L'hiver était la seule saison où nous pouvions être ensemble.

L'hiver était la seule saison où nous pouvions être ensemble.

*

- Je ne le connais pas.

Il tire.

La flèche caresse ma joue, glisse le long de mon oreille et se plante durement dans la pierre derrière moi. Elle laisse une estafilade sanglante sur son passage. J'ai l'impression qu'on me brûle. Non, c'est comme une traînée de lave. Le sang est pourpre. Il semble irréel, trop foncé. On dirait un fil écarlate qu'on dévide, une trace pour trouver son chemin dans le Labyrinthe. Je sais déjà que moi, je ne retrouverais pas mon chemin. Je doute même de son existence. C'est une bête impasse à laquelle je suis acculée. Il n'y aura pas d'échappatoire. Je le sais.

Et lui aussi le sait.

- C'est ta dernière chance.

Je le fixe sans rien dire. Il est jeune, sans doute quinze ou seize ans. Je me demande s'il sait réellement dans quoi il s'est engagé, s'il connaît véritablement tous les camps de la guerre qui nous oppose. Il pense sans doute faire le bon choix. Comme nous tous, d'ailleurs. Le choix qu'on fait est toujours le meilleur. Pour lui, ça a dû être un père disparut, une mère décédée. Par la faute des souverains de l'Automne et du Printemps, bien sûr.

Bien sûr, il ne lui viendrait jamais à l'esprit que la trahison peut venir de son camp. La haine engendre la haine et la haine surpasse l'amour. Une fois qu'on a comprit ça, il est simple de tuer son propre peuple et de dénoncer ses voisins afin d'obtenir une armée de soldat bien destinée à se venger.

Au moins, je sais qu'il ne me tortureras pas. C'est un enfant de l'Été. Il veut obtenir des aveux, mais je crois qu'en vérité, il ne fait que chercher la vérité. Il a passé le pacte, lui aussi. Les enfants de l'Été ont trop d'honneur pour le rompre. Il n'a pas le droit de me faire souffrir volontairement pour m'extorquer des informations. Il peut me tuer. C'est sûrement ce qu'il va faire, d'ailleurs. Mais je n'avouerais pas.

- Où est le Roi du Printemps ?

Son interrogatoire me fatigue.

Non, il me lasse. Je ne sais même plus depuis combien de jours je suis retenue ici, mais cela fait longtemps, trop longtemps. Ils ont dû m'attraper il y a un peu plus d'un mois. A moins que cela ne fasse qu'une vingtaine de jours ? Je ne sais pas, je ne sais plus. J'ai arrêté de compter après avoir rêvé de ma propre mort. Il doit être fatigué, lui aussi. Je crois qu'il a comprit que même après cinq ans, dix ans enfermée ici, je ne serais toujours pas plus décidée à lui avouer. Il veut en finir.

Moi aussi, je voudrais en finir.

- Je ne connais pas de Roi du Printemps.

Il me regarde, je le sens. Je n'ai pas la force de redresser la tête et croiser son regard, mais je sens le poids de ses prunelles sur mon dos, mes mains, mes sangles et les chaînes qui me relient aux pierres. Il ne comprend pas. Toute cette histoire le dépasse. Il doit me penser obstinée, prête à me sacrifier pour une cause plus noble.

Il est si loin de la vérité.

- Pourquoi tu ne le dis pas ? (Il couine d'un air plaintif). Tu pourrais partir ! Partir d'ici. T'en aller. Pourquoi tu mens comme ça ?

Il a l'air sincère. Ça m'étonne. Il m'étonne. Je pensais qu'il voudrait en finir au plus vite et retourner à ses batailles, ses conquêtes et victoires. J'imagine que la curiosité l'a emporté. J'hésite à l'ignorer, mais je n'en ai pas le courage.

- Je n'ai nulle part où aller.

- A part ton Royaume ?

Je sens une trace d'ironie dans sa voix, comme si j'étais idiote de ne pas y avoir pensé avant. Il est naïf, idéaliste. Mon « Royaume » est une bien belle appellation pour les cendres qui le composent.

Je pourrais lui dire que mon peuple est en guerre depuis bien trop longtemps, que je n'a jamais voulu de ce trône maudit, que j'ai déjà trop de sang sur mes mains et trop de morts dans la tête. Je pourrais lui dire que je ne voulais pas être reine, que j'aurais tant préféré naître au Royaume de l'Hiver, que je déteste les enfants de l'Été pour m'avoir volé tout ce à quoi je tenais. Je pourrais lui dire que la guerre est un fléau, qu'elle le détruira comme elle m'a détruite et qu'il ne restera plus rien des quatre Royaumes après son passage, pas même l'espoir.

Je pourrais... mais je ne le fais pas. Le penser est déjà assez dur. Si je le disais à voix haute, ça le rendrait réel. Ce serait trop dur à supporter. Admettre sa propre défaite. Admettre qu'on ne peut plus se battre. Je ne peux pas, c'est au dessus de mes forces.

- De toute façon, vous ne m'auriez pas laissé partir. Pas après que j'ai vu ton visage. (Il ne répond rien. Il sait que j'ai raison.) Pourquoi tu le cherches ?

Ses yeux retrouvent leur méfiance, et il s'écarte comme si j'allais lui sauter à la gorge. Il est si craintif. Même si je le voulais, je ne pourrais pas. Mes chaînes sont bien trop lourdes, et les sangles supplémentaires achèvent de m'en dissuader.

- Je ne te dirais rien, il crache.

- Je serais morte dans moins de dix minutes. Ça ne change rien, pour toi, que tu me le dises ou pas.

Je ne suis même pas en colère, quand je dis ça. Ça aussi, ça m'étonne. Quand j'étais petite, je pensais que ma mort serait grandiose. Je tuerais un ennemi, je sauverais mon peuple, je défendrais des innocents et je mourrais heureuse, un sourire aux lèvres, l'esprit en paix.

J'étais naïve. Trop naïve.

- Tu ne ressens vraiment rien à l'idée de la mort ?

Il dit ça craintivement, presque respectueusement. Il paraît admiratif. Cette fascination me dégoûte. Son ébahissement me colle à la peau, s'agrippe à ma chair et se glisse dans ma peau, répugnant et horrifique. Il n'a pas le droit d'admirer quelque chose d'aussi horrible. Ce n'est même pas compréhensible.

- Tu n'es pas humain. J'ai déjà tout perdu.

Il me regarde sans comprendre. J'aurais dû m'en douter. Il n'a jamais senti le poids d'une couronne sur la tête, les milliers de vie qui reposent entre ses mains, la fatigue de mener une armée quand on sait qu'elle va perdre et le goût amer des défaites qui s'entassent sur la langue.

- Je veux tuer le Roi du Printemps, je veux te tuer toi aussi. Pour venger mon frère.

- Si j'avais vraiment tué ton frère, je t'aurais tué toi aussi. Je ne me serais pas enfuie. Je n'aurais pas laissé un enfant plein de haine seul pur qu'il puisse me tuer plus tard. Il n'y a qu'une seule Reine assez fourbe pour le faire. La tienne. La Reine de l'Été. Ta mère.

Il retrouve soudainement cette haine qui l'anime depuis tout petit et arme l'arc en visant mon cœur. Il m'en veut, ça se voit dans son regard. Je m'en veux, moi aussi, pour ne pas avoir réussit à l'aider, pour ne pas avoir réussit à sauver tous ceux que j'aimais. J'ai résisté jusqu'au bout. Il ne saura rien. Il va m'achever sans comprendre, tout à sa fureur, et je ne révélerais rien.

Onde, ma toute petite sœur, j'espère que tu me pardonneras. Désormais, ce sera toi, la reine de l'automne. C'est injuste, je sais. Tu n'a que huit ans, tout comme j'en avais neuf quand je suis devenue Reine. Tu ne devrais pas avoir ce poids sur tes épaules, mais je suis sûre que tu t'en sortiras magnifiquement bien.

Liam, oh Liam, j'aurais tant aimé que tout soit différent. Si tu n'avais pas été Roi du Printemps, si je n'avais pas été Reine de l'Automne, si la guerre ne s'était pas déclarée à ce moment là. On aurait pu faire tant de choses ensemble. Nous étions là au mauvais endroit, au mauvais moment.

Liam, pourquoi m'as-tu abandonné ? On aurait pu s'enfuir. Ça aurait été lâche, oui. Mais tu ne serais pas mort. L'hiver était la seule saison où nous pouvions être ensemble, le seul Royaume où nous étions protégé de l'Été. Mais tu aimais vraiment ton peuple, jusqu'à te sacrifier silencieusement pour lui.

Liam... L'hiver était la seule saison où nous pouvions être ensemble. Maintenant, nous le serons pour l'éternité.

En face de moi, le garçon fronce les sourcils. Je crois qu'il vient de comprendre.

Il hésite, prend sa respiration. Il sait ce qu'il doit faire.

Il sait qu'il doit le faire.

Il inspire...

expire...

soupire...

et...

enfin...

enfin !


il tire.

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