"Mama, just killed a man"
"Mama, just killed a man"
*
Dans les films, le sang est souvent un flot abondant, un fleuve qu'on ne peut plus stopper. La réalité est plus fade. Le sang est pourpre et lourd, il coagule, s'écoule lentement des plaies, comme s'il prenait son temps. Il semble hors de ce monde, insaisissable, comme s'il appartenait à une autre réalité.
Une autre réalité... Je me demande si elle existe, cette réalité. Une réalité dans laquelle je ne me serais pas battue contre lui, dans laquelle ma famille serait à mes côtés, dans laquelle ce tueur sévirait toujours.
La réflexion, c'est un tourbillon qu'on ne peut stopper.
La mort, elle, est plus simple. Elle laisse moins la place aux questions. Les vies parties ne reviennent jamais. Il faut s'en accommoder, se reconstruire après ça.
Devant moi, l'homme semble calme, apaisé. J'ai presque l'impression qu'il dort, que son sang écarlate n'est qu'une peinture rance. Il n'est plus ce père de famille débordé, il n'est plus ce meurtrier acharné. Il n'est plus personne. Juste une silhouette, une ombre parmi les ombres. Il s'est effacé des mémoires et des rares cœurs qui l'aimaient encore. Il n'existe plus.
Je me mets à chantonner.
- Mama, just killed a man...
Ses paupières papillonnent, il ouvre des yeux hagards.
- Put a gun against his head, pulled my trigger now he's dead...
S'il ne reconnaît pas ma voix, en revanche mon visage semble gravé dans sa mémoire. Il est terrifié, presque fou. Je le regarde, il me regarde, semble étouffer de cette confrontation silencieuse. Il sait. Non, il voit.
Il voit mon mari, tué d'une balle en plein cœur.
Il voit mon fils, jeté dans un sceau d'acide.
Il voit ma fille, brûlée sur son propre bûcher.
Mais surtout, il me voit moi, et mon regard dégoulinant de haine, n'attendant qu'une seule chose, ne réclamant qu'une seule chose, une si petite chose, une chose qu'on m'a refusé durant des années, une chose que je crie, que je hurle, qui se répand dans cette pièce et lui éclate au visage : Justice !
- Je...
- Épargne ta salive, souffle une voix à mes côtés.
Ses yeux s'écarquillent lorsqu'il reconnaît la femme qui m'accompagne. Elle est jeune, d'une beauté sauvage et terrifiante. Ses yeux brûlent de haine tout ce qu'ils trouvent. Elle lui ressemble terriblement.
Elle est lui.
Il est elle.
Une répugnante lueur de triomphe passe dans son regard, comme s'il connaissait un secret que nous ignorions. Ah, lui et sa crédulité face à son propre charisme... Sa naïveté pourrait presque être touchante, si je ne le haïssait pas autant.
Il murmure d'une voix suppliante :
- Kassie ? Kassie, mon enfant, ma toute petite fille, que...
- Arrête ça !
Il sursaute. Une ombre traverse son visage, sa voix se raffermit.
- Kassie ? Kassie, tes sœurs sont mortes, tu dois honorer leur mémoire, tu dois...
- Tais-toi ! elle hurle d'une voix suraiguë.
Il sursaute à nouveau, sa peau devient diaphane. Il commence à comprendre. Lentement, mais il comprend. Il n'a aucun allié dans cette pièce. Je serais incapable d'affirmer qui le déteste le plus, mais je sais que personne ne lui viendra en aide. Lui aussi le sait. Et ça le terrifie.
Kassandra inspire bruyamment.
- Tais-toi ! Tu me dégoûtes. Je te déteste. Je croyais... je croyais que tu nous aimais. J'étais prête à me battre, moi aussi. Je pensais... je pensais... jamais je n'aurais pensé que tu aurais pu laisser tuer tes propres enfants !
Il blêmit. Son regard croise le mien, il pâlit encore, tente désespéramment de se justifier.
- Non, tu ne peux pas l'écouter. Pas elle !
- Et pourquoi pas ? (Elle relève sa tête, comme pour le défier.) Parce que tu as tué sa famille ? Parce que les vies humaines valaient moins que l'agent nécessaire pour acheter une piscine ?
- Ce n'est pas... je... ce que tu crois, c'est...
Il bafouille, s'emmêle, divague totalement.
- Didn't mean to make you cry, if I'm not back again this time tomorrow...
- ARRÊTE ! il hurle. ARRÊTE DE CHANTER CETTE CHANSON !
- Carry on, carry on...
Je le fixe. Il me fixe.
- Kassie... je murmure en le regardant lui. C'est bon, on peut y aller.
Avec des yeux remplis d'effroi, il voit sa propre fille acquiescer et lui tourner le dos. Sa propre fille, s'enfuyant avec sa pire ennemie. Je ne sais pas s'il est conscient qu'elle voudrait le tuer, en revanche je sais que ça lui serait impossible. Elle a beau le haïr, elle le connaît trop bien pour ça.
- As if nothing really matter, je susurre, avant de définitivement tourner les talons.
Je n'ai jamais tué quelqu'un. Je ne le ferais jamais.
Depuis bien longtemps, j'ai compris quelque chose : une émotion engendre une émotion. La haine engendre la haine. Ils ont tué ceux que j'aimais. Ils ne m'ont laissé qu'une seule chose à laquelle se raccrocher. La vengeance.
Une émotion engendre une émotion.
Je regarde sa fille quitter les lieux, je la regarde monter dans la voiture, je le regarde.
Le désespoir engendre le désespoir.
J'espère qu'il crèvera dans ses larmes.
*
Y'a des jours où j'ai trop envie d'écrire à la première personne du singulier, et d'autres où j'ai l'impression que j'écrirais jusqu'à la fin de ma vie à la troisième personne du singulier, je me demandais quelle personne vous préfériez ? (vous vous rendez pas compte c'est vraiment l'hésitation de ma vie haha)
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