Chapitre 17


***Henriette***

— Terre en vue !

La vigie me réveilla d'un sommeil désagréable. J'avais passé une nuit très inconfortable, dépourvue de rêves, mais garnie de cauchemars : ma vision m'avait montré Loïc qui tuait mes parents. Ensuite, il s'attaquait à Johan. Je voyais mon malheureux ami tomber d'une falaise et se briser les os dans un craquement atroce. J'avais hurlé, car Loïc me tenait prisonnière, m'obligeant à regarder mon second mourir, me provoquant un sentiment d'impuissance. Plus tard, je m'observais sur le perron de mon bateau, mon visage ne laissant paraître aucune émotion. Je devais être en pleine concentration pour ne pas trahir la colère, la tristesse et la haine et que ce cauchemar me rappelait.

La colère, la haine et la tristesse. La colère, la haine et la tristesse. Mes émotions, les émotions que j'éprouvais à chaque moment de ma journée, celles qui m'habitaient quand j'avais dit non à Loïc. Quand j'avais blessé Johan. Quand je répondais à ma mère. Quand j'avais parlé la première fois à Loïc. Mon ton lorsque je parlais à l'équipage. Ces sentiments que la liberté chassait.

Je me mis en position assise et me pris la tête dans les mains. Voilà à quoi se constituait mon quotidien. Avais-je fait la mauvaise décision en prenant le parti de la mer ? En laissant mes parents ? En ne pardonnant pas à ma mère ? Je n'en savais rien. La culpabilité m'envahissait tel que je n'arrivais plus à avoir des idées claires. Ma respiration s'accélérait, mon cœur tambourinait plus rapidement. Toutes ces questions sur mon comportement et mes choix m'oppressaient. Je voulus arrêter d'inspirer pour me calmer, mais cela n'arrangea rien. Je m'étouffai à moitié quand Johan entra en trombe dans ma cabine.

Dès qu'il me vit, il courut vers moi et m'allongea sur mon lit.

— Henriette ! s'exclama-t-il. Il ne faut pas bloquer ta respiration ! Inspire un grand coup.

Je lui obéis, des larmes de rage aux yeux, mais quand je laissai de nouveau l'air entrer dans mes poumons, une grosse crise de toux s'empara d'eux.

— Il faut te calmer, me conseilla mon ami, impuissant pour m'aider.

Je voulais faire ce qu'il disait, mais je n'y arrivais pas. Un énorme nœud me nouait la poitrine et la compressait horriblement fort. Un nœud qui sera là pour le restant de ma vie : la culpabilité. Johan ne pouvais pas me sauver. C'était ma faute. Pourtant, il dit :

— Henriette, j'ai toujours admiré la détermination avec laquelle tu es partie de chez toi, raconta-t-il précipitamment. Tu m'as toujours impressionné. Dans tout ce que tu entreprenais, tu le menais à bien. Je pense deviner que tu t'es mal réveillée, et que c'est ce pour quoi que tu t'étouffes en ce moment.

C'était le cas de le dire, je manquai affreusement d'air.

— Alors écoute-moi bien, dit-il en se rapprochant. Laisse toutes tes pensées loin de ton corps, isole-les loin de toi. Laisse-les partir. C'est elles qui te font mal, pas ton corps.

Ces paroles firent mouche. Je voyais ma colère, ma haine, ma tristesse sous la forme de ma mère, cette jeune femme froide et sans scrupules, qui m'avait abandonnée. Elle me regardait, indifférente aux supplications que j'essayai d'articuler. La voix de Johan me parvint : "Enferme-les loin de toi". J'imaginai alors une boîte, mais ma mère ne passait pas dedans. En prison, je pourrais quand même la voir. Une autre idée me vint en tête : une pièce fermée. Je la mis dedans et fermai la porte à clé. Clé que je jetais dans un tiroir qui ne sera ouvert qu'avec une autre clé qui sera enfermée dans un autre tiroir éloigné de l'autre. La dernière clé sera dans un placard, où seront rangée toutes les clés dont j'aurais besoin.

Pendant que je faisais mon rangement mental, ma toux et respiration s'étaient calmées. Johan attendait patiemment que je réagisse. Mes yeux se posèrent sur lui, malgré mes paupières lourdes.

— Tu es debout, toi.

Ce fut la seule chose que je pus dire car la vigie s'écria une nouvelle fois au-dehors :

— Terre en vue ! Bon sang, quels sont les ordres ?! Et elle est où la cap'taine ?!

— Elle est ici ! murmurai-je.

Et je me levai, fis sortir Johan de force, malgré ses réticences - tu parles, des réticences, j'ai dû jouer de la force ! Il est plus costaud que ce qu'il paraissait , quand même  - et m'habillai promptement avant de descendre sur le pont, où m'attendaient mon second et mes lieutenants.

— Capitaine ? Le réveil a été dur ? me demanda un de ces derniers.

— On peut dire ça comme ça, répondis-je d'un ton impassible.

Je vis Johan grimacer dans son coin. Tant pis, j'avais un bateau à tenir.

— Quels sont les ordres ? Quelle est cette terre ?

Mon équipage tout entier, Johan y compris, ne savait pas du tout où nous nous trouvions. Je leur avait caché notre destination jusqu'à la dernière minute. A ma grande surprise, ce fut Elodie qui prit la parole.

— C'est l'Afrique.

Je trouvai cela stupéfiant qu'elle sache si bien où nous étions. Puis, je remarquai que je n'avais jamais fait attention au fait qu'elle était matte de peau. Elle devait reconnaître son pays natal, ou celui de ses proches.

— Effectivement, c'est bien le continent africain que nous avons sous les yeux, confirmai-je. Nous sommes actuellement en vue de Luanda où nous ferons le ravitaillement pendant une semaine.

Mes enseignes écarquillèrent les yeux et répandirent la rumeur sur tout le pont. Je n'eus pas besoin de donner mes ordres, ils y allèrent d'eux-mêmes. La manœuvre se fit si bien et si vite que nous arrivions en quelques minutes au port de Luanda. Une fois le bateau ancré et amarré, les hommes se ruèrent sur la berge et coururent comme des fous dans toute la ville, à la recherche de tavernes, de cabarets et autres endroits divertissants. Je m'amusai fort de leur soudaine folie : je les avais retenus à bord trop longtemps et la joie de vivre, de courir, leur était sortie de l'esprit. Mais maintenant, c'étaient de vrais enfants que l'on lâchait en pleine nature.

Mes officiers n'étaient pas en reste. Pour faire honneur à leur grade, ils ne descendirent pas tels des sauvages, mais je vis bien qu'ils y allaient au pas de course. Je souris de cet empressement, tout en m'appuyant sur le bastingage du bateau. La foule au port de Luanda était dense, et pleine de couleurs. Des gens noirs, partout. Les ouvriers, les déchargeurs ainsi que les postillons, des pauvres aux bourgeois, des grand-mères aux belles dames, tout le monde était noir. Il ne devait y avoir que mon équipage qui se démarquait vivement dans cette population africaine. Pour ma part, j'aimais ce côté exotique. J'en avais toujours rêvé, du haut de mes dix-huit ans. Les odeurs ne manquaient pas non plus et elles étaient comme je les avais rêvées : les olives, la viande, le poisson, etc... Pourtant, n'importe qui voyait bien que la misère régnait à Luanda. Des pauvres à toutes les rues, des mendiants, des familles entières qui dormaient dans un coin, des éclopés, ... Cela me fit mal au cœur. Mais je ne pouvais rien y faire.

Je n'étais pas descendue de la Diligente. J'avais peur de retourner sur la terre ferme, que je m'étais promise de ne pas fouler. Mais, malheureusement, Johan n'était lui non plus pas sorti du bateau. Il avait dû faire un examen des lieux, pour voir ce qu'il manquait, pour pouvoir ensuite acheter. Je ne l'avais pas vu descendre, il était vrai, mais je ne m'en étais pas rendue compte. Maintenant, je le payais.

— Henriette ? s'étonna-t-il en me voyant. Tu n'es pas allée te défouler les jambes ?

Je soupirai. Cela faisait beaucoup de fois que je regrettais de l'avoir nommé second. Il faisait toujours tout à la perfection, sans omettre une chose. Mais ce pour quoi j'aurais aimé qu'il ne soit pas à ce grade, c'était qu'il commençait à bien me connaître. Je ne pouvais pas lui cacher quelques problèmes, rien ne lui échappait. Quand je voulais dissimuler mes larmes, il remarquait mes yeux qui devenaient rouges. Quand j'étais fatiguée mais que je voulais rester pour prouver que je ne l'étais pas, il repérait tout de suite mes cernes. Bref, il décryptait toutes mes tentatives de mensonge. Et c'était bien la première fois que quelqu'un en était capable.

— Non, répondis-je simplement.

En vérité, j'avais encore mon cauchemar en tête. Voir Loïc devenir un assassin était horrible pour moi. Avant Johan, ç'avait été lui, mon grand frère protecteur, mon confident personnel. Je tenais à lui, malgré tout ce qu'il m'avait fait subir. Mon second s'approcha de moi et vint se placer dans la même posture que moi - c'est à dire appuyé sur le bastingage.

— Henriette, je sais ce que tu penses, commença-t-il, mais tu ne pourras pas vivre éternellement en dehors de la terre.

— Si.

— Non, même si l'eau recouvre les trois quarts de la planète, l'homme a été construit pour vivre sur la terre.

Je ne répliquai rien, savant qu'il avait raison, mais j'étais trop tête de mule pour le reconnaître. Un silence s'étira entre nous. Je croyais que Johan avait commencé à perdre patience, mais il ne semblait pas le moins incommodé du monde. Voyant qu'il ne bougerait pas et qu'il ne me laisserait pas seule dans mes problèmes, je me détournai pour partir à ma cabine. A mon grand énervement, il me suivit mais à distance. J'allai fermer la porte mais il la retint d'un bras.

— Henriette.

Décontenancée qu'il arrive à contrer ma force par la sienne, j'essayai de lui faire lâcher prise, mais il tint bon.

— Arrête, cela ne sert à rien, dis Johan.

-Enlève-toi et ça marchera ! rugissai-je.

Il n'en fit rien. Je décidai alors de le laisser et de ne plus me préoccuper de lui. Mais il en profita pour entrer et me suivre dans tous mes déplacements. Je m'efforçai de l'ignorer, mais je n'avais rien à faire pour me distraire, dans cette cabine morne.

 — Henriette, écoute-moi.

Je n'en avais pas envie. Je savais que s'il parlait, si je l'écoutais, il arriverait à me faire descendre de ce fichu bateau.

— Il te faut aller sur la terre, reprit Johan.

Non.

— Pour plusieurs raisons, avança-t-il. La première, il faut faire le ravitaillement. C'est essentiel pour la survie du navire, sinon, tu peux dire adieu à la mer. Autant te noyer dedans, tu seras sûre d'y rester jusqu'à la fin de tes jours.

Belle opportunité. J'y penserai pour ma mort. Merci Johan.

— Je ne pourrais pas, me rendis-je compte, d'un air maussade.

— Pourquoi ? demanda-t-il, surpris.

— Tu viendrais me chercher au fin fond des océans pour me rappeler que les hommes doivent être enterrés dans la terre et que la mer ne peut être leur tombeau.

Je sus qu'il retenait un rire, malgré le fait que je ne le voyais pas, étant donné que je lui tournais le dos.

— Il est vrai, admit-il. Mais quand même. J'espère que tu ne feras pas ça.

Pour lui montrer que son discours m'ennuyait, je fis mine de sortir de la pièce, pour aller sur le pont. Devinez quoi : comme par hasard, il me suivit !

— Henriette, le ravitaillement est très important ! Que vont dire les matelots si le bateau ne compte plus de nourriture ni d'eau ? Et l'alcool ? As-tu pensé à l'alcool ?

C'était bien la première fois que Johan usait du mot "alcool" pour me sensibiliser à une cause. Je marchai sur le pont de long en large. Puis, après en avoir fait le tour dix fois, je descendis à la canonnière, pour inspecter les beaux spécimens que Hérault m'avait remis.

— Il faut descendre à terre ! continuait inlassablement Johan.

Que les canons pouvaient être beaux ! J'effleurai du doigt le doux goulot de l'arme à feu, esquissant un petit sourire en songeant aux merveilles qu'il pourrait faire, dans un abordage. Johan fit la grimace, et j'étais sûre qu'il pensait l'inverse des miennes, imaginant plutôt aux dégâts que les canons pouvaient faire.

— Henriette, la terre t'attend !

— Elle peut toujours le faire, marmonai-je. Moi, je n'ai pas rendez-vous.

Je sortis de la cave et décidai de monter dans les mâts de la Diligente. Johan me sermonnait toujours tandis que je me répétai la devise de tout bon marin : une main pour le bateau et une main pour toi... J'étais arrivée à la place où se tenait habituellement la vigie qui surplombait l'océan et le port de Luanda. Vous pensez bien que je tournais le dos à cette ville qui m'inspirait du dégoût et que je regardais la mer à la place. Un nouveau sentiment se liberté me saisit et chassa mes émotions : la haine, la tristesse et la colère...
Johan avait arrêté de discourir pour regarder l'eau miroitante onduler à don rythme. Il soupira :

— C'est sûr que, vu d'en haut, c'est très beau. Je ne peux pas te raisonner face à ça.

Je ne dis rien. Admirer cette étendue, me perdre dans son horizon et me faire rêver de l'explorer, je ne pus pas m'en empêcher.

— Henriette, je sais ce que ça représente pour toi, repris Johan, mais...

—Non, tu ne sais pas, le coupai-je. Si tu le savais, tu ne dirais pas ça.

Je montai encore au-dessus de la petite nacelle de la vigie et allai tout en haut du grand mât, ce qui me sembla le bout de la vie. Rien ne vous vous attendait en haut, à part un dilemme : soit sauter et retomber dans les profondeurs de la vie, soit continuer à monter, encore et toujours, pour oublier la misère. C'était l'étape du choix décisif.

— La mer a toujours été ma seule raison de vivre, continuai-je. Je ne veux pas d'amies, ni d'amant. Ils ne supporteraient pas mon caractère. Et je ne les plaindrai pas car je ne les tolérerai pas non plus. Les femmes de la ville ne valent rien. Tout juste bonnes à faire des enfants. Rien d'autre. Et je ne veux pas de cette vie.

Mon ami soupira.

— Tu as raison sur ce point-là, admit-il. Mais est-ce que la vie d'une femme est aussi sur un bateau ?

Je ne répondis pas, mais il m'avait comprise. Tout dépendait de la femme. Johan s'était tû, me laissant dans mes pensées. Je lui en savais gré, parce que je ne voulais être avec moi-même, encore en train de décider de mon choix ultime. La vie en ville ne me ressemblait pas. Je n'arriverai jamais à m'y faire. Le grand air, la liberté, tout cela me manquerait horriblement. Mais, dans un sens, le discours de mon ami avait fait mouche. Le ravitaillement était plus que nécessaire. Je ne pouvais pas m'exiler sur l'eau sans rien à manger et boire. Mais, saurai-je repartir, refaire le chemin inverse, revivre la séparation des gens auxquels je m'attacherai ? Je soupirai et secouai la tête, avant de me tourner vers Johan.

— Viens, il est temps de descendre.

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