Chapitre 14
La pièce montée arrive, énorme, c'est une montagne de choux à la crème surmontée d'une figurine représentant un couple marié qui s'embrasse. L'amour sur chantilly. Ma sœur et Guillaume, qui est à présent son mari, tiennent à deux un énorme couteau pour trancher la première part et ainsi respecter la tradition. Mon beau-frère dépasse ma sœur d'une tête, sa main est immense comparée à la sienne. Flora a l'air tellement heureuse à ce moment précis, elle sourit à s'en étourdir et son bonheur est tel qu'il entre par chacun de mes pores et m'apaise.
Je n'aurais jamais pensé que marier ma sœur me bouleverserait à ce point. A quelques mètres de moi, Anaïs les observe aussi, attendrie. Nous avons tellement partagé ensemble, nous le quatuor infernal, il est normal que les voir si heureux ensemble nous touche. Anaïs sort son téléphone portable de la poche de sa robe et lit un message qu'elle vient de recevoir. Quasi immédiatement, elle tourne son regard vers moi. Ce que j'y lis est indéchiffrable, aussitôt, elle détourne les yeux pour fixer le sol. Je n'ai pas le temps de m'attarder sur ce que je viens de voir que ma mère me prend la main pour m'entrainer dans une danse.
Après la non-existence que j'ai vécue en Australie, je me sens étourdi par l'énergie des personnes qui m'entourent. Cela me déstabilise mais positivement. Ma mère est toute frêle entre mes bras tandis que nous dansons. Nos retrouvailles datent de quelques jours plus tôt et je sens à son étreinte qu'elle a peur que je m'enfuie de nouveau.
A chaque instant, je prends la mesure des conséquences de ma disparition. Lorsque j'ai débarqué chez mes parents avec Flora le lendemain de mon retour, ma mère a éclaté en sanglots. Mon père l'avait saisie par les épaules pour la consoler, me toisant du regard. J'ai réalisé le mal que j'avais pu faire à mes proches en les abandonnant après le décès de Stella. Je me haïrai pour l'éternité de leur avoir infligé ça.
Dans le salon de mes parents, partout des photos de « ma » famille : Anaïs, Stella et moi, se tenant dans les bras et riant lors de nos dernières vacances ensemble, Stella et ses boucles blondes conduisant fièrement sa petite voiture, dans le manège, quelques jours avant le drame. Des photos d'un temps qui n'existe plus, des photos partout. Les voir m'a transpercé de douleur. Mais je n'ai rien dit.
La journée d'hier a été plus terrible encore. Flora a insisté pour m'accompagner, mais j'ai refusé. Elle a quand même tenu à me conduire et m'a attendu sur le parking. J'ai poussé les portes grinçantes du cimetière où repose à présent ma fille. Stella a 21 mois pour l'éternité. Sur la stèle, des fleurs fraîches embaumaient et j'y ai reconnu la marque d'Anaïs. Sur le marbre est gravée une citation de Victor Hugo que nous avions choisi ensemble : « Tu n'es plus là où tu étais, mais tu es partout là où je suis ».
Je ne saurais dire combien de temps j'étais resté prostré devant. Le chagrin m'avait englouti, toutes les larmes retenues avaient fait flot. Volontairement, j'avais choisi de ne pas contenir ce débordement, je choisissais la douleur comme pour expier. Quand ma fille est morte, je suis mort avec elle. Je sens étrangement à présent qu'il est temps de revivre, mais personne ne m'a expliqué comment.
Elle me manque dans chaque parcelle de mon corps. Et pourtant, si elle était là, je sais qu'elle voudrait que j'aille de l'avant. Elle détesterait nous savoir séparés avec Anaïs, chacun enfermés dans notre souffrance. La vie continue, malgré son absence et je dois trouver comment composer avec ce vide en moi.
Guillaume se laisse tomber de tout son poids sur la chaise à mes côtés. Je suis assis à une table du domaine où se déroule le mariage et la fête bat son plein. Nous observons la piste de danse un moment sans rien dire.
̶ Vous avez un peu discuté avec Anaïs ?
̶ Très peu, il y a beaucoup de temps et de non-dits à rattraper.
̶ Je suis sûr que vous y arriverez.
̶ Je ne sais pas. J'en suis à un stade de ma vie où je ne sais plus rien. Je suis une page vierge.
̶ T'es devenu poète en Australie toi ?
Je souris à sa remarque. Soudain, l'image d'Anaïs avec son téléphone revient à ma mémoire. Je questionne Guillaume sur cet événement, il fixe tout à coup la table sans plus oser me regarder.
̶ Je ne sais pas si c'est à moi de t'en parler.
̶ Me parler de quoi ?
Le regard de Guillaume scrute la salle, j'imagine qu'il cherche Flora pour venir à sa rescousse. Mais point de robe blanche à l'horizon
̶ Ecoute, si tu sais quelque chose, juste dis-le moi. Je l'apprendrai bien à un moment ou à un autre j'imagine.
̶ Kylian, c'est compliqué, je...
̶ Allez, balance merde! j'ai brusquement haussé le ton, le faisant sursauter sur sa chaise.
̶ Ok, ok ! D'accord..., s'avoue Guillaume vaincu. Tu sais qu'Anaïs fait partie de cette association de lutte contre les cancers pédiatriques.
̶ Oui, elle m'en a parlé tout à l'heure, je trouve ça super ce qu'elle fait, je suis tellement fier de voir comme elle s'en sort si bien. Bien mieux que moi si tu veux mon avis.
̶ Elle a passé beaucoup de temps à les aider, elle a participé à des évènements, des salons, toujours dans le but de faire parler un maximum des dons du sang et de moelle osseuse qui lui tiennent tant à cœur. C'est Flora qui l'a poussée à s'investir là-dedans, elle n'en pouvait plus de la voir se morfondre, surtout après que t'aies disparu de la circulation... Enfin bref, de fil en aiguille, là-bas, elle a rencontré quelqu'un. Un gars.
Mon ventre se liquéfie à cette information. Dans mon champ de vision, Anaïs danse et je la trouve magnifique. Je suis en apnée et bien en peine de répondre. Guillaume ose à peine me regarder, pourtant il continue de parler.
̶ Après un moment, ils se sont beaucoup rapprochés. David, le gars, a aussi perdu un enfant. Son fils est mort d'une tumeur au cerveau il y a plus de dix ans maintenant. Il aidé Anaïs dans toutes les étapes du deuil, il la rassurait sur ce qu'elle traversait, que c'était normal. Je sais que ça lui a fait beaucoup de bien. Enfin voilà, Kylian. Je pense que tu devrais en parler avec elle plutôt qu'avec moi.
Je fixe la piste de danse d'un œil vide. Quelque chose s'est éteint dans mon cerveau et je ne sais pas dire si je serai capable de le rallumer un jour.
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