Étrange étranger
Étrange étranger
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La fille qui lui faisait face était un peu plus grande, la silhouette élancée. Elle avait seize ans, comme elle, mais conservait pourtant les charmes de la candeur enfantine : des joues rondes, des fossettes délicates, un sourire éclatant. Sa chevelure dorée s'épanchait avec délicatesse sur son cou rectiligne, glissait le long de sa colonne vertébrale, se terminait par de belles boucles blondes. Elle avait des yeux azurs, une peau joliment dorée et des lèvres pétillantes. Elle avait tout pour être heureuse.
Oui, elle avait tout.
Sauf le regard.
Si ses yeux étaient d'une couleur d'océan, ils n'étaient que le reflet de leurs abysses décharnées. C'était une beauté glaçante et glaciale, un territoire désertique où s'échouaient les cœurs, un iceberg dont on distinguait à peine la partie émergée. Combien de noyades avait-elle dû supporter pour se composer un masque de la sorte ? Combien d'échecs, de larmes, de coups et de blessures pouvait compter ce corps qui semblait si parfait ?
Azma plissa les yeux.
- Je ne vous crois pas.
- C'est pourtant bien ce à quoi tu aurais ressemblé si on ne t'avais pas accueillie.
La jeune fille planta son regard dans celui du portrait qui lui faisait face. C'est vrai qu'elle lui ressemblait un peu : la même fossette sur la joue gauche, les yeux en amande et la mâchoire en arrière. Il y avait un minuscule air de famille. A la limite, elle aurait peut-être pu croire qu'elles étaient cousines éloignées. Mais que cette fille soit elle-même ? C'était tout simplement impossible.
- On ne se ressemble même pas.
- L'Institut avait dit que tu n'y croirais pas.
- Mais regardez un peu, s'énerva Azma. Elle est blonde, je suis brune, elle a les yeux bleus, j'ai les yeux quasiment noirs, ses cheveux sont quasiment frisés alors que j'ai seulement des ondulations. Est-ce que je vous demande si Ryan Gosling est votre frère ?
Elle ne devrait peut-être pas s'emporter de la sorte, mais elle avait eu une dure journée, et cet homme lui tapait sur le système. Six heures de cours et quatre heures de combat avaient suffit à l'épuiser, elle n'avait pas besoin qu'un gus vienne en plus lui vanter les mérites de l'Institut et ce qu'elle serait soi-disant devenue si elle avait été adoptée par quelqu'un d'autre.
Et puis, ça lui faisait du bien, de gueuler un peu sur quelqu'un. Normalement, c'était toujours elle qui en prenait plein la tête : apprends mieux tes cours, suis mieux les entraînements, arrête de faire des erreurs bêtes en combat... et si elle avait le malheur de protester, on lui rabâchait qu'elle devait être reconnaissante d'être ici et qu'on lui avait sauvé la vie.
De toute manière, elle se plaignait rarement. La dernière fois qu'Elora avait critiqué l'Institut, elle ne l'avait plus revue pendant trois jours, et son amie était revenue totalement chamboulée de la Chambre. Elle n'avait jamais voulu en parler.
Alors, que quelqu'un lui rendre visite, ça avait du bon. Elle pouvait se lâcher. Et puis, l'homme ne semblait même pas vexé : au contraire, il irradiait presque. Azma comprit soudain qu'il avait dû voir passer des Entraînés toute la journée, et tomber sur quelqu'un qui lui posait enfin des questions lui offrait enfin l'occasion d'expliquer ce pourquoi il était venu.
- Les colorations et les lentilles de contact font des choses miraculeuses, de nos jours. Cela coûte cher, bien entendu, mais la famille a des moyens plus que suffisants. Et puis, ils seraient prêts à tout pour leur fille aînée.
- Comment pourriez vous savoir que je ressemblerait à ça ?
L'examinateur lui lança un regard énigmatique, comme s'il hésitait entre garder le mystère ou tout lui révéler.
- Nous le pourrions pas. Nous le savons, c'est tout.
Le pire, c'était qu'il ne lui mentait même pas. L'Institut avait parfaitement entraînée Azma à lire dans les yeux des gens, découvrir leurs véritable personnalité et détecter les mensonges quand ils en disaient. Et l'homme, à moins qu'on l'ai trompé, racontait la vérité.
- Et si je n'avais pas été à l'Institut, hein ?
L'examinateur lui lança un sourire énigmatique. Azma détestait ce sourire - c'était toujours celui qu'abordait sa prof de karaté juste avant de lui faire une prise imparable, ou bien le genre de joie sournoise qu'avait les professeurs avant un contrôle surprise.
- Eh bien, tu serais restée à l'orphelinat, il aurait fait faillite quatre ans plus tard et tu aurais été transférée dans un autre centre, cette fois ci bien plus strict. Tu ne l'aurais pas supporté, et, à 13 ans, tu te serais enfuie. Tu aurais ensuite vécu dans la rue, et serait devenue l'une des capitaines les plus respectées du quartier. Et tu ressemblerais... à ça.
Une nouvelle photo se superposa à l'ancienne. Elle lui ressemblait beaucoup plus, cette fois-ci : la même peau caramel, le même corps athlétique et formé au combat, la même posture alerte. Toutefois, sa peau semblait un peu plus mate, comme tannée depuis des années par un soleil de plomb, ses cheveux coupés étaient courts et abîmés, et son regard brillait d'une lueur vengeresse.
- Vous allez me dire que c'était censé être moi, ça aussi ?
- Ça l'aurait été, si nous ne t'avions pas recueillie
- Je ne vous crois pas.
Non, définitivement, Azma n'arrivait pas à le croire. Quelles étranges étrangères ! Elle savait que pour rien au monde elle n'aurait renié ses yeux noirs, ni se serait enfuie de l'orphelinat. Et pourtant... l'homme ne faisait pas seulement y croire. Il savait, d'une manière où d'une autre, comme s'il connaissait une partie cachée et improbable de son histoire.
Et si, finalement, c'était elle l'étrangère la plus étrange ? Comment aurait-elle réagit, si elle avait été l'une des deux filles et qu'elle avait vu son portait affiché ?
- Ces filles... Elles existent, pas vrai ?
L'homme s'écarta rapidement du projecteur, comme s'il s'était brûlé, puis éclata de rire.
Un rire faux. Des mains qui se tordaient. Des yeux paniqués.
Il mentait.
Azma lui sourit gentiment.
- Vous avez dit que la fille blonde était fille aînée, ce qui veut dire qu'elle a une fratrie, non ? Donc elle doit bien exister... Vous savez, je ne cherche pas à les connaître. Je trouve juste ça totalement fou qu'une personne que je ne connais pas me ressemble.
- Je... je ne vois pas de quoi tu parles...
Mais son regard fuyait, et Azma sentait qu'il était à deux doigts de tout lui avouer.
- En vérité, ce qui m'étonne vraiment, c'est la probabilité que ces deux filles puissent me ressembler autant sans que nous ne soyons sœurs, vous savez ? Nous n'avons pourtant pas le même ADN... à moins que ce ne soit les mêmes génomes... ou bien la même microbiote ?
- Le même patrimoine génétique, souffla l'examinateur.
Et voilà, elle y était. Elle savait bien que, si elle disait n'importe quoi, l'homme finirait bien par la corriger. C'était comme s'il venait d'avouer. Il ne restait plus qu'à le convaincre qu'il en avait trop dit pour reculer.
- Oui, voilà. On n'en parle jamais, à l'Institut, alors que ça a l'air si intéressant !
- Je... je vais t'expliquer. Mais tu dois me promettre de ne rien dire à personne, d'accord ?
- Promis ! répliqua Azma en lançant son sourire le plus rayonnant.
Oh, non, elle ne comptait pas en parler à quelqu'un. Mieux encore.
Elle comptait rencontrer ses étranges étrangères.
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