Chapitre 2
Lorsque j'ouvre les yeux, il me faut un temps pour me souvenir où je suis. Je suis allongé sur le sol, il fait encore nuit. Mon dos me fait un mal de chien. Je n'ai plus vingt ans. Bon d'accord, je n'en ai que trente-deux, mais merde, je ne vais jamais arriver à me relever. Je me hisse tant bien que mal sur un coude et parvient à m'extirper du sac de couchage. Coup d'œil rapide autour de moi, ça dort encore. Il faut que je pisse. Je m'éloigne pour me soulager.
Quand je reviens, Cooper est debout. Il m'informe qu'on décolle du camp dans trente minutes, on va admirer le lever du soleil sur Uluru. Il est 5h du matin, ils sont tarés ces touristes ! Je suis le mouvement, pas le choix de toute façon. Je grimpe à bord du van, reprenant automatiquement ma place de la veille et mon air hermétique.
Lorsque nous arrivons sur le site d'Uluru, l'air est encore frais, et la nuit en fin de course. Le ciel commence à accueillir ses premières lueurs. Nous observons cet énorme monolithe de grès écarlate, de près de 9 km de circonférence, qui s'érige d'un seul bloc au milieu du désert. Je choisis de rester debout à l'écart alors que, les autres s'asseyent à même le sol, café à la main, pour contempler les premières lueurs du jour.
Cooper nous offre la légende aborigène de sa voix rocailleuse :
- Le monde tel que nous le connaissons aujourd'hui n'existait pas encore. Les êtres du Temps du Rêve ont modelé les paysages. Chaque ancêtre du peuple aborigène a laissé une trace de son passage sous forme de rochers, de trous d'eau, de lit de sable, de ruisseaux ou d'arbres. Le monde, tel qu'il se montre à nos yeux à présent, renferme des traces des évènements du Temps du Rêve. Ici, à Uluru, ouvrez vos sens les plus primitifs, et vous pourrez observer le théâtre d'une terrible bataille entre Kuniya, le python du rocher et Liru, le serpent venimeux. Cet affrontement a laissé des cicatrices dans la roche d'Uluru: une tache noire, là où le sang des blessures a coulé ; des entailles dans la roche, là où Kuniya frappa Liru de sa colère. Où Kuniya jeta du sable, plus rien ne pousse. Leur affrontement marque la fin du Temps de Rêves et le commencement de l'âge des Hommes ».
Cooper marque une pause et prend le temps de nous observer à tour de rôle. Il reprend ensuite son explication :
- Le peuple aborigène est un peuple à part. J'aimerai que vous compreniez l'essence même de leur culture, qui ne se base que sur la transmission orale d'histoires et de chants. Chaque chanson vous apportera la connaissance dont vous avez besoin. Tel chant vous enseignera comment devenir un homme ou quels endroits sont bons pour trouver votre nourriture. Telle autre histoire vous donnera des indications sur la géographie du paysage qui vous entoure ou vous enseignera une leçon de vie. Il n'y a pas une seule culture aborigène, il existe autant de légendes que de clans.
Alors que le groupe écoute attentivement, le couple hollandais n'est que câlins et roulage de pelles, lune de miel oblige... Un souvenir très enfoui au fond de moi, d'une vie similaire, s'impose à moi violemment. Je chancelle presque sous le choc et me laisse tomber sur un caillou à côté de Miss Dreadlocks. Je dois avoir l'air d'avoir vu un fantôme, car elle me tend une tasse de café bien fort, avec un regard intrigué.
- Ca va ?
Je hoche la tête. C'était quoi ça, bordel ? Je me sens complètement bouleversé. Je bois une gorgée de café et le liquide chaud me réconforte un peu. Pour tenter de me calmer, je scrute le paysage autour de moi. Le soleil se lève sur Uluru, parant cet énorme monolithe rouge de mille et une couleurs changeantes. Je ressens contre toute attente, tout le côté mystique me pénétrer et mon cœur retrouve petit à petit sa cadence normale. Une vieille magie se dégage de ce rocher impressionnant, comme posé là, au milieu de nulle part.
Le soleil ayant fini son réveil, le groupe part ensuite en randonnée autour du rocher. Non merci, ça sera sans moi. J'en profite pour m'allonger dans le minibus et tenter de récupérer de ma nuit pourrie. Cela fait trop longtemps que je dors mal, mes nuits sont peuplées de démons. L'après-midi, le groupe visite le site de Kata Tjuta. Pour ma part, j'en ai ras-le-bol du tourisme, je ne suis pas là pour ça, et je suis malgré moi bloqué pour 9 jours avec cet « Australian Tours ». Cela ne fait que 24 heures et j'en ai déjà ma claque. Je me doute bien que je dénote dans leur petite organisation touristique, mais je m'en fous pas mal. En même temps, de qui je me moque ? Que peut-il bien m'attendre à Darwin?
Je ferai comme d'habitude, je me chercherai un backpackers miteux qui correspondra à mes maigres moyens. Puis, je questionnerai la réception pour savoir où je suis susceptible de trouver un boulot. J'arpenterai les bars pour proposer de jouer de la guitare en échange d'un repas. Les plus mauvais jours, en recherche de réconfort, il est probable que j'atterrisse dans les bras d'une quelconque fille pour la nuit, me détestant ensuite pour ma lâcheté. Quand l'envie de fuir reviendra, je reprendrai la route. Et elle revient toujours.
Il y a un peu moins de trois ans, je n'avais pas eu le choix. Il fallait que je fuie ma vie en France. C'était tellement douloureux, je ne pouvais pas affronter. Je ne peux expliquer ce sentiment qui vous prend aux tripes et qui vous pousse à agir, presque malgré vous. Je n'ai même pas vraiment réfléchi lorsque j'ai pris ce billet d'avion. Je voulais juste être le plus loin possible de tout. Ne plus penser.
J'avais d'abord atterri à Melbourne, où j'étais resté quelques semaines. Je m'étais retrouvé dans le quartier culturel et musical de Sainte Kilda, au bord de l'océan. Cet endroit coloré était bien trop vivant pour moi. Je m'étais ensuite éloigné de la ville où j'étouffais, pour me retrouver dans une exploitation agricole de la Yarra Valley. Là-bas, j'avais travaillé manuellement, aidant à la récolte du raisin lors des vendanges. La fatigue physique m'avait permis de ne plus réfléchir et de réussir à dormir un minimum.
Puis, l'envie de fuir était revenue, oppressante, et j'avais repris la route. C'est ainsi que cette vie de vagabondage avait commencé. Je réalise que c'est la première fois depuis toutes ces années que je regarde en arrière. Qu'est-ce que cela signifie ? Rien. De toute manière je ne peux pas rentrer en France. Rien que d'y penser, j'en ai la nausée.
- Hey « Mate », m'interrompt Cooper dans mes pensées. Peux-tu allumer le barbecue ? Ce soir on va servir des saucisses de kangourou.
Nous sommes entre temps retournés sur le camp, clôturant ainsi cette longue journée.
- Je viens t'aider, intervient Miss Dreadlocks, tapant carrément l'incruste.
Je soupire lourdement et m'éloigne pour récupérer du charbon, la miss sur mes basques. Dans le genre casse-pieds, elle se pose là. Elle se met carrément à côté de moi. En silence, nous lavons puis coupons les légumes qui vont accompagner la viande de ce soir.
- Alors, t'as aimé Uluru ? Moi j'ai adoré ! Toutes ces légendes du Temps du rêve! C'est tellement mystique ! s'exclame-t-elle d'un coup.
Je ne prends pas la peine de répondre et lui tourne volontairement le dos. Elle continue de parler, sautant d'un sujet à un autre, pas plus perturbée que ça. Elle n'a pas compris mon message.
- Quand je finis ce voyage, je suis censée aller travailler dans le cabinet d'avocats de mon père en Irlande.
Je hausse un sourcil, surpris malgré moi. Elle n'a pas le physique de l'emploi, c'est sûr.
- Et toi ? Tu es français non ? J'ai entendu ton accent. Tu es depuis longtemps en Australie ? Moi depuis 6 mois, c'est la fin là. Mes potes m'ont rejoint pour l'été, et on fait le tour du continent. On a déjà descendu toute la côte Ouest, c'est magnifique ! Tu es déjà allé ? L'endroit que j'ai préféré c'est Byron Bay. Par contre, je suis nulle en surf !
Je lève la main pour couper sa diarrhée verbale.
- Tu ne t'arrêtes jamais de parler...
- Amy, je m'appelle Amy. Et non, effectivement j'aime bien discuter. C'est quelque chose de normal tu sais, entre humains. Ça se fait.
Je hausse les épaules, agacé, et remets du charbon dans le barbecue.
- Je suis sûre qu'au fond de toi, t'es un mec sympa. Je ne sais juste pas ce qu'il t'est arrivé, parce que ton regard est complètement voilé.
Comme la veille au soir, sa remarque me touche en plein cœur. Va falloir que ce trip touristique s'arrête vite ou la petite Amy va rouvrir toutes mes brèches, unes à unes. Machinalement, je porte la main à la poche arrière de mon jean pour sentir la petite photo.
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