Poire qui remue et pue de la bille

Vraies hommes ne sous-estiment pas les Aveugles. (inside joke de merde) ; pas de warning pour cet OS, bonne lecture les amis. 

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La Poire Kipue est un café réputé du centre-ville. Il accueille une large clientèle allant des jeunes adolescents aux retraités en quête d'un cadre animé. On y sert une unique pâtisserie - une poire à l'odeur nauséabonde mais au goût unique et addictif - ainsi qu'une grande variété de boissons. La décoration y est chaleureuse et rassurante, ce qui en fait un lieu de prédilection pour tous types de rendez-vous.

Taeyong attend justement le sien, assis à une table pour quatre, assez proche de la porte pour être repéré facilement, assez loin pour ne pas être trop dérangé par les allers et venues des clients. Son associé lui a fait faux bond, à la dernière minute, et il est maintenant seul, prêt à faire face à deux inventeurs, potentiels futurs fournisseurs du distributeur de jouets pour lequel il travaille. De ce qu'il a entendu lors du briefing de la semaine dernière, ce sont deux jeunes entrepreneurs qui cherchent à se propulser sur le marché du jouet magique. À part ça, il croit se souvenir qu'ils se spécialisent dans la magie cinétique.

Il n'angoisse pas particulièrement, mais il a toujours été d'un naturel assez pointilleux. Certains de ses collègues s'amusent à dire qu'il est psychorigide - ça ne l'a jamais vraiment fait rire d'ailleurs. Lui n'en sait trop rien ; ce qu'il sait en revanche, c'est qu'il apprécie que les choses soient bien faites. Ce qui inclut, entre autres choses, de ne pas poser un lapin de dernière minute à son collègue ou encore d'arriver à l'heure à un rendez-vous professionnel. Mais s'il sait faire preuve d'un grand sérieux, il n'en n'est pas pour autant sévère. Alors même si les deux inventeurs ont déjà cinq minutes de retard, il ne leur en tient pas rigueur.

De sa place, Taeyong observe les passants au travers de la baie vitrée. Il garde un air détaché, mais il n'en est pas moins critique. Les bottes à paillettes de l'une ou la démarche hautaine d'un autre sont typiquement le genre de vision qu'il est prompt à étiqueter. Justement, deux jeunes hommes viennent d'entrer dans le café. L'un est grand et brun, musclé et un peu à l'étroit dans un pantalon de jean moulant. L'autre est petit, blond, et porte une cape de sorcier marron, passée de mode depuis probablement une petite décennie. Sous le manteau démodé, il discerne un t-shirt rose, le même que celui que porte le grand brun. Des t-shirts de couple ? C'est le comble du ridicule, Taeyong doit se faire violence pour ne pas grimacer.

Il les observe discrètement, ils ont l'air idiot, debout, immobiles dans le passage, à regarder tout autour d'eux comme s'ils cherchaient quelqu'un. Ils ont sûrement rendez-vous... Oh.

Ils ont sûrement rendez-vous. Avec lui.

Cette fois-ci, Taeyong n'arrive pas à retenir sa grimace. Un profond soupir s'échappe d'entre ses lèvres alors qu'il lève vaguement une main résignée, pour faire signe aux deux hommes de le rejoindre.

Le plus petit le remarque en premier et s'empresse de tirer son acolyte vers la table où Taeyong les attend.

"Bonjour ! Vous devez être monsieur Kim ! Je pensais que vous seriez deux, lance-t-il, plein d'aplomb. Parce que dans les mails que...

- En fait, c'est monsieur Lee, coupe le commercial, froidement, en tapotant du doigt le petit badge à son nom épinglé à la poche de sa veste.

-Ah mer- euh mince, enchanté monsieur Lee, moi c'est Felix et voici mon associé Chan !" enchaîne-t-il, pas déstabilisé le moins du monde par la rigidité de Taeyong.

Ce dernier espère par avance que ce rendez-vous ne s'éternisera pas.

"Enchanté, répond-il sans réelle conviction. Veuillez me présenter le prototype de votre jouet je vous prie, enchaîne-t-il sans vouloir perdre plus de temps que cela.

-Ouais carrément ! s'exclame Félix dont l'enthousiasme vide toutes les batteries sociales de Taeyong à vue d'œil. Vas-y Chan, montre-lui."

Son acolyte farfouille sans un mot dans une sacoche de cuir tout aussi démodée que la cape du plus petit, sans un bruit. Il semble que tout le potentiel de parole des deux garçons s'est réfugié chez Félix, car Chan n'ajoute rien non plus une fois l'objet trouvé et déposé sur la table.

Taeyong observe l'objet, dubitatif. Et lorsqu'il fixe l'étrange boule à la couleur on ne peut plus déconcertante - une sorte de violet qui semble se transformer en vert en fonction de la lumière - en attendant qu'elle s'arrête naturellement de remuer, il constate que ce moment n'arrive jamais. Face à ses sourcils froncés et sa mine visiblement décontenancée, le sourire de Félix s'agrandit.

"Alors ? Ça déchire, nan ?"

Taeyong a l'impression de nager en plein rêve. Ou en plein délire, plutôt.

"J'ai bien peur de ne pas saisir, dit-il simplement.

-Bah quoi ? s'étonne Felix, C'est une bille qui remue !"

Taeyong prend une profonde inspiration, peut-être pour la huitième fois de la journée. Ne pas perdre la face. Rester diplomate.

"Hum, oui. Admettons. Et ça s'adresse à quelle tranche d'âge exactement ? demande-t-il, plus pour la forme que par conviction.

-C'est pour tout le m..., tente Felix, mais son acolyte silencieux lui pince discrètement l'avant bras pour le couper. Enfin, tout le monde au-dessus de 5 ans, se reprend-il. Les risques d'étouffement..., marmonne-t-il pour lui-même.

-Je vois."

Un silence s'installe.

Taeyong n'a pas idée de ce qu'il peut demander de plus, à part si c'est une blague et que son collègue s'apprête à sortir de sous une table avec une caméra. Felix est immobile et conserve son immense sourire. Il tente de faire bonne figure et de rester optimiste, mais l'investisseur n'a pas l'air de comprendre leur ambition. Chan entortille ses doigts entre eux sous la table, discrètement. Taeyong ne semble pas y faire attention.

Les deux plus loquaces se regardent dans le blanc des yeux, chacun attendant une perche de l'autre pour reprendre la discussion.

"Je vais être honnête avec vous, commence Taeyong avec subtilité et professionnalisme. Je ne suis pas convaincu, mais peut-être que si vous me parliez un peu plus de l'idée derrière votre invention, du potentiel message que vous voulez véhiculer..."

Il fait du mieux qu'il peut, il tend une main sans savoir ce qu'il attend lui-même des deux hommes qui lui font face. Il a beau les trouver légèrement ridicules - à la limite du douteux - une part de lui souhaite simplement terminer ce rendez-vous sur une note positive.

Le regard de Felix s'illumine ; il y a bien sûr, une idée un peu sérieuse qui a motivé la création du jouet. Il ouvre la bouche, s'apprêtant à entamer un long discours, lorsque le tonitruant bruit d'un moteur de voiturvolante résonne dans la rue. Instantanément perturbé, Felix tourne la tête vers la baie vitrée qui les sépare de l'extérieur. Taeyong et Chan ont le même mouvement, simultanément à quelques autres clients du café.

Dehors, un superbe bolide fuschia luit au soleil, dans une pluie de paillettes. En descend un garçon en sweat gris, masque et lunettes de soleil sur le nez, capuche rabattue. Il se dirige vers le café sans un regard pour le conducteur, qui repart comme il est venu, c'est-à-dire dans un tintamarresque ronflement de moteur. Devant la porte, un autre adolescent qui attendait apparemment déjà, étend ses bras dans de grands gestes d'au-revoir en direction de la voiturvolante.

Felix observe la scène d'un œil curieux, et un peu admiratif du véhicule. En face de lui, Taeyong a le nez et les sourcils froncés si fort qu'on croirait qu'il vient de croquer dans un citron. Essayant tant bien que mal de camoufler son inconfort, il se retourne vers ses deux clients et tente de reprendre contenance.

Malheureusement pour lui, le plus loquace des deux inventeurs semble complètement sonné par la scène dont il vient d'être témoin et peine visiblement à retrouver le fil de son explication. Les lèvres entrouvertes comme s'il s'apprêtait à parler, il lance un regard de détresse à son acolyte silencieux. Celui-ci, s'il n'a pas pipé mot depuis le début du rendez-vous, semble nettement moins perturbé par les événements.

Un curieux échange de regards s'installe entre eux alors que Taeyong les fixe, ses derniers espoirs mourant à petit feu. Il se dit que c'est fini, qu'il ne pourra définitivement pas conclure sur un avis positif, qu'il vient de perdre une demi-heure de son précieux temps et que tous ses efforts se sont envolés avec la voiturvolante et ses paillettes.

Mais alors qu'il contemple son échec, le regard braqué sur les deux hommes et leur bille qui tournoie sur la table, l'inimaginable se produit : Chan entrouvre les lèvres lentement, comme poussé par une force mystique, et se met à déblatérer.

"Nous nous sommes inspirés des jouets que les humains ont pu inventer pour s'occuper sans magie. Nous nous sommes rendus compte qu'il était dommage de voir l'absence de magie comme une contrainte, et qu'il fallait plutôt la voir comme un défi. Felix et moi avons longuement étudié les jeux humains, et de là est venue l'idée de les combiner avec les jeux magiques..."

Il s'exprime avec une facilité déconcertante, pense Taeyong, surpris de ne pas l'avoir entendu plus tôt alors qu'il est cent fois plus doué pour vendre son invention que le petit blond.

"La bille qui remue est inspirée des jeux de billes humains, qui consistent généralement à lancer une bille dans un espace délimité pour gagner des points, mais qui se décline à l'infini en fonction des cours de récréation. La nôtre a la particularité de rester en mouvement continuellement dès qu'on la pose. Une fois lancée, elle se battra d'elle-même contre les billes adverses. Elle ne s'arrête que lorsqu'on l'attrape. Nous pensons qu'il faut arrêter de voir les humains comme moins bons que les magiciens, car leur inventivité est bien plus fructueuse que la nôtre, et nous devrions tous nous inspirer d'eux pour faire avancer la technologie."

Le discours de Chan est achevé par une sorte de sourire, un peu forcé, sûrement pour faire bonne impression. Ses oreilles rouges trahissent sa timidité, mais Taeyong doit bien avouer qu'il a été convaincant, avec son histoire d'ingéniosité et de valorisation du patrimoine humain. Il a également bien plus développé le principe du jeu que ne l'a fait son collègue, bien qu'au vu du regard en biais de celui-ci, il s'agit sûrement d'un baratin improvisé sur le tas.

Après quelques secondes de silence, le commercial s'exprime enfin.

"Je vois, fait-il à nouveau en pensant réellement ses mots. C'est une idée plus qu'intéressante, je dois l'avouer. Et puis, revisiter l'avis sur les humains est de plus en plus à la mode chez les nouvelles familles. Avec la bonne stratégie marketing, il y a sincèrement de quoi faire. En revanche..."

Il n'a pas le temps de poursuivre que déjà, Felix se jette sur son acolyte en s'écriant qu'ils l'ont fait. Il ne parvient pas à s'empêcher de détourner le regard lorsqu'il se met à couvrir son visage de baisers bruyants. Son attention se porte alors sur les deux jeunes garçons aperçus tout à l'heure. Il se rend compte que, tout compte fait, ils ont l'air tout à fait ordinaire une fois cette immondice fuschia loin du paysage. L'un d'eux - caché sous son drôle d'accoutrement quelques instants plus tôt - semble légèrement embarrassé et timide face à son compagnon qui, à l'inverse, discute avec de grands gestes d'une chose qui semble le passionner. Ça lui rappelle les deux énergumènes censés décrocher un contrat avec sa boîte. Il se rend compte qu'ils semblent calmés, Félix tout du moins.

"Merci infiniment monsieur Lee, s'exclame Félix à toute allure. Vraiment, je- on vous sera éternellement reconnaissants de bien avoir voulu nous écouter et vous savez c'était mon rêve de gosse de-

- Ne nous emballons pas, le coupe-t-il plus sèchement qu'il ne l'aurait voulu. Vos... billes, ne seront pas en vente dès demain. Il va falloir que je rédige un rapport ; envoyez-moi la présentation complète de votre projet dès ce soir et je présenterai votre jouet à mes supérieurs dans la semaine."

Il aurait aimé leur expliquer en détail les procédures qui suivront ce rendez-vous mais sent bien que les deux acolytes sont ailleurs. Etrangement, il ne parvient plus à leur en vouloir.

Ne souhaitant pas pour autant s'attarder plus que cela à leurs côtés, Taeyong s'éclipse aussi rapidement que possible sous les trop nombreux remerciements de Félix - et le sourire bien plus sincère cette fois-ci de Chan. Une fois la porte de la Poire Kipue refermée derrière lui, il ne peut retenir un soupir de soulagement. Les rendez-vous dans le genre n'ont jamais été sa tasse de thé, mais il ressort étrangement satisfait de ce curieux entretien.

C'est avec l'espoir d'enfin retrouver le confort de son appartement que Taeyong se met en route pour l'arrêt de LéviaBus le plus proche. Hélas, sa journée semble loin d'être terminée. Il n'a pas eu le temps de faire plus de dix pas dans la direction voulue que déjà, une lumière caractéristique s'abat sur la ville. Et Taeyong n'est pas dupe, il reconnaîtrait entre mille ce violet grisâtre qui couvre le ciel d'épais nuages et cette odeur acidulée que l'air prend doucement. Il sent, avant qu'il n'ait pu la voir, une première gouttelette caresser sa joue avec violence.

"Manquait plus que ça, marmonne-t-il avec aigreur en constatant qu'il n'a pas pris son parapluie en verre trempé. La bruine qui claque."

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