1 - L'ASSEPOESTER (PARTIE 1)

            Chaque légende a connu des centaines de versions. J'aurais aimé que chaque auteur ajoute un astérisque pour préciser ce qu'il avait changé. Des dizaines de notes de bas de page pour distinguer le mensonge de la vérité, l'imaginaire du réel. Des centaines de minuscules caractères pour remonter à la source brute du mythe – et me préparer à le tuer.

Qui sait combien de vies j'aurais sauvées si les légendes n'avaient pas été modifiées ? Combien d'humains n'auraient pas été contaminés par le virus de la magie ?

Des dizaines ? Des centaines ?

La pensée me ramène à la réalité. La créature que je traque ce soir ne me laissera pas me perdre dans mes souvenirs. Les assepoesteren, ces fantômes d'enfants, ne sont pas connus pour être tendres. Un frisson me parcourt toute entière. J'ignore s'il est dû à l'excitation ou au froid. La pluie battante s'écrase sur mon casque et ruisselle sur ma combinaison. Malgré les couches protectrices du vêtement, je caille. Le vent de novembre me transperce comme du verre. Je serre les dents et m'oblige à rester immobile sur les pavés glissants. Seul un regard entraîné peut déceler la légère oscillation sur les briques rouges d'Amsterdam. Le dernier défaut de ma combinaison. Couverte d'écrans minuscules programmés pour répliquer les bâtiments derrière moi, elle me rend invisible aux yeux de tous... tant que je reste immobile. La reconstruction de l'image sur le vêtement est toujours un peu plus lente que mes mouvements. Ce décalage d'ondes semble faire vibrer l'air dès que je me déplace.

Une vibration.

Un défaut mineur, mais mortel lorsqu'on chasse des légendes.

Une légère pulsation parcourt ma mâchoire. Ma main se pose sur l'oreillette connectée à mon casque.

­— Eikenboom, tu me reçois ?

La voix d'Erik van Adrichem, mon boss, résonne dans mes oreilles.

Klaar en duidelijk. Qu'est-ce qu'il se passe ?

­— Va falloir que tu assures le commandement de l'équipe ce soir. Ils viennent de découvrir des corps à Maastricht. C'est vraiment pas beau à voir et ils soupçonnent une légende, alors ils ont demandé à pas mal d'unités de la capitale de venir. Bref, je ne vais pas pouvoir être là. Je compte sur toi pour prendre en main les opérations.

Un frisson de hâte me parcourt.

— J'ai aussi mis Laurens sur le coup, ajoute-t-il. Vous faites du bon boulot ensemble. Par contre, il va falloir que tu le briefes sur l'assepoester. Il devait être en congé ce soir. Le reste de l'équipe est au courant que vous prenez les rênes. Quitte à me répéter, ne prenez pas de risques inutiles. Cet assepoester est censé être seul et enfermé, mais tu connais les légendes. Je veux toute l'équipe en un seul morceau demain matin. C'est clair ?

— Très clair. Vous ne serez pas déçu. Bon courage pour Maastricht.

— T'en fais pas pour ces broutilles. Concentre-toi sur ta mission.

La conversation s'arrête là. Des étincelles d'adrénaline crépitent déjà dans tout mon corps. Erik van Adrichem vient de me confier une opportunité en or. Pour la première fois, j'ai l'occasion de diriger mon équipe sans être sous son œil inquisiteur. Sans être obligée d'abattre un mythe sans sommation, le job qu'on demande à chaque membre de la BSVL, la Brigade Special van Legende. Tuer le surnaturel sans poser de questions. Pourtant, qui de mieux placé qu'un chasseur de légendes pour enquêter sur la magie ?

Je prends une grande inspiration et pianote sur l'un des boutons de mon casque. Les noms défilent sur l'écran de ma visière. Je m'arrête sur celui de Mark Laurens. Mon coéquipier décroche presque immédiatement.

— Betje ! J'ai enfin une alliée ! Erik m'a demandé de renoncer à mon seul jour de congé pour me cailler sous la pluie ! Non mais tu as vu ce déluge ? Je n'arrive pas à croire que j'ai dû abandonner mon canapé pour ça !

Je mords mon sourire.

— Si tu continues de râler, je te jure que je te laisse patienter dix minutes de plus sous la pluie.

­— Et tu comptes me récupérer vivant après ça ? J'aurais dû trouver un job en Grèce ! Non, en Californie. Les États-Unis ne grouillent pas de légendes et ils ont du soleil toute l'année ! Rappelle-moi pourquoi on n'a pas déménagé loin des Pays-Bas ? Tu sais Betje, si j'avais été...

— Quinze, Mark.

Je l'imagine d'ici lever les yeux au ciel.

— Tu es insupportable, lance-t-il.

­— Je m'entraîne tous les jours. On a du boulot, ce soir. On doit s'occuper de Diana Schaap.

­— Qui ça ?

Parfois, j'oublie que Mark n'a pas le nez fourré dans les dossiers de légendes. Il vit pour l'action et méprise le moindre morceau de papier.

— Tu connais peut-être le mythe de sa sœur, Helena Schaap, dis-je. Ça remonte au XVIIIe siècle.

— Ça ne me dit rien du tout.

Je retiens un soupir. C'est un miracle qu'il soit toujours vivant sans connaître la moindre info sur le surnaturel.

— C'était la fille d'un tanneur au XVIIIe siècle. Un bel homme est immédiatement tombé amoureux de Diana Schaap. Helena est devenue terriblement jalouse. Je veux dire, jalouse au point de tuer sa sœur et de camoufler son crime comme un accident, puis de marier l'homme qu'elle convoitait. Ce n'est que sur son lit de mort qu'elle a révélé son assassinat.

— Joyeux, mais ce n'est pas la réapparition d'Helena qu'on recherche.

— Non, c'est celle de Diana. Des témoins l'ont aperçue dans le Théâtre Carré, pas loin de la rue de la tannerie. Dès qu'elle retrouvera ses souvenirs, elle voudra se venger des descendants de sa sœur. On doit l'éliminer avant.

Je prends une grande inspiration.

— T'es en place ?

— Si tu veux dire par là « es-tu sur le point de mourir d'hypothermie près du théâtre », la réponse est oui.

Cette fois, mon sourire transparait franchement sous mon casque. Je me force à ne pas sautiller sur place pour expulser mon trop-plein d'énergie. Je coupe brièvement ma conversation avec Mark pour réactiver le canal audio de mon casque, de façon à être entendue par toute l'équipe.

— Bonsoir tout le monde. J'espère que vous passez une belle soirée sous le déluge amstellodamois.

Des bougonnements me répondent. Je connais bien les quatre agents sous mon commandement ce soir. Je sens presque l'air s'alourdir sous la tension. Chacun d'entre eux rêve de bondir dans le théâtre pour faire ses preuves face à Schaap. La raison exacte pour laquelle je dois les laisser à l'extérieur de l'édifice le plus longtemps possible.

— Je pense que je n'ai pas besoin de vous rappeler à quel point un assepoester est dangereux. Soyez prêts à parer tout imprévu. Laurens et moi entrons dans la salle de représentation. Smit et Den Adel, vous prenez l'entrée arrière du théâtre. Pour les autres, je vous veux prêts à tirer au moindre mouvement suspect en dehors du bâtiment. Si Schaap parvient à s'enfuir, je la veux morte avant d'avoir fait plus de dix mètres en dehors du théâtre. C'est clair ? ­

De nouveaux grommellements, d'approbation cette fois, me répondent.

Aanval is de beste verdediging, je conclus.

L'attaque est la meilleure défense. Je coupe la communication et m'apprête à redescendre du toit pour rejoindre le Théâtre Carré, juste en face, mais la voix de Mark m'interrompt.

— On aurait dû envoyer plus d'agents dans le théâtre.

Le grésillement des autres casques s'est tu. Il tenait à me parler en privé.

— Plus on est nombreux, moins on est discret, dis-je. Nos combinaisons ne sont pas infaillibles. Si j'avais envoyé trop d'hommes dans la même pièce, les ondes auraient déconné. Tu veux qu'on perde tous notre invisibilité face à Schaap ?

Silence. Je continue sur ma lancée.

— Je vais prendre l'entrée principale, je te laisse la verrière du toit. Elle donne directement sur la salle de représentation, et tu es plus doué que moi pour les acrobaties.

— Tu veux y aller seule, hein ?

Son ton est chargé d'électricité. Comme les autres, il veut s'élancer dans le théâtre comme un gosse se ruerait sous le sapin le jour de la Saint-Nicolas. Cet engouement est nécessaire, vital même, pour faire un job où l'on risque la mort à tout instant. Pourtant, il va falloir que je le contienne ce soir.

— Non, je ne suis pas suicidaire. Je te fais signe dès que je suis dans la salle, et...

— Fais-moi signe dès que tu es devant la salle, Betje. Bon Dieu, tu vas détester que je te le rappelle, mais notre job est de tuer ces légendes, pas de les comprendre. Mets ta curiosité de côté, au moins pour ce soir. Je ne veux pas annoncer à Erik que Schaap t'a transformé en pâté pour chien. Je préfère encore abandonner mes plans de voyages en Grèce.

— Concentre-toi, je glisse, dents serrées.

— Je suis concentré. Lève les yeux.

J'obtempère. Aidée par la vision de nuit de mon casque, je repère un mouvement rouge sur la façade du vieux théâtre. Mark a déjà commencé son ascension.

— Ne tombe pas, soufflé-je. Je te fais signe dès que je suis dedans.

Je coupe notre conversation là. Cela fait des années que je travaille avec Mark, et je déteste lui mentir. Pourtant, il s'agit de mon seul moyen d'obtenir des réponses. Ma main glisse sur le métal froid de mon Walther P99. Peu à peu, les battements de mon cœur se calment. Je plonge dans la concentration propre aux missions de la BSVL. Je connais mon job. Je connais le mythe que j'affronte. Je saurai le neutraliser. Je saurai obtenir les réponses dont j'ai besoin avant que quelqu'un ne l'achève d'une balle dans la tête.

Il le faut.

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