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Ekate,
Je ne doute aucunement de ta discrétion. Après tout, tu ne t'es jamais dévoilé une seule fois et pas un ne t'a démasqué.
Néanmoins, même si tu le gardes déjà à l'esprit, je te prierai de faire attention. L'Armée d'Émeraude ne se préoccupe que de ses propres soldats. Je crains le pire concernant la mission assignée aux renforts des Chasseurs des Ombres. Cependant, je suis également persuadé que tu sauras faire face à n'importe quelle situation fâcheuse, comme tu l'as toujours fait. La malice ne t'a jamais posé de problème et j'ai confiance en toi pour déjouer leurs plans, quels qu'ils soient.
Il me semble que Hayden a été recruté également, tu devrais chercher à le contacter. Vous ne serez pas trop de deux pour faire face aux généraux. Ne mets personne d'autre au courant, cela pourrait attirer l'attention de l'Armée.
Écris-moi dès que tu as plus d'informations.
D'ici-là, laisse traîner tes oreilles, de drôles d'échos me parviennent de la région de Londres. Les goules pourraient n'être qu'une des raisons qui ont amené l'Armée près de la capitale. J'aimerais que tu te fasses mes yeux et mes oreilles, jusqu'à mon épée si jamais quelque événement important devait avoir lieu. Sens-toi également libre d'agir en mon nom, dans la mesure de ce qui est raisonnable.
Angelus
***
La nuit camouflait à merveille les plumes ébène du corbeau aux yeux rubis. Parfaitement silencieux, il se perchait sur l'épaule du Chasseur en plantant ses griffes dans le long manteau de cuir sombre. Ekate avait décroché le papier noué à la patte de l'oiseau, puis l'avait déplié entre ses longs et fins doigts gantés. Le parchemin, très peu épais, avait été marqué de belles lettres élégantes dans une graphie connue du Chasseur des Ombres.
Il était sorti en coup de vent de la tente des généraux, hors de lui, puis avait serpenté entre les flambeaux pour s'isoler au calme dans un coin du jardin de l'abbaye. Les hauts arbres fruitiers cultivés par les moines lui avaient offert leurs feuillages afin de se dissimuler aux regards de quelque soldat curieux. Ekate avait pris le temps d'évacuer sa colère, inspirant et expirant soigneusement l'air frais de la nuit, une main posée sur son katana. Cette arme l'accompagnait depuis de longues années, importées des terres d'Orient par le Maître des Chasseurs en remerciement pour des décennies de loyaux services dans les campagnes anglaises. Cette lame précise fendait l'air avec plus de vélocité que ses cousines européennes, bien plus lourdes et grossières, utilisées pour tuer les créatures du Mal.
De plus, il n'avait jamais réussi à s'habituer aux progrès réalisés sur les armes à feu. Armes somme toute inutiles face à des monstres qui sourcillaient à peine lorsqu'une balle se logeait dans leur cuir. Les larmes, les flèches et les lances faisaient bien plus de dégâts, malgré leur côté barbare. Couper la tête de ces abominations était bien plus efficace que leur trouer la peau au plomb.
Ekate caressa machinalement le manche du katana en relisant la missive. Le bois de magnolia, couvert d'une peau de requin et d'un tressage de soie noire, était devenu au fil du temps une extension de sa main. Il ne combattait qu'avec cette arme et y avait maintes fois prouvé son habilité. C'était comme si cette lame étrangère avait été forgée pour lui.
Un soupir s'échappa d'entre ses lèvres. Il avait terminé sa relecture et songeait aux demandes d'Angelus. Découvrir les dessous de cette mission d'extermination d'un nid de goules... C'était dans ses cordes. Il ne doutait pas de ses capacités, mais appréhendait la découverte qu'il serait amené à faire.
Les intuitions et informations que possédaient Angelus n'étaient que rarement infondées. Il y avait donc bien quelque secret dissimulé par les généraux de l'Armée d'Émeraude.
Et Ekate allait se trouver un allié afin de mener sa mission à bien.
***
La lune ascendante dans le ciel sombre éclairait l'abbaye de rayons diaphanes, offrant aux yeux d'Ekate une succession de lieux mystiques. Une étrange magie régnait dans cet endroit, une fois la nuit tombée. Les arbres des jardins se paraient d'argent, par moments d'ombres où pouvaient se cacher de petits animaux, ou bien des créatures surnaturelles. Les murs de pierres massives qui composaient l'abbaye en elle-même subissaient la même métamorphose, prenant des airs de château gothique où vivraient des sorciers mystérieux. On pouvait presque s'attendre à les entendre réciter des incantations dans l'espoir d'invoquer un démon ou attirer un ange déchu.
Cependant, Ekate savait qu'il ne croiserait que des humains. Les sorciers avaient quasiment disparu grâce aux efforts des Chasseurs des Ombres et de l'Armée d'Émeraude, mais quelques rumeurs circulaient encore, murmuraient que certains nobles en gardaient à leur service, dans les caves les plus enfouies de leurs palais de campagne. Ekate avait déjà combattu des sorciers et n'en gardait que de mauvais souvenirs. Ces humains manipulant la magie noire faisaient selon lui partie des pires créatures de toute l'Angleterre, alors il espérait que les rumeurs soient infondées, même s'il croyait les aristocrates capables de ce genre d'intrigues pour leur profit.
Il se força à s'extirper de ses pensées et s'enfonça parmi les tentes et les baraquements. La majorité des soldats dormaient ou étaient trop soûls pour le voir passer, alors personne ne l'apostropha. Les guetteurs reconnurent un Chasseur et ne le dérangèrent pas. Était-ce à cause de sa mauvaise réputation ou de l'inimitié qui existait entre les deux groupes armés, il ne saurait trancher.
Lui cherchait une personne bien précise. Il mit un petit temps avant d'atteindre la section du campement où s'étaient rassemblés les Chasseurs, un peu à l'écart des soldats. Les tentes se faisaient plus rudimentaires et n'avaient pour fonction que d'abriter un couchage entre deux déplacements. Autour d'un feu de camp, des hommes échangeaient une gourde ronde en étain en riant.
Pour un œil inexpérimenté, ces colosses musclés n'avaient en commun que la dangerosité qui paraissait les draper, mais Ekate reconnaissait ses semblables grâce à leur code vestimentaire. Tous portaient le symbole de leur guilde, un corbeau rouge sang prêt à s'envoler, les ailes à demi repliées contre son corps, le tout dans un cercle écarlate tracé d'un coup de pinceau irrégulier.
Ekate, lui, l'avait apposé dans son dos, juste entre ses omoplates. L'oiseau rouge tranchait sur le cuir noir, mais Ekate était fier de faire partie des Chasseurs des Ombres et ne souhaitait pas s'en cacher.
Lorsque les hommes l'aperçurent, ils lui firent signe, mais aucun ne témoigna d'une réelle joie de le revoir. Même parmi « les siens », il n'avait pas une belle image. On le disait démon dans la bataille, fou furieux n'hésitant pas à tuer toutes les créatures qui lui tombaient sous la main, négligeant ses partenaires d'arme au profit d'une folie passagère. Ekate n'y pouvait pas grand-chose face à cette réputation ; elle était en partie fondée. Au moins lui reconnaissaient-ils sa valeur et lui témoignaient-ils du respect. C'était tout ce qu'il demandait.
— Ekate !
Cette voix était probablement la seule que le chasseur solitaire désirait entendre cette nuit-là. Il tourna la tête et aperçut celui qu'il cherchait. Un petit sourire se dessina furtivement sur son visage et il contourna le feu de camp, évitant les hommes qui buvaient, éclairés par les flammes dansantes.
— Hayden. Comment vas-tu ?
Le dénommé Hayden eut un grand sourire sincère. Comme d'habitude, ce simple mouvement illumina son visage entier ; ses grands yeux verts ourlés de cils sombres, ses mèches blondes qui retombaient en boucles sur son front, sa peau que deux petites cicatrices ne parvenaient pas à gâcher. L'obscurité contribuait à lui offrir un charisme certain, nimbant le jeune homme dans un jeu d'ombres et de lumières grâce aux lueurs qui provenaient des flammes.
Ekate songea que le surnom attribué au jeune Chasseur lui allait comme un gant. L'ange de mort.
Il s'installa face à son ami et détacha le fourreau de son katana pour le poser devant lui, à ses pieds. Assis sur une souche récemment coupée, dans son uniforme entièrement noir, il passait presque pour une ombre dans la nuit. Les longs pans de son manteau formaient une étrange traîne en corolle, ou une paire d'ailes maudites. La seule touche claire provenait des manches qui dépassaient sur ses poignets et des quelques attaches aux boutons d'argent qui maintenait le vêtement fermé sur son torse.
Hayden eut un sourire plus amusé en contemplant cette tenue particulière, peu habituelle chez un Chasseur.
— Toujours aussi élégant. Tu ne lâcheras jamais ton katana et ce manteau lugubre !
— Jamais, approuva Ekate. Et toi, tu es toujours aussi solaire.
— Toujours.
Ils se connaissaient depuis plusieurs années, désormais. Ekate appréciait sa compagnie positive et chaleureuse, jamais trop intrusive, et surtout, Hayden n'était pas mal à l'aise en sa présence, contrairement à la majorité des Chasseurs.
Il respectait également ses qualités. Hayden était l'un des meilleurs archers, et il ne se débrouillait pas trop mal avec son sabre courbe. Sa carrure assez large le faisait passer pour une brute, mais sa meilleure qualité restait la précision. Décocher en plein galop ne lui posait pas de problème et il ne se séparait jamais de son arc, qui gisait à cet instant à ses pieds, aux côtés du fourreau de sa lame et du carquois peint en rouge écarlate.
Ekate s'était parfois demandé, amusé, si Hayden était bien humain alors que les flèches du jeune homme transperçaient leurs cibles en pleine tête les unes après les autres.
Il l'avait vu grandir, passer d'un gamin impulsif et meurtri arrivé comme une tornade au Château des Anges à un jeune adulte d'un calme surnaturel au cœur de la mêlée, décochant avec un art digne des légendaires Amazones grecques.
Et bien sûr, Hayden s'était révélé excellent au tir avec les armes à feu. Une précision presque divine semblait guider ses gestes et aiguiser ses sens.
Oui, Ekate reconnaissait les talents de celui qui se rapprochait le plus d'un ami.
— Toi aussi, tu as été convoqué ? interrogea soudain le plus jeune en lui tendant une gourde d'où s'échappa une douce odeur sucrée.
— Oui, acquiesça-t-il alors qu'il refermait les doigts sur le récipient.
— Ils devaient être désespérés ! ricana le blond.
Il jeta un regard glacial en direction des soldats au loin.
Ekate n'allait pas le contredire sur ce point. Il n'était pas franchement populaire auprès des généraux.
Il porta le goulot métallique à ses lèvres et avala une gorgée du liquide épais qui lui réchauffa la gorge. L'alcool qu'il contenait n'allait pas l'affecter, mais c'était toujours une agréable sensation de ressentir la boisson lui dévaler l'œsophage.
— Alors ? Sais-tu pourquoi ils nous ont appelés ? C'est assez exceptionnels que ces seigneurs daignent nous adresser plus qu'un regard méprisant, alors nous convoquer... Juste pour un nid de goules.
— C'est un nid de grande envergure.
Hayden haussa un sourcil.
— C'est ça, et moi je suis un lutin.
Ekate eut un sourire en coin. Il ne pouvait vraiment rien lui cacher... enfin, presque rien.
— J'ai été me présenter aux généraux, comme ils l'avaient exigé, et ils m'ont exposé leurs plans. Puis, j'ai échangé avec Angelus.
— D'où le corbeau qui te suit depuis tout à l'heure. Il y en a toujours un qui te survole lorsqu'Angelus attend de tes nouvelles.
Il leva les yeux et avisa la forme noire de l'oiseau qui planait juste au-dessus de leurs têtes. Il devait être invisible pour la plupart des hommes ici présents.
Elate siffla et le corbeau plongea pour se poser sur son poignet, immense, avant de le fixer de ses yeux rubis.
— Ces oiseaux m'ont toujours laissé une impression de mort, murmura Hayden.
Quand on sait qui ils servent, ce n'est guère étonnant, songea celui aux mèches noires.
Il leva une main et passa les doigts dans les plumes ébène. L'oiseau se rapprocha, comme pour quémander une caresse. Hayden eut un léger rire.
— Ils deviennent de vrais agneaux avec toi.
Sans répondre, Ekate continua à caresser le corbeau.
Le plus jeune s'appuya au tronc du jeune chêne qui faisait office de dossier, penchant son siège de bois grossièrement taillé pour le placer en équilibre sur deux pieds. Il épousseta brièvement sa tunique beige lacée et rajusta sa courte veste de cuir marquée du corbeau rouge sur le cœur, avant de relever les yeux sur la scène qui se déroulait devant lui. Une étrange mélancolie s'en dégageait. Hayden trouva le tableau magnifique ; un homme silencieux et vêtu de noir effleurait avec douceur les plumes d'un corbeau dans la nuit au sein des jardins d'une abbaye. Les flammes du feu de camp, non loin, faisaient ressortir l'éclat des iris bleutés du Chasseur et se reflétaient sur les longues mèches ébène qui paraissaient couler sur ses épaules, fluides et libres.
La scène était paisible, mais Hayden savait qu'Ekate était tout sauf une personne calme. Il l'avait déjà vu se déchaîner et exécuter ses missions avec une application effrayante. Il semblait alors habité par une volonté sans faille, une volonté d'exterminer ces créatures, jusqu'à ce qu'aucune ne sévisse plus en Angleterre. Hayden ne doutait pas que s'il en avait l'occasion, Ekate partirait en Europe pour continuer sa mission, faisant fi des frontières. Au fil des ans, il n'avait jamais cessé de passer au fil de son katana des centaines d'êtres du Mal, devenant une légende parmi les Chasseurs des Ombres. Une légende... de son vivant.
Et les quelques batailles où ils s'étaient associés restaient des souvenirs vifs dans son esprit, tant Ekate l'avait impressionné par sa maîtrise et ses réflexes hors du commun.
— Que t'a dit Angelus ? finit-il par demander, rompant le silence.
— Il y aurait autre chose, soupira Ekate. Les généraux ne seraient pas uniquement venus pour les goules. C'est ce qu'il pense.
Lorsque l'aîné quitta l'oiseau des yeux pour exposer l'entièreté de son visage, Hayden le détailla. Il avait des traits fins, délicats, dépourvus de cicatrices et de la rudesse des combats, presque comme ceux des hommes bien nés à la peau de lait. A la différence près que l'arrogance de ces derniers était totalement absente de son expression.
Ekate amena le corbeau à se percher sur son épaule et reprit, l'air préoccupé :
— Angelus m'a demandé de laisser traîner mes oreilles. Il a aussi demandé que nous fassions équipe sans informer les autres de ses soupçons.
— Et est-ce que tu as une idée de ce qu'ils viennent faire ici ?
— Pas la moindre.
Hayden soupira, levant les yeux vers le ciel piqueté d'étoiles. Il crut reconnaître la Grande Ourse, mais il n'avait jamais vraiment été passionné par l'astrologie.
— Nous devons donc obéir aux injonctions de l'Armée afin d'éliminer les goules et, sans nous faire repérer, découvrir ce que les généraux cherchent en venant à Londres. Ça s'annonce compliqué. Affronter les goules est assez dangereux comme ça, nous n'avions pas besoin en plus de nous frotter aux créatures cachées dans les souterrains et les égouts, ces sales bestioles que nous n'avons pas encore pu débusquer... Des animaux dépourvus de conscience, qui tuent la nuit tombée. Mais je suppose que nous ne pourrons pas les éviter. Y a-t-il des chances pour que le but des généraux se trouve dans un joli hôtel particulier ?
— Sincèrement, cela reste possible, mais j'aurais tendance à chercher dans les endroits les moins prévisibles. Les sphères aristocratiques sont le milieu le plus apprécié des généraux, je doute qu'ils prennent le risque de manigancer là où les murs ont des oreilles et où les langues se délient bien vite...
Le plus jeune ferma les yeux, songeur. Ils allaient devoir rester attentifs, récolter le plus d'indices possible.
— Nous devrons de toute manière entrer dans la cité, réfléchit tout haut Ekate, alors autant aller mettre notre nez dans les bas-fonds et voir si nous trouvons quelque chose d'inhabituel.
— Penses-tu réellement ce que tu viens de dire ? Tu suggères d'aller précisément là où la menace est la plus dangereuse ? Dans les quartiers qui grouillent de coupe-gorges ?
Celui aux yeux azur eut un sourire malin.
— C'est exactement ce que je viens de dire. Il y a beaucoup de choses intéressantes dans les ruelles sombres, pour qui sait comment les trouver.
Hayden laissa un rictus en coin lui courber les lèvres.
— Si ça t'amuse de risquer ta vie, grand bien te fasse. Je me chargerai de couvrir tes absences. Mais raconte-moi le plan qu'ont mis au point les trois fouines...
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