6 - ANOMALIES (PARTIE 1)
La sonnerie de mon téléphone me réveille trop tôt. J'ai l'impression qu'on a bouché mes oreilles avec du coton et serré ma tête dans un étau de fer. Je papillonne des paupières et aussitôt, les informations de la veille défilent dans ma tête. L'enquête à résoudre. Les résultats de l'autopsie. L'entretien avec Adam Strever.
Je bondis du lit. Dehors, la ville baigne encore dans l'obscurité. Malgré le médicament de la veille, l'idée de rencontrer le chef de la BSVL me tord les tripes. Cela m'étonnerait fort qu'il ne soit pas au courant des circonstances exactes de ma mission dans le Théâtre Carré. Pour me rassurer, je consulte les actualités sur mon écran tout en me brossant les dents. Noyé entre les articles sur les nouveaux tests pour soigner la maladie des légendes et l'interdiction de déplacement entre les États américains, un texte attire mon œil, d'une certaine Rita Fletcher. Une jeune fille décède dans un théâtre à Amsterdam. Le journal indique rapidement l'heure de la mort, l'intervention tardive de la BSVL et l'arrivée des secours. « Les causes de ce décès restent indéterminées », conclut le quotidien. Pour combien de temps ? Mes recherches sur le sujet demeurent vaines. J'en profite pour regarder les autres nouvelles. Comme le pensait Blondell, aucune mention de l'enquête en cours à Maastricht. L'affaire n'est pas encore médiatisée, mais le secret ne sera pas gardé éternellement. J'ignore pourquoi il veut à tout prix éviter les journalistes, mais au moins, nous avons un but commun : résoudre cette enquête au plus vite. Un nouvel étau enserre ma gorge. Il faut absolument que je chasse cette angoisse avant de m'atteler à l'enquête, ou je ne serai bonne à rien. Mon œil s'évade sur les médicaments, hésitant, avant de les ranger pour de bon dans les tiroirs. J'ai une meilleure solution.
Maastricht possède une unique piscine municipale, ouverte dès six heures. Longtemps close, comme la plupart des lieux publics après la réapparition des légendes, elle a rouvert deux mois plus tôt, lorsque les mesures gouvernementales se sont assouplies. Les forces de la BSVL traquent sans cesse les mythes. Cependant, ce n'est pas grâce à notre efficacité que les choses ont changé, mais bien parce que les légendes continuent à réapparaître. Pour la population néerlandaise, la BSVL n'est qu'inefficace. Pourquoi rester encore enfermés ? Peu à peu, des bâtiments ont rouvert, des fêtes ont repris, toujours avec un couvre-feu, les universités ont repris des étudiants, à chaque fois hautement surveillés. Je ne compte plus le nombre de journées que j'ai passées à informer sur les caractéristiques d'un mythe ou fait des rondes, mais au moins, cet assouplissement a calmé l'illégalité. Je préfère mille fois sonder les yeux de chaque personne dans une boîte de nuit pour m'assurer de ne voir aucun regard cendré que de retrouver les corps d'étudiants à la suite d'une fête improvisée.
À cette heure-ci, la piscine n'est occupée que par quelques nageurs. Une fois changée, je plonge dans l'eau glacée, et entame une première longueur. Les premières brasses sont douloureuses. Mon cœur bat à toute vitesse et l'angoisse me donne l'impression de me noyer à chaque instant. Dents serrées, je m'efforce de continuer et me focalise sur mon souffle. Émerger de l'eau. Inspirer. Plonger. Expirer. Une brasse de plus. Émerger. Inspirer. Replonger. Expirer. Le rythme s'installe, posé, calme. Mon souffle nettoie ma panique. La brûlure de mes muscles me force à me concentrer sur l'instant. J'enchaîne les nages et les longueurs, et poursuis jusqu'à être incapable de ne parcourir qu'un mètre de plus. À bout de souffle, les épaules nouées, je sors de l'eau. J'ai l'impression de recommencer à vivre.
La ville de Maastricht étincelle sous les premiers rayons du soleil. Le froid piquant brûle mes joues. Je m'arrête dans un café à peine ouvert pour commander un double expresso et, les mains réchauffées par le gobelet, m'engage dans les rues du centre. À l'instar de nombreuses petites villes, Maastricht ne possède pas de locaux pour la BSVL, centralisée à Amsterdam. Je rejoins donc les bureaux de la police municipale, couverte de cette pierre blanche de calcaire propre à la région. Il m'étonne qu'Adam Strever ait pris le temps de se déplacer dans une si petite localité. Soit mon cas préoccupe bien plus la BSVL que je ne le pense soit – plus probable – il a des choses à régler dans la région du Limbourg. Taisant ma curiosité, je sonne pour entrer dans les locaux, note mentalement de demander un badge pour la durée de l'enquête, et suis les indications que la secrétaire, en train de déguster un milkshake, me donne. Si la silhouette élancée du bâtiment lui donne belle allure de l'extérieur, l'intérieur semble s'être immobilisé dans les années soixante-dix. Je longe des couloirs étroits au papier peint jaune, jusqu'à découvrir le commissaire Blondell, en pleine conversation avec un homme aux boucles brunes, au nez de travers, à la mâchoire fuyante. Je reconnais ses insignes d'inspecteur en chef, quatre étoiles surmontées de laurier, d'épées et d'une couronne auquel s'est récemment ajouté le griffon de la BSVL. Quelques fragments de voix m'indiquent qu'ils discutent de l'enquête. Je m'apprête à revenir sur mes pas, mais le regard de Strever m'a déjà saisie : deux iris brun clair parsemés d'éclats dorés, fendus de deux pupilles sombres. Ils me paraîtraient effrayants s'ils n'avaient pas été entourés de ridules, preuve de sourire fréquent, et que le reste de sa personne n'avait pas semblé si jovial. Il m'offre un sourire rassurant et me fait signe d'approcher. Dans ma paume moite, sa main paraît glaciale. Blondell, quant à lui, daigne à peine me saluer d'un signe de tête. Strever reprend comme si je ne les avais pas interrompus :
— Bouclez cette enquête dans vingt-quatre heures, maximum. Maastricht est une ville assez calme pour vous laisser ce temps supplémentaire. Des nouvelles de cet Ethan Devaux dont vous parliez ?
— Il n'est pas à son domicile. On a retrouvé la plaque de sa voiture, par contre. La Honda Civic qui a quitté le domicile d'Owen lui appartient bien, mais elle reste introuvable. Elle est passée dans une station-service près de Randwyck vers vingt-deux heures, la vieille du meurtre, en direction du Sud. Peut-être d'Eckelrade. Mes hommes arpentent la province du Limbourg en ce moment même. Elle n'a pas pu aller plus loin à cause des contrôles frontaliers, et les douanes n'ont rien vu.
— Et du côté des mythes ?
Décidément, ses questions directes et efficaces me plaisent bien. Je m'apprête à parler, mais Blondell me devance.
— Rien de significatif pour l'instant.
— Nous verrons ça. Inspectrice Eikenboom...
Il me fait signe de le suivre jusqu'à son bureau, avant de saluer le commissaire Blondell. Je reste plantée là, le regard fixé sur la moquette verte. C'est idiot de rester debout ainsi, tête baissée, comme une condamnée, alors je m'oblige à relever les yeux. Adam Strever referme la porte.
— Asseyez-vous, asseyez-vous ! dit-il. Je peux vous servir quelque chose ? Un thé ou un café, peut-être ?
— Un expresso, merci.
Il me tend la boisson et se sert lui-même un thé avant de s'asseoir à son tour.
— Merci d'avoir pu vous libérer, dit-il. Vous avez fait un long trajet depuis Amsterdam. D'ailleurs, comment va ce cher Erik ?
Badine, la question vise sans doute davantage à calmer mon stress qu'à prendre véritablement des nouvelles. Pas étonnant, de la part de quelqu'un qui a dû mener des centaines d'interrogatoires dans sa vie.
— Très bien, assuré-je, priant pour ne pas me tromper.
— Une excellente recrue, si vous voulez mon avis. Dommage que cet ossaert l'ait à jamais privé d'être sur le terrain. Il aurait fait des merveilles.
— Il en a déjà fait, répliqué-je, et c'est un excellent commissaire.
— Je n'ai pas dit le contraire, mais sa trempe et son ambition me manquent. On ne tombe pas souvent sur des personnes pareilles. Sans lui, nous n'aurions jamais eu de camouflage actif sur nos combinaisons, et qui sait ce qui serait arrivé, alors ? Enfin, vous n'êtes pas là pour que je ressasse de vieux souvenirs. Je vous ai fait venir pour parler de votre mission d'hier soir au sein du Théâtre Carré.
Mon café me file la nausée et je m'oblige à déglutir.
— J'ai appris la mort de Charlotte Schaap, d'une hémorragie à la suite d'une balle dans le poumon. Votre équipe se trouvait dans le théâtre ce soir-là. Je suis... très surpris que vous ayez lancé l'offensive. Je ne suis pas là pour vous blâmer, Elisabeth, mais pour comprendre. Vos précédentes missions ont été exemplaires, et si on vous a donné une autre chance dans cette enquête, ce n'est pas pour que vous la gâchiez. La BSVL se soucie de vous, vous savez.
Je ne le savais pas seulement – j'en étais intimement persuadée. Devant mon silence, Adam Strever continue pourtant :
— Ce n'est pas ma seule interrogation. J'ai regardé dans votre dossier. Vous avez postulé et rejoint la police municipale en 2031, puis après trois ans, vous avez choisi de partir. Votre dossier mentionne une pression professionnelle, un désir de changer de carrière. Et pourtant, quelques mois plus tard, vous intégriez la première brigade des légendes.
Ma gorge s'est asséchée. Bien sûr qu'il est allé fouiller dans mon dossier. J'aurais dû m'y préparer. Au lieu de cela, je suis prise par surprise. Une vague de panique s'écrase contre mon barrage mental. Cette fois, il tient bon.
— J'ai changé de carrière, me justifié-je. J'ai bossé six mois dans un bar, puis la pandémie est arrivée. Il fallait que je trouve autre chose. La municipale ne voulait plus de moi, alors j'ai rejoint la BSVL. Ça m'a donné du sens, et un but.
Je retiens mon souffle. Sous la table, mes mains sont pressées l'une contre l'autre. Strever se penche vers moi, l'air suspicieux. À mon grand soulagement, il acquiesce d'un signe de tête.
— Est-ce pour cela que vous avez interrogé Diana Schaap ?
Sa voix est une caresse dénuée de jugement. Je m'engouffre dans cette invitation à me confier.
— J'ai cru que je pourrais avoir des informations sur la réapparition des légendes.
— Quoi que ce soit ?
Je me mordille la lèvre, hésitante, mais s'il y a bien quelqu'un auquel je fais confiance, c'est la BSVL.
— Elle m'a dit que sa magie n'avait jamais disparu. Je ne pense pas que ça nous révèle quoi que ce soit. Sa légende n'a jamais disparue, nous le savons déjà. Sinon, elle ne se serait jamais retrouvée en face de nous, n'est-ce pas ?
Mon espoir est soufflé par le hochement de tête de Strever.
— Sinon, elle ne se serait jamais retrouvée en face de nous, confirme-t-il. J'aimerais véritablement comprendre ces légendes moi aussi, Elisabeth. J'aimerais comprendre pourquoi elles reviennent, pourquoi leur nombre ne diminue pas malgré nos efforts, pourquoi ce virus ne mute pas vers quelque chose de moins infectieux au fil des ans. Mais il y a plus urgent que de comprendre en ce moment. Surtout au sein d'une brigade. Ne l'oubliez pas. Je n'aime pas vraiment savoir que mes équipes se dispersent dans de nombreuses pistes. Dès que vous aurez les résultats de l'autopsie, vous saurez s'il s'agit d'un meurtre humain ou non. Si vous avez raison, j'ai dit au commissaire Blondell de mettre toutes ses forces de votre côté. Si la piste de la police judiciaire s'avère juste, par contre, vous rentrerez à Amsterdam dans la journée. Erik a eu une mauvaise idée de vous envoyer ici. Les journalistes ont tendance à rester à l'écart de la BSVL lorsque je me trouve dans le coin, mais je dois être à La Hague dans quelques heures. S'ils apprennent que vous êtes ici, vous pouvez être sûre qu'ils vous interrogeront. Je pense que vous voudriez éviter ça, vu votre passif avec les journalistes...
— C'est une vieille histoire, dis-je avec le plus d'aplomb possible.
— Certes, mais cela ne m'empêche pas de vous demander de vous garder à distance de tout cela. D'après Erik, vous êtes une excellente recrue de la BSVL. Je n'aimerais pas regretter de vous avoir donné une seconde chance, après votre démission de la police judiciaire. Vous ne buvez pas votre café ?
J'avais totalement oublié la tasse entre mes doigts. J'avale un trait du breuvage. Il reste coincé dans ma gorge. Je me force à déglutir. Mon départ précipité de la police remonte à il y a deux ans, une enquête irrésolue qui avait fait de nombreuses vagues et concordant avec le décès de mes parents par le virus des légendes. Après ça, la police municipale avait préféré me garder loin du rang d'inspectrice et des possibilités d'évolution. J'avais été d'accord avec eux, jusqu'à ce qu'Erik van Adrichem m'offre une nouvelle chance avec la BSVL. Je ne suis pas près de l'oublier, alors je m'incline devant les propos de Strever.
— C'est d'accord.
— Merci, Elisabeth.
Je jette un coup d'œil à l'heure. Huit heures cinquante. Strever intercepte mon regard, et un nouveau sourire franchit ces lèvres.
— C'était un plaisir de vous rencontrer, dit-il en me serrant la main. Vous feriez mieux d'y aller, à présent.
Sur ces mots, il se replonge dans la pile de dossiersdevant lui. Je me dépêche de rejoindre le bureau de Blondell, et me faufile àtravers la foule de policiers déjà en place.
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