5 - JEUX D'OMBRES
Les dernières lueurs du jour s'infiltrent entre les arbres lorsque je me glisse à nouveau sous les bannières rouges et blanches. L'équipe d'Amelth se trouve déjà là. Ils marquent les indices, et récupèrent le moindre échantillon utile à la police scientifique. En quelques enjambées, je rejoins l'inspectrice, en pleine conversation avec un membre de sa brigade. Je la salue d'un signe de tête, puis enfile une paire de gants avant de m'approcher du chêne, au centre de la clairière.
— Vous avez une piste ? hèle-t-elle.
— D'abord, j'ai une question. Est-ce qu'il a plu la nuit dernière ?
— Non. Ça fait une bonne semaine que les orages se sont arrêtés. Depuis, il fait froid et sec, comme aujourd'hui. Pourquoi ça vous intéresse autant ?
— Anna van Wieren m'a parlé d'une odeur d'après-pluie et m'a dit que les traces de son chien l'avaient menée au corps. Comment aurait-elle pu les voir avec un sol aussi sec ?
Amleth me répond par une autre question.
— Vous pensez qu'elle nous ment ?
— Non, elle m'a l'air honnête et je suis persuadée qu'elle n'est pas une meurtrière, mais elle cache quelque chose. Et vous ? Vous avez une idée de qui aurait pu faire le coup ?
— Si vous ne cherchez pas une légende, et qu'il s'agit bien d'un homicide, oui. Un homme, et un plutôt grand.
— À cause de votre idée de meurtre passionnel ?
Elle secoue la tête et désigne l'arbre du regard.
— Il faudrait une sacrée force pour hisser un corps là-haut pour faire croire à une pendaison. Owen doit peser, disons soixante-dix kilos, et pour grimper avec elle, il faudrait non seulement être immense, mais aussi avoir l'habitude de transporter des charges lourdes. Statistiquement, le meurtrier a plus de chances d'être un homme.
— Pas si l'on fait contrepoids, réfléchis-je à voix haute. Imaginez : le meurtrier attache la corde autour du corps de Owen alors qu'elle est encore au sol, et grimpe dans l'arbre, la corde entre les mains. Il grimpe jusqu'à la branche où il prévoit de pendre le corps, seul, puis passe la corde au-dessus et se laisse tomber au sol. Le corps monte, il attache la corde à une branche ou je ne sais quoi le temps d'escalader à nouveau l'arbre, et d'attacher une autre corde autour du cou d'Isabelle pour simuler la pendaison...
— Puis il détache la première corde, la prend avec lui et laisse le corps là, achève l'inspectrice. Sauf qu'une telle chose ne peut être faite que par un humain, ou une légende à forme humaine. J'ai entendu vos questions à la morgue. Ce n'est peut-être pas un fantôme qui a tué Isabelle Owen mais rien ne nous prouve qu'elle n'ait pas été tuée par autre chose, capable de la convaincre plutôt que de la forcer à mettre fin à ses jours. Ce genre de légende existe, non ?
La pensée me glace jusqu'aux os. J'ai lu assez de contes pour savoir que ce genre de magie existe, bien qu'il concerne davantage de mythes grecs et nordiques que de néerlandais. Une mara pourrait procéder ainsi. D'autres esprits errants aussi. Malgré mon expérience, j'ai passé presque l'ensemble de mes missions à craindre de faire face à une créature pareille, et de mourir non pas de sa main, mais de la mienne. Amleth se méprend sur mon malaise.
— Ne me regardez pas comme ça, c'est vous qui avez parlé de magie, dit-elle.
— Sans les résultats de l'autopsie, je ne peux rien affirmer. Vous avez trouvé des indices ?
Son regard s'illumine. D'un coup, j'aperçois toute la fougue qu'elle a pour son travail, et cette passion me plaît.
— On y travaille encore, mais on a relevé des empreintes sur l'arbre, des cheveux et des traces de pas. J'ai aussi demandé à la police scientifique d'analyser l'ADN sur la corde. On saura assez vite si un autre ADN que celui d'Owen s'y trouve. Ça nous donnera déjà une première piste... Qu'est-ce que vous faites ?
Il m'a fallu peu de temps pour grimper les premières branches de l'arbre. Les prises sont larges et faciles. Je peine un peu plus à trouver les traces de la corde : l'arbre est ancien, et l'écorce s'est retirée à plusieurs endroits. Je finis par trouver une ligne à vif. Je grimpe un peu plus pour l'observer : la corde a soulevé des morceaux d'écorce. Une légère marque suinte de sève sur la branche du chêne. Vu l'épaisseur, la corde a dû sacrément frotter contre l'arbre, ce qui confirme ma théorie du contrepoids. Je prélève quelques fibres, emprisonnées dans la sève, et les glisse dans l'un des sachets de la police scientifique. Si le meurtrier a attaché lui-même la victime, certaines fibres de ses vêtements se sont peut-être coincées dans cette sève poisseuse, s'il ne s'agit pas de traces de ceux d'Owen elle-même. Je prends quelques branches de plus de hauteur, à la recherche d'autres marqueurs. De ma position, la vue sur la forêt et le village d'Eckelrade est imprenable, même dans la semi-obscurité imposée par la saison. Mes fouilles, pourtant, se révèlent vaines. Réchauffée par les derniers rayons du soleil, je m'apprête à redescendre lorsque la voix d'Amleth m'arrête :
— Mets-toi là où elle était.
Le tutoiement a fusé, naturel.
— Pardon ?
— Mets-toi là où se trouvait le corps. Je dois vérifier quelque chose.
Je me laisse glisser sur la branche juste en dessous des marques de corde, sous les regards réprobateurs de l'équipe d'Amleth. Cette dernière, pourtant, ne semble pas sensible au ressentiment de ses coéquipiers. Elle recule de quelques pas. L'espace d'une seconde, son visage s'éclaire. Je la presse de parler.
— C'est encore plus cérémonial que ce que je pensais, dit-elle.
— Comment ça ?
Elle me désigne le sol. Les derniers rayons du soleil percent les nuages, et englobent le chêne d'une clarté dorée. Je baisse les yeux vers la clairière. Par un étrange jeu d'ombres et de lumières, les branches entremêlées de l'arbre forment des courbes complexes. Je plisse les yeux. Au centre de ce miroir d'obscurité, mon corps ne paraît pas pendu dans le vide. Par le jeu d'ombres, il semble se déplacer entre des arabesques. Je pivote un peu, et ma silhouette se met à danser au milieu des autres dessins. Mon ombre s'immobile lorsque je cesse de bouger, mais j'ai encore l'impression de regarder une valse. Vivante. Joyeuse.
Une mise en scène, avait dit Blondell.
Un hommage, je songe sans comprendre pourquoi.
Isabelle Owen se tenait là, ballet silencieux sous le coucher du soleil. Un étau me resserre la gorge lorsque je bondis au sol.
Les mythes ne peuvent pas aimer.
Pourtant, c'est tout ce que je vois sur cette scène de crime.
Si la possibilité d'une légende me paraît si peu probable, alors peut-être que le commissaire Blondell a raison. Peut-être qu'un homme a fait le coup, ce qui expliquerait cet étrange hommage et le suicide camouflé. Pourtant, l'empreinte ne mentait pas. Nul ne peut imiter la trace que laisse la magie, mélange fugace d'odeurs, d'émotions et de sensations.
— À quoi penses-tu ? me lance Amleth.
Je réalise tout juste qu'elle m'observe depuis un moment. Je cesse de faire les cent pas.
— J'ai l'impression que le meurtrier aimait Owen.
— C'est possible, nuance-t-elle pourtant, mais cette façon de faire danser la victime parmi les ombres, de tresser ses cheveux de fleurs, de la faire apparaître dans la lumière comme un ange... ça me fait aussi penser à une sorte de purification.
— Une purification ? De quoi ?
— Ça, je n'en ai encore aucune idée.
J'acquiesce. Voilà qui me plaît mieux. Une légende ne commettrait pas un meurtre passionnel. Un rituel malsain, par contre, ne serait pas hors de portée d'un esprit, ou même d'un mythe vengeur. Il va me falloir enquêter de ce côté-là sitôt que nous aurons les résultats de l'autopsie.
— Ce que tu as dit tout à l'heure à Mercier, sur le surnat'... reprends Cassandra.
— Eh bien ?
— Ça ne sonnait pas comme un simple conseil, mais comme un avertissement.
— Ça l'était. Bien sûr que ça l'était. Il ne se rend pas compte de ce qu'il risque dans la BSVL. Il est jeune, il a envie de faire ses preuves, évidemment que l'idée de pulvériser une légende l'attire, mais avec une impulsivité pareille, il se fera tuer dès sa première mission.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire. Ça sonnait comme un avertissement pour toi.
Je reste un instant interdite, avant de réaliser qu'elle a raison.
— Peut-être, avoué-je. Je ne m'en étais même pas rendu compte, mais c'est sans doute le cas. Perspicace.
— Je suis inspectrice, évidemment que je suis perspicace, assure-t-elle d'un ton absolument sérieux.
La sonnerie de mon téléphone interrompt ma réflexion. Je fais un signe à Cassandra et m'éloigne de quelques pas pour décrocher.
— Met Elisabeth Eikenboom.
— J'ai interrogé les voisins d'Isabelle Owen.
Je m'attendais à entendre la voix de Mercier, mais il s'agit du commissaire Blondell.
— On n'a retrouvé aucune famille pour l'instant, dit-il. Par contre, elle a un petit ami, Ethan Devaux. On ne l'a pas encore retrouvé, mais il aura peut-être des explications à nous fournir. D'après sa voisine, ils avaient rompu en août, mais il revenait régulièrement. Ils auraient eu une grosse dispute la nuit précédant la mort d'Isabelle Owen. Un homme de la résidence d'à-côté a vu un véhicule quitter la résidence deux heures plus tard.
Sa voix masque mal son triomphe. Il ne m'a pas appelée pour me donner des informations : il m'a appelée pour me prouver que j'avais tort. Il a son premier suspect, et en plus, il s'agit d'un humain. Mon enquête risque de s'effondrer avant même d'avoir commencé. Je m'efforce de rester rationnelle.
— Il a vu qui était à l'intérieur ?
— Non, mais la voiture était une Honda Civic grise, le modèle qu'avait l'ex d'Owen d'après sa voisine. J'aurais la plaque dans quelques minutes. J'ai envoyé des types de mon équipe faire le tour des stations-service aux alentours, au cas où Devaux se serait arrêté quelque part. Il faut impérativement qu'on retrouve la voiture. Si Devaux a transporté le corps d'Isabelle dedans, il y aura des traces.
— C'est quand même une théorie qui vous arrange bien, lancé-je. Pas de légendes, pas de BSVL, juste un petit-ami vengeur qui, comme par hasard, a disparu au moment où Owen est morte. Vous ne trouvez pas ça un peu simple ?
— Gardez votre sarcasme, Eikenboom. Tout ce que je sais, c'est que Devaux a laissé Isabelle Owen seule et qu'elle est morte quelques heures après. De votre côté, Anna van Wieren vous a confirmé ce qu'on savait déjà ?
Je fais abstraction de son ironie et en quelques mots, je lui raconte mon entrevue avec Anna, et nos découvertes sur la scène de crime. Lorsqu'il exige plus de détails sur la police scientifique, je passe mon portable à Amleth, qui se plonge dans des explications complexes. Elle me rend le combiné avec un soupir. La voix de Blondell résonne contre mon oreille.
— Tiens, tant que j'y pense, Eikenboom, le commissaire en chef Adam Strever demande à vous voir demain matin.
J'ai l'impression que le sol se dérobe sous mes pieds. Blondell reprend pourtant en riant :
— Ne vous en faites pas, il veut juste s'assurer que la BSVL fait bien son travail.
Sans doute les mots de Adam Strever lui-même. Pour Blondell, ils ne peuvent concerner que l'enquête. De mon côté, ils hurlent le nom de Charlotte Schaap et de ma mission de la nuit passée. À mon grand soulagement, je n'ai pas besoin de reprendre la parole : le commissaire clôt notre conversation. Je me retrouve seule avec l'inspectrice Amleth et son équipe.
— L'autopsie a pris du retard, me dit-elle. La Docteure Aakster va faire en sorte que l'on obtienne les résultats virologiques et toxicologiques en même temps, demain matin à huit heures.
Ce détail n'a visiblement pas paru assez important à Blondell pour me le donner. Elle enchaîne.
— Il va faire nuit, me dit-elle. On ne fera rien de plus ce soir. On n'a plus qu'à attendre les résultats de l'autopsie, et à trouver ce véhicule.
Elle a beau avoir raison, me mettre en suspens me révulse. Pourtant, cela fait bientôt trente heures que je suis réveillée. Abrutie de fatigue, je décide de suivre les recommandations d'Amleth. J'envoie rapidement un message à la propriétaire de la chambre que je loue, qui tient à m'accueillir, et quitte à regrets la scène de crime.
Le centre-ville de Maastricht se révèle à moi dans l'obscurité. Je m'arrête un instant. Plus de deux semaines nous séparent du mois de décembre, mais des guirlandes de sapin ont déjà été suspendues entre les bâtisses. Elles chatoient dans la nuit, entre les pignons à échelons et les briques tantôt blanches, tantôt ocre des maisons. Je continue à avancer dans le froid mordant. À chaque pas, l'étroitesse de la ville, son manque de canaux et son ambiance paisible malgré la nuit me rappellent que je ne suis plus à Amsterdam. L'impression s'intensifie lorsque la propriétaire de l'appartement me salue d'un « Goojendag » avant de me parler dans un néerlandais à couper au couteau, ponctuant ses phrases de mots français et d'un patois du Limbourg à peine compréhensible. Je m'efforce de répondre à ses questions, mais j'ai eu ma série d'interrogatoires pour la journée. Ce n'est que lorsque je lui ai dit, pour la trente-deuxième fois, que oui, je paierai les frais si le vase de son arrière-grand-mère est brisé et que non, promis, je ne ferais aucune fête dans son appartement, qu'elle me laisse enfin la clef du logement. Épuisée, j'ouvre la porte pour découvrir un petit trois-pièce au papier peint turquoise vieilli, au plancher sombre et aux petites fenêtres. Les lattes grincent sous chacun de mes pas. Du coin de l'œil, je repère le fameux vase, en équilibre précaire à côté d'un canapé jaune délavé. Il fait face à la plaque et à l'unique plan de travail de la cuisine.
Les ressorts du lit gémissent lorsque je me laisse tomber dessus, le regard tourné vers le plafond. Un goutte-à-goutte incessant me pousse à me redresser. Le lavabo de la salle de bain fuit. Je me retourne. Les ressorts du matelas s'enfoncent dans mes côtes et mon épaule.
— La BSVL et ses avantages ! ironisé-je.
J'attrape mon téléphone, et une fois connectée au Wi-Fi, je reçois un mail. Les résultats de l'analyse sanguine. Mon pouls s'accélère. Le souffle coupé, je parcours le document en pièce jointe. Toutes les valeurs coïncident avec la normale. Je me remets enfin à respirer. À force, j'avais presque oublié ce poids sur mes épaules.
Je prends une douche brûlante et laisse mes pensées vagabonder. Plutôt que de se poser sur l'enquête en cours, elles me ramènent à la nuit dernière. Ce serait le moment idéal pour pleurer : mes yeux bouffis auraient le temps de dégonfler avant demain matin, alors que je suis parfaitement seule. Pourtant, les larmes que je repousse depuis la vieille refusent de sortir. Terrées dans mon ventre, elles me tordent les tripes. J'augmente la puissance du jet dans l'espoir de faire disparaître les images sanglantes. L'eau chaude gicle sur ma peau déjà rouge et inonde la douche de vapeur. Je grimace sous la brûlure. L'espace d'un instant, la douleur physique remplace celle dans mon esprit. Je me lave en vitesse, la peau griffée par mes ongles pleins de savon, et relance l'eau bouillante. Peu à peu, le visage de Charlotte Schaap disparaît, fondu dans les nuages de buée. Je m'autorise alors enfin à mettre fin au supplice de l'eau sur ma peau.
Le miroir me renvoie l'image floue d'un corps écarlate et tremblant. Je me sèche et me faufile entre les draps rêches. Sitôt dans le calme, la culpabilité revient. N'est-ce pas par légitime défense que j'ai tiré ? Je revois Diana Schaap, l'éclat de verre entre ses doigts. Je voulais défendre Charlotte Schaap, mais puis-je vraiment le plaider alors que ma balle s'est enfoncée dans son thorax ? J'aurais dû me douter que Diana l'utiliserait comme un bouclier humain. Elles étaient trop proches. Un accident, répété-je. Pour me rassurer ? Les pensées tourbillonnent dans mon esprit. Bon sang, qu'est-ce que je fous en mission à Maastricht alors que j'ai déjà un meurtre sous les bras ? La mort est un risque de mon métier. Je l'ai accepté il y a longtemps. Charlotte Schaap, par contre... Je serre les dents. Et Isabelle Owen ? L'image de l'arbre et d'Isabelle dans son ballet silencieux ne se détache pas de ma pupille. Elle se mêle à la scène de théâtre de Diana Schaap. Vous voulez en voir le dernier acte ? susurre-t-elle à mon oreille, alors que la détonation de ma balle m'éclate aux tympans.
Je me lève, incapable de survivre face aux angoisses. Ce que je craignais arrive : je reste inactive et mes démons ressurgissent. Je fais chauffer de l'eau dans la cuisine, et l'odeur de camomille me picote le nez lorsque j'en prends un sachet. J'en bois deux tasses entières. Mes battements de cœur ne se calment pas, les images de la nuit demeurent gravées dans mon crâne. Juste Ciel, qui est l'imbécile qui a décrété que ce truc avait des effets apaisants ? J'ai déjà plongé la main dans la poche de ma veste et sorti un anxiolytique. Le quatrième. Je sais que c'est la dose à ne pas dépasser, surtout si je veux être opérationnelle demain matin, et pas une sorte de zombie incapable de se concentrer. Pourtant, mieux vaut cela que ne pas dormir du tout. J'aurais besoin d'être opérationnelle. Dans un soupir, j'avale la pilule avec une gorgée d'eau avant de m'allonger sur le canapé. Elle sera plus efficace que n'importe quelle tisane. Paupières closes, je me laisse peu à peu dériver dans la douce torpeur d'un sommeil sans rêves, sauvé une fois encore par les médicaments.
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