela, il savait le faire, et même très bien. Mais un monde sans réaction, sans parole, sans rien, était-il un monde, finalement ? Moi, je n'y croyais pas trop, du haut de mon mât.
Ces temps-ci, j'évitais de rester trop longtemps en hauteur. Je ne voulais pas retomber dans cette sorte de transe où je ne captais plus les vibrations de l'extérieur de mon corps. Je voulais continuer à vivre, à ressentir. Mais, en voyant la désolation qui régnait à bord, l'indifférence des marins pour la vie me prenais au dépourvu. J'en avais parlé à Johan et il m'avait appris que cela n'était pas nouveau. Les hommes manquaient d'action. Cela s'était déjà vu, mais le second m'a confié qu'il n'avait jamais autant ressenti le calme plat. Des marins avaient besoin de bouger, d'avoir un but. Si le capitaine ne décidait rien et restait tout le temps dans sa cabine, les marins se mettaient à s'ennuyer.
Après cette révélation, je pris la décision de parler à Henriette. Je ne l'avais pas vue depuis deux jours. Elle refusait de voir quiconque, n'acceptant que quelqu'un venant lui apporter son repas. Et jour-là, ce fut moi qui le fit. Je toquai habilement à sa porte, un plateau dans les mains. Elle m'ordonna d'entrer. J'ouvris la porte et la découvris, comme quand j'étais sorti de prison, sur son bureau, me fixant d'un mauvais œil.
— Vous êtes en re... Mira ! me reconnut-elle.
Son visage s'illumina. Je posai son plateau sur le bureau encombré de papier diverse.
— Henriette, la saluai-je. Quel bazar ! Comment peux-tu vivre ici ?
Son regard balaya la chambre et elle parut réaliser pour la première fois que tout était sens dessus-dessous. Mais elle ne fit pas un geste pour tenter de ranger quoi que ce soit.
— Johan me l'a souvent dit, murmura-t-elle. Mais je n'ai pas eu le temps de jeter un coup d'œil là-dessus. Maintenant que toi, tu le dis, cela me semble vrai : cette pièce aurait besoin d'un bon coup de plumeau. Mais je n'ai jamais tenu une chambre. Avant, je passais tout mon temps à l'extérieur, je n'ai pas eu le temps de décorer une salle tout entière... Encore moins de la ranger.
Je soupirai. Evidemment, qu'Henriette n'avait jamais tenu une chambre. J'aurais dû m'en douter. Mais au lieu de m'attarder sur le sujet, j'en vins à ce qui me préoccupait au plus haut point : le sort de marins.
— Henriette, nous avons besoin de toi, commençai-je, prudemment. Nous sommes toujours au Cap de Bonne-Espérance, le paysage monotone pèse sur la conscience des hommes. Ils s'ennuient. Plus un rire n'a jailli d'une gorge depuis un millénaire. Aucune note de musique n'a retenti dans l'air depuis que nous sommes au Cap... Les hommes vont mourir d'ennui.
Elle m'avait écouté tout en regardant la chambre d'un air dégoûté. Quand le silence se fit, elle finit par dire tout bas :
— Et crois-tu que je ne l'ai pas remarqué ?
Je fus pris au dépourvu.
— Je ne demande que ça, moi, à quitter cette terre maudite, continua-t-elle en tournant la tête vers moi. Je ne veux que cela, partir. Que crois-tu ? Que j'aime cette stabilité ?
Elle montra la coque tout immobile.
— Que j'aime ne pas entendre de la joie sur le pont ? murmura Henriette.
Elle montra la porte.
— Que j'aime ignorer Johan ?
Elle frappa de son poing la table.
— Que j'aime te voir triste et préoccupé ?
Elle dit ça tout doucement en me regardant. Henriette se calma et se laissa tomber dans son fauteuil, la tête dans la main.
— Pardon Mira, je n'aurais pas dû m'emporter. Je suis tellement fatiguée. Je ne demande qu'à partir, je te le jure.
— Mais pourquoi ne le fait-on pas, alors ?
Elle soupira.
— Parce que je n'y arrive pas. Une force vient de cette ville et m'empêche de décider si oui ou non je dois quitter cette terre. Elle veut me retenir, mais je n'arrive pas à la dépasser.
D'accord. "Une force venait de cette ville". L'homme qui l'avait emmenée chez lui. "Elle veut me retenir, mais je n'arrive pas à la dépasser". Elle était attachée à cette terre. Je m'approchai d'Henriette et m'agenouillai au sol. Je lui pris le menton pour l'obliger à me regarder. Ses grands yeux marrons étaient vides.
— Henriette, mon amour, laisse Johan nous diriger jusque chez nous. Laisse-nous faire. Nous pouvons arriver à te sortir de cette torpeur. Arriver à sauver le navire...
Elle me regarda avec un air qui voulait me croire. Je réduisis la distance entre nous et nos lèvres finirent par se rencontrer. Elle se détendit, laissant libre cours à ses émotions. Je la serrai dans mes bras, ne la lâchant plus. Quand elle s'écarta doucement, je la levai et dis :
— Ton teint a besoin de prendre le soleil. Viens avec moi dehors.
Elle acquiesça et, juste avant de franchir la porte, elle me confia :
— Mira... Tu sais, je n'ai jamais trouvé quelqu'un de plus beau que toi.
Cette aveu me fit chaud au cœur. Je la pris par la taille et déposai un baiser sur ses cheveux.
— Moi aussi, je te trouve magnifique, mon amour.
Et le soleil nous aveugla. Il s'était levé pour saluer Henriette de son retour parmi les vivants. Elle s'abrita de sa main pour ne plus s'éblouir. Ses cheveux luisaient à la lumière, ses magnifiques yeux marrons, noirs dans sa cabine sombre, devinrent étincelants devant cette immense clarté. Quand elle eut fini de s'habituer au temps, Henriette se tourna vers moi. Et là, pour la première fois depuis longtemps, je ris.
Henriette avait souri.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top