Chapitre 22
***Mira***
Vous ne pouviez savoir à quel point j'étais heureux. Oui, j'allais enfin exaucer mon rêve de liberté que j'enfouissais dans la terre depuis tant d'années ! Finis les frères et sœurs agaçants, finis les jérémiades, finis les bains de boue, finie l'auberge, finie Luanda ! Toutes mes réticences tombèrent dès que je mis pied sur le bateau La Diligente. Je fus comme libéré de mes ennuis.
— Il est beau, hein ? fit la capitaine.
Le navire était un trois mâts gigantesques, avec d'énormes voiles voluptueuses, le pont était presque brillant. Je reconnus le travail de mousses aguerris.
— Il est... magnifique, soufflai-je.
La capitaine sourit et je me tournai vers elle. Elle avait enlevé son accoutrement d'homme et affichait maintenant sa féminité avec une grande classe. Je me rendis compte qu'elle était très jolie, malgré les circonstances dans lesquelles elle était mise.
— Tu seras au poste que tu as voulu, Mira, m'annonça-t-elle après une petite discussion avec un membre de l'équipage. Rob accepte de te léguer sa place.
L'homme semblait plutôt maigre et pas né de la dernière saison. Il ne m'accorda aucun regard, ni de salutations, ni de bonne chance. Il partit sans rien dire. La capitaine s'approcha de moi et me rassura :
— Je t'avais prévenu. L'équipage n'est pas très cordial. Mais l'on s'habitue, si l'on se fait respecter, bien sûr.
— Je ne suis pas sûr de prendre ça pour une bonne chose, marmonnai-je.
Elle me tapa gentiment sur l'épaule.
— Ecoute, ici, on n'est pas bon pour remonter le moral, d'accord ? murmura-t-elle. La gentillesse, personne ne connait. Alors, si tu veux te faire respecter et être tenu tranquille, deux options s'offrent à toi : la première, tu es lâche, tu resteras sur ton mât tout le temps de la traversée et tu redescendras juste pour manger. La deuxième, tu tentes de faire quelque chose qui te marquera la sympathie des autres, le respect, à défaut de l'amitié. Je ne peux rien te conseiller d'autre, ni ce que tu pourrais faire. A toi de trouver.
Je soupirai. Il me fallait prendre sur moi et tenter de m'intégrer à ce bord.
— Allez, Mira ! Tu y arriveras, j'en suis sûre. Et puis, ce ne sont pas de mauvais bougres, je te le jure.
Pensant qu'elle avait fini son larmoiement, je m'éloignai quelque peu pour inspecter le bateau.
— Euh, Mira ? m'interpella-t-elle, encore une fois.
Je me retournai. Elle regarda à gauche, puis à droite et vint vers moi. Elle s'approcha de mon oreille et souffla :
— Si tu as besoin d'aide, ou que l'équipage fait quelque chose de... vilain, viens me voir à ma cabine, ou n'importe quand. Je t'accueillerai, promis.
Je lui souris, en remerciement pour sa sollicitude. Je me promis de l'appeler Henriette, la prochaine fois que je la verrai et de la tutoyer pour le restant de ma vie. Cela l'énervera certainement, et je ne demandais que ça, juste pour voir...
Quand je fus arrivé sur le bateau, Henriette s'était précipitée vers un autre jeune homme, son second, apparemment. Ils avaient eu une grande discussion très animée, force était de le constater par leurs expressions. Ils agitaient sans cesse les bras vers moi, tout en se criant dessus. Mais j'étais tellement occupé à regarder le bateau que je n'avais pas fait attention à leurs paroles. Je supposais qu'Henriette avait réussi à gagner, car le second abandonna face à la violence et l'obstination du capitaine. Cette fille était décidément bien plus manipulatrice que je ne l'imaginais.
Le second vint me voir, après qu'Henriette fut partie. Il devait avoir dans les vingt ans, ce qui ne m'empêchait pas de le respecter pour son grade. Mais aussi parce que la capitaine semblait lui faire une entière confiance. Et cela, ça valait énormément sur ce bateau si particulier.
— Ainsi donc, tu t'appelles Mira ? me demanda-t-il.
— Oui, monsieur, répondis-je, sans oser mettre de l'ironie.
— Tu es moins mate que les autres habitants de Luanda, es-tu blanc ?
Cette question, je détestais maintenant que l'on me la posa. La couleur de peau semblait tenir à cœur à tous ces européens endimanchés. Moi, ce sujet ne m'avait jamais effleuré. Les Africains avaient autre chose à penser que de réagir aux insultes racistes de peau des blancs.
— Oui, lâchai-je non sans une pointe d'irritation dans la voix. Mes parents devaient être d'origine blanche. Mais on ne m'a jamais blâmé pour ça.
Remarquant peut-être mon agacement sur cette question, le second s'excusa.
— Pardon, mais normalement, l'équipage n'est pas sensé montrer son sentiment raciste, dit le second. Et sinon, je te promets que j'en parlerai à Hen... au capitaine.
J'hochai la tête à cet homme compréhensif. De toute façon, je n'avais que la peau cuivrée, c'était tout.
— Je me présente, fit l'homme. Johan de Lourbes, second de la capitaine Henriette de Nîmes, à bord de La Diligente. J'ai aussi été second du capitaine René Duguay-Trouin, au service du roi de France.
Il me tendit une main, que je serrai volontiers.
— Mira, dis-je, tout simplement.
N'ayant pas d'expérience, je ne pouvais que dire mon prénom. Bientôt, j'aurais un statut.
— La capitaine m'a dit que tu avais un poste qui te conviendrait à merveille, dit Johan.
— Effectivement, affirmai-je. J'aimerais être la vigie. M'autorisez-vous à...
Je désignai d'un geste vague le grand mât.
— Oh, bien sûr ! accepta Johan, avec empressement.
Il s'écarta de mon chemin, me laissant le voie libre. Je regardais le dernier mètre qui me reliait à la vie prochaine que je m'offrais. En haut, je ne pourrais pas redescendre. Et je ne descendrai pas.
Aussi vite que mes bras et mes jambes ne me le permettaient, je franchis la distance qu'il me restait à parcourir du grand mât et moi, et grimpais dans les cordages, à une vitesse que personne n'oserait imaginer à une telle hauteur. Une fois arrivé en haut, sur la nacelle de la vigie, je fermais les yeux, m'autorisant un dernier suspens, avant de découvrir mon futur. Je ne penserais plus à Luanda, je n'aurais plus rien que la mer, si j'ouvrais les yeux. Il me faudrait que je m'habitue à cette solitude. Je m'y ferai. J'ouvris les yeux et...
La mer, la mer, la mer, la mer, la mer, la mer, la mer... Ma vie était là, devant mes yeux ébahis. Elle brillait de mille feux au soleil. Je l'enviais, j'aurais aimé être aussi lasse, aussi libre de faire mes colères quand bon me semblait. Certainement une forme de jalousie, mais je sentais que j'allais m'y faire aussi. On serait bons amis.
— Elle est belle, hein ?
J'aurais reconnu cette remarque entre mille. A croire que c'était celle qu'elle préférait.
— Oh, oui, murmurai-je.
Henriette monta juste ce qu'il restait du mât et, elle-aussi, se perdit dans la contemplation de cette merveilleuse beauté de la nature.
— Je pourrais rester là plus que la raison ne me le dicterait, soupirai-je.
— Alors, nous allons bien nous entendre, tous les trois, fit Henriette.
Elle ne sourit pas, trop concentrée pour continuer de parler. Moi, à son contraire, je le fis. Si je devais passer mon voyage sur cette nacelle, avec elle et la mer, tout serait parfait pour que mon bonheur soit le plus parfait du monde. Soudain, une question me vint en tête.
— Henriette, pourquoi es-tu capitaine ?
En disant ces paroles, je me rendis compte que je risquerais de la blesser. Mais elle ne fit rien qui laissait croire que sa colère prendrait le dessus.
— C'est une histoire que je n'aime pas raconter, que Johan connait, mais que je n'aime pas dire comme cela, répondit-elle. Je te la raconterai peut-être un jour, si je suis assez soûle pour le faire.
Je sursautai au mot "soûle".
— Parce que ça t'arrive de l'être ? demandai-je, avec répugnance.
Henriette rit.
-Eh oui ! Il faut bien partager la convivialité des hommes d'équipage ! Mais il faut bien aussi... oublier.
Elle avait prononcé ce dernier mot si bas que j'eus peine à l'entendre.
-Oublier ? relevais-je, me maudissant.
J'aurais peut-être mieux fait de me taire.
-Je te raconterai une autre fois, répéta-t-elle.
Je n'insistais pas. Il ne fallait pas abuser de sa gentillesse envers un marin tout juste nouveau et enclin à respecter ses règles de respect. Mais je sentais l'avenir d'une amitié très solide envers Henriette, et je me jurais de ne pas la gâcher. Pour rien au monde je ne le ferai.
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