2 - REPRÉSAILLES (PARTIE 1)
Tu ne tueras point.
Le premier précepte de la plupart des religions. Le crime puni par toutes les sociétés, même lorsqu'il devient une nécessité pour protéger ceux que l'on aime. Pour protéger l'humanité tout entière.
Beaucoup m'ont dit que tuer une légende était incomparable au fait de tuer un homme. Je leur ai toujours dit qu'ils avaient tort : certains mythes étaient humains, autrefois. Même les bêtes de légendes, comme les kludden ou les ossaerten, ces immenses molosses plus proches du Cerbère que du Médor, ont une lueur presque triste dans le regard avant de mourir.
Je leur ai toujours dit qu'ils avaient tort...
Le corps de l'otage entre mes mains tremblantes, je ne peux plus nier la vérité. Je suis membre de la BSVL depuis deux ans, et pourtant jamais un mythe, aussi humain soit-il, ne m'a fait cet effet. Je suis incapable de bouger, le regard pétrifié sur la femme dans mes bras. Sous mes doigts tachés de sang, je perçois à peine le rythme de son pouls. Ses larmes ont creusé des sillons de mascara sur ses joues et ciselé les traits de sa peau parsemée de cicatrices, grains de beauté et rougeurs. Bien loin de la perfection immortelle des légendes.
J'ai tué une humaine. Alors que je suis censée protéger l'humanité.
— Eikenboom ?
L'éclat de voix me tire de mes souvenirs. Je papillonne des paupières. Mes mains sont vides et propres. Un couloir lumineux a remplacé le théâtre. Je lève la tête vers la haute silhouette devant moi et croise les traits fermés d'Erik van Adrichem. Il porte l'un de ses superbes costumes de soie et de cachemire. La prothèse qui lui sert de jambe droite, souvenir d'un combat avec une légende, est couverte par le tissu. Le cliquetis caractéristique ne m'a même pas alertée de sa venue. Je détaille un instant les Edward Green qu'il a aux pieds. Il a passé des heures à me vanter le mérite des coutures sous gravure. Je détestais ces conversations autant qu'il aimait ses vingt-deux paires de souliers. Maintenant, je les regrette déjà.
D'un geste prompt, Erik me fait signe d'entrer dans son bureau. Je suis certaine que mon cœur ne bat pas aussi vite lorsque je suis en mission. J'ai la nausée, mais mon estomac vide ne me rend qu'un goût amer en bouche. Je vais être renvoyée. J'ai enfreint les ordres de mon supérieur et surtout, j'ai abattu une innocente. Évidemment que je vais être mise sur la touche, si ce n'est pas pire. Quelle est donc la peine pour homicide involontaire ? Trois ans de prison ? Sachant que j'ai délibérément manqué de prudence, ça ne peut pas être si simple. Aucune peine ne pourra jamais compenser la mort.
Tu ne tueras point.
Erik s'assied dans un grincement métallique. Je visse mes pieds sur la moquette blanche et serre les poings pour m'empêcher de trembler.
— Tu vas bien ? demande-t-il.
— Vous n'avez pas de meilleure question à poser ?
Mon ton agressif agit comme un bouclier. Pourtant, Erik reste impassible. Je relève les yeux et croise son regard compatissant. Son inquiétude était sérieuse. Je dois avoir une sale tronche. J'ouvre la bouche pour me rattraper, mais il me devance.
— Assieds-toi.
Il me faut toute la force du monde pour ne pas me laisser tomber sur la chaise. Je me compose un sourire. Vu la tête d'Erik, il doit plutôt ressembler à une grimace. Malgré son calme, il attend une explication. Comme toujours, il me laisse parler, comme après chaque mission. Je m'éclaircis la gorge, mais ma langue est lourde comme du plomb, et j'ai l'impression qu'on a enfoncé des charbons ardents dans ma gorge.
Comme s'il devinait ma détresse, mon chef prend la parole en premier.
— J'aimerais avoir ta version des faits. J'ai vraiment essayé de me mettre à ta place, mais la façon dont tu as laissé tomber ton équipe pour te mettre en danger de mort face à un assepoester m'échappe complètement.
J'ouvre la bouche. Aucun son n'en sort. Les premiers mots m'arrachent la gorge :
— Je pensais pouvoir soutirer des informations à Diana Schaap.
— C'est tout ?
J'acquiesce en silence. Un éclair de colère pourfend le visage d'Erik, d'ordinaire si calme. Il attend une explication rationnelle : que je lui ai désobéi pour protéger le reste de l'équipe ; que je suis partie seule face à Diana pour être plus discrète, comme je l'avais dit à Mark. Surtout, que je m'étais assuré qu'aucun humain ne se trouvait dans le bâtiment. N'importe quelle excuse pour lui prouver que je peux continuer dans sa brigade. Je serre les dents.
C'était un accident, murmure une voix.
Pourtant, les crocs de la culpabilité dévorent mon ventre. Chaque seconde transperce mon estomac d'éclats de douleurs. Je veux rentrer chez moi, avaler une boîte d'anxiolytiques, disparaître. Est-ce donc le prix à payer pour être dans la BSVL ? Incapable de supporter le silence plus longtemps, je me lance :
— Erik, je pensais sincèrement...
— Tout ce que tu dis qui commence par « je pensais » est faux, Eikenboom !
— J'étais certaine de réussir. Si Laurens avait été là, il...
— Il aurait tué Diana Schaap d'une balle dans la tête pendant que tu repérais et sauvais l'otage. Il aurait fait son boulot, et c'est exactement pour ça que je vous ai demandé de diriger l'équipe ensemble ! Si vous formez un bon duo, c'est parce qu'il dit stop à ta curiosité, et que tu raisonnes son impulsivité et remédies à sa méconnaissance des mythes. Je ne vous ai pas demandé de vous occuper de Schaap pour qu'il accepte de te laisser foncer en solo dans le théâtre ! Encore moins pour que tu abandonnes les hommes sous tes ordres ! Tes ordres, Eikenboom !
Mark a apparemment déformé les événements de cette nuit pour me sauver la mise. C'est hors de question qu'il subisse la moindre conséquence de mes décisions.
— Mark n'était pas au courant, dis-je. Je lui ai demandé de rester en retrait. Je n'aurais jamais parlé à Diana s'il avait été là. J'aurais dû l'écouter.
— Tu aurais dû faire ce pour quoi on te paie ! s'exclame Erik. Abattre cette foutue magie ! Ta curiosité justifie-t-elle le neuf millimètres parabellum dans le thorax de Charlotte Schaap ? Bon sang, le virus élimine assez d'humains pour que tu en rajoutes !
La balle de ses mots me touche en plein cœur. La figure imparfaite de l'otage me revient, mêlée du son des sirènes, de la panique, aux cris. Charlotte Schaap. Maintenant, j'ai un nom à mettre sur un visage. Je titube. Tout ça pour une phrase générique de la part de Diana, sans aucune réelle information sur sa réapparition, sur le virus. J'ai envie de vomir. De remonter les heures, de changer les événements de cette nuit.
Un rêve impossible. Pour toujours.
Je serre les dents. Je dois tenir bon. Juste encore un peu. Ensuite, je rentrerai, et je plongerai dans la torpeur des médicaments. Il me suffit de finir cette conversation. Je croise le regard durci de cicatrices d'Erik.
— Il va falloir que tu partes, annonce-t-il.
Ça y est. C'est dit.
S'il me met à la porte, je suis foutue. J'ai besoin de ce boulot. J'ai besoin de son adrénaline, de la sensation d'être vivante et utile qu'il me procure. Sans lui, je suis une coquille vide, à la merci des angoisses.
Sans lui, je suis morte.
Je me redresse d'un bon, paniquée.
— Vous ne pouvez pas me renvoyer ! J'ai besoin de ce job ! Je vais assumer la responsabilité de cet accident. Mettez-moi hors du terrain, je ferai de la paperasse pendant des mois, je vous rendrai mon arme, mais je ne peux pas...
— Eikenboom...
— ... partir, bon sang ! Vous le savez aussi bien que moi, je ne peux pas quitter la brigade ! Vous connaissez beaucoup de gens prêts à risquer leur vie pour tuer le surnaturel ? J'ai abattu des dizaines de légendes, je connais la plupart d'entre elles sur le bout des doigts, je peux encore...
— Eikenboom, tais-toi ou je te jure que je te vire pour de bon !
— ... être utile.
La fin de ma phrase meurt sur mes lèvres. D'une traite, Erik avale un cachet d'antidouleur. Je me ronge un ongle. Sa nuit a dû être éprouvante. Avec son membre estropié, il a dû souffrir le martyre à parcourir deux-cents kilomètres en vitesse pour revenir de Maastricht ce matin.
— Tu es l'une des meilleures flics que je connaisse, dit-il. Ça ferait du mal à l'équipe de te virer, et ça me coûterait bien plus qu'une jambe de trouver un remplaçant...
Il sourit à sa propre blague, mais sa tentative de me faire aller mieux ne m'arrache même pas une grimace.
— ...mais je ne peux pas te garder ici avec ce qu'il vient de se passer.
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