Cratère de ridicule et bulle de père
Vraies hommes savent se faire désirer. Bonne lecture.
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Près du cratère de bulles au goût de fraise, se trouve une charmante chaumière dans laquelle habitent Yeonjun et son père. Elle n'a rien d'extravagant ; c'est une maison de brique que le peu de végétation environnant semble avoir pris d'assaut. Il y fait bon vivre, et même s'ils sont un peu excentrés, Yeonjun s'estime très heureux. Le bruit de la capitale l'a toujours dérangé et pour rien au monde il ne troquerait sa maison pour une autre. Ce qu'il échangeait bien en revanche, c'est son père.
Ridicule.
Très extravagant ; un peu plus que cela, même. En général, Yeonjun s'arrange pour ne pas être vu avec lui. Quand ils sortent tous les deux, il s'assure d'avoir un couvre-chef et des lunettes de soleil, au cas où ils rencontreraient un de ses camarades de classe.
Manteaux de fourrure, généralement dans des coloris plus que remarquables, chemises à motifs, chapeaux affublés de plumes et de sequins, sont, mis ensemble, l'essentiel de ce qui compose le père de Yeonjun. Mais le pire est encore Kateryna Pavlenko II. Un nom ridicule pour un véhicule qui l'est tout autant - voiturvolante dernier cri décapotable, anti-cumulus et entièrement customisable ! Avec son canon à arc-en-ciel et son pot d'échappement à paillettes sucrées, Yeonjun aurait été plus tenté d'appeler cela une piñata géante qu'une voiture.
Que son père aime ce tas de ferraille multicolore est une chose ; qu'il l'accompagne avec au lycée en est une autre. Il préfère de loin faire le trajet sur son balai à propulsion super-glycémique, seul au-dessus des troupeaux de moutons-barbapapa. Malheureusement pour lui, une récente collision avec un chêne dansant lui a valu la destruction de son précieux véhicule. Rien de grave, mais autant dire adieu à son indépendance, et à sa dignité.
Parce que même si Yeonjun ne prête d'habitude pas de si grande importance aux apparences, du moins il en est persuadé, se présenter devant son groupe d'amis à bord de cet amas de métal fuschia relève de l'inadmissible. Plus que de ridicule, c'est d'une véritable honte dont il pourrait mourir. Le genre de sentiment tellement odieux qu'il en serait malade et serait contraint de vivre éloigné de tous au fin fond du désert cacao.
Il a préféré éviter d'y penser pendant le weekend, mais maintenant qu'il prend son petit déjeuner dans la cuisine, face à une fenêtre depuis laquelle il voit on ne peut mieux le bolide garé devant la maison, il se dit qu'il aurait mieux fait d'élaborer un plan d'attaque. Il est bientôt l'heure de partir, d'ailleurs son père l'attend dans la véranda ; il fume un genre de cigare qui répand une fumée bleue tout autour de lui. Grotesque jusqu'aux pétards, pense Yeonjun, puis il enfile un sweat à capuche gris et sort de la maison.
Son père lui lance un sourire bienveillant auquel il répond par un rictus forcé, il n'y a encore personne pour les voir, mais il a déjà honte du calamiteux destin qui l'attend quelques kilomètres plus loin. À peine est-il installé, son sac entre les jambes, que le véhicule démarre en trombe pour s'élever vers les nuages. Le soleil est encore bas, mais Yeonjun sort une paire de lunettes noires en prévision de leur arrivée au lycée. Si sa honte peut passer pour de l'éblouissement aux yeux de son père, c'est tout aussi bien. Il devrait peut-être lui demander de ne pas le déposer directement devant l'établissement mais quelques rues plus loin...
Outre le nœud qui se serre dans son ventre à mesure qu'ils traversent les nuages, Yeonjun est plutôt apaisé par le bercement du trajet. Il n'a pas beaucoup dormi, et le ronronnement du moteur lui embrouille un peu l'esprit. L'odeur d'un bosquet d'arbres à bonbons qu'ils survolent lui monte à la tête, et au bout d'une dizaine de secondes, il s'endort contre l'appui-tête en cuir mauve.
Quelques longues minutes plus tard, il se réveille en sursaut, alarmé par un son ridicule qu'il ne connaît que trop bien. Encore un peu sonné, Yeonjun croit vivre en plein cauchemar lorsqu'il voit devant ses yeux se dessiner l'impressionnante façade de son école et devant elle, un nuage de silhouettes colorées et d'yeux dirigés vers lui. Il se sent pâlir face à tous les regards de ses camarades lorsque le sourire de son père attire enfin son attention.
"Et voilà fils ! Te voilà prêt pour ta journée de cours, à l'heure et reposé ! On dit merci papa et Katery-"
Yeonjun ne lui laisse pas l'occasion de terminer sa phrase. Il a déjà claqué la portière de l'ignoble voiturvolante et s'éloigne de cette dernière à grands pas. Au loin, il entend son père lui lancer des encouragements et mises en garde en tout genre - n'oublie pas de boire de l'eau, trop de jus de citrouille c'est ton beudon qui douille ! Lorsqu'il arrive devant son groupe d'amis, il aimerait pouvoir s'enterrer vivant et échapper à cette humiliation publique. Leurs regards sont tournés vers lui et expriment une interrogation collective qui ne ménage pas son embarras.
"C'est qui ça Yeonjun ? demande son ami Changbin, encouragé par les hochements de tête de deux autres garçons.
-C'est mon père..." soupire Yeonjun, mais au moment même où les mots sortent de sa bouche, le moteur vrombit puissamment derrière lui et couvre, dans une explosion de paillettes, la fin de sa phrase.
"T'as dit quoi ? J'ai rien compris là"
Yeonjun jette un œil derrière lui pour vérifier que la voiturvolante est bien partie, et il constate qu'en effet, elle est déjà réduite à un point fuschia flottant au-dessus des immeubles. Le nuage de confettis en revanche, est bien là, témoin de la récente présence du terrible véhicule.
"C'était euh... un ami de mon père... Il m'emmène parce que j'ai cassé mon balai." Se sent-il obligé de justifier.
Ses camarades acquiescent, Yeonjun se sent un peu coupable d'avoir menti, mais ils n'y ont apparemment vu que du feu.
"Et bah, un sacré numéro ce gars-là...
-En parlant de sacré numéro, lance Minhyeok en montrant d'un geste de tête la direction opposée à la leur."
Lorsque Yeonjun se retourne pour voir à qui il fait référence, son cœur rate un battement. Au loin se rapproche une silhouette qu'il reconnaîtrait entre mille. Une tignasse blonde, un uniforme lavande et un sourire digne d'une pub pour dentifrice ; Hwang Hyunjin. Le dernier membre de leur groupe d'amis, d'un an plus jeune qu'eux mais sûrement l'un des plus beaux élèves de l'académie et, accessoirement, le béguin de Yeonjun. Il contrôle difficilement la chaleur qui se répand jusqu'à ses joues lorsqu'il voit ce dernier arriver vers eux avec un grand sourire, déjà prêt à sauter de son balai encore quelques mètres au-dessus du sol.
"Bah Yeonjun t'étais où ? s'exclame-t-il, mi-interrogatif, mi-exclamatif. Tu viens de rater un truc de dingue !
-Ah bon... Bafouille Yeonjun.
-Ouais je viens de croiser un de ces dilfs t'aurais vu ça !" il s'explique.
Yeonjun tique. Il a très peur d'entendre la suite, d'un coup.
"Dans un bolide en plus ! insiste le blond. Un truc de dingue ! il répète.
Et plus il parle, plus l'expression de Yeonjun se décompose.
"Vous l'avez pas vu ? Il était en sens inverse, il venait de par ici j'pense. Veste en cuir, voiturvolante fuschia, paillettes et tout ! Vraiment, c'est un gars comme ça qu'il me faut..."
Yeonjun se sent défaillir, comme si son âme le quittait pour de bon. Et le sublime sourire du garçon qu'il aime secrètement ne le soulage pas comme il a l'habitude de le faire.
Depuis que Yeonjun en pince pour Hyunjin, il n'a jamais réellement pensé à lui confesser ses sentiments. Parce qu'il trouve qu'il y a quelque chose de très agréable à simplement être amoureux. Lorsqu'il rencontre habituellement Hyunjin à balai le matin et qu'ils font ensemble une partie du chemin vers l'académie ; lorsqu'ils mangent à midi et que son ami réussit à lui arracher un rire avec une blague plus étonnante que celle de la veille ; lorsqu'il doit aller au tableau pour effectuer un sortilège devant la classe et que dans le fond de la salle, Hyunjin lui lance un clin d'oeil pour le rassurer. Toutes ces petites choses qui mettent des couleurs dans sa vie - bien plus que Kateryna Pavlenko II, assurément - et rendent son quotidien particulièrement agréable suffisent amplement à le rendre heureux. Alors non, Yeonjun n'avait pas spécialement prévu de faire part de ses sentiments au plus jeune du groupe, mais il n'avait pas non plus prévu que ce dernier soit impressionné par son père - et même un peu plus que cela, à en juger par son enthousiasme et le choix de ses mots...
Qu'on puisse trouver du charme à l'exubérance de son père constitue déjà une aberration, mais qu'en plus Hyunjin en soit la victime... Vraiment, ça relève de l'ineptie.
"Ah mais ça tombe bien Yeonjun le connaît ! s'exclame Changbin, dans un ricanement.
-Ah oui ? fait Hyunjin, subitement mielleux et intéressé. Et tu le connais d'où ?"
Son rictus exagérément satisfait lui donne envie de s'enterrer six pieds sous terre. Il lance un regard noir à Changbin, qui l'ignore royalement, préférant de loin l'enfoncer encore plus dans son embarras.
"C'est l'ami de son père ! Il l'amène au lycée jusqu'à ce qu'il fasse réparer son balai."
Yeonjun a beau apprécier Changbin, il l'aurait allègrement attrapé par le col de sa chemise pour lui remettre les idées en place s'ils n'étaient pas aussi entourés. Mais étant donné que Hyunjin est juste en face d'eux, il se retient.
"C'est vrai ? s'exclame encore une fois Hyunjin en le regardant avec des étoiles dans les yeux."
Trop embarrassé et dépassé par la situation, il ne fait que hocher la tête dans un geste dépité.
"Ça alors, il cache des sacrés perles dans son entourage le Pedro..."
Entendre le prénom de son père sortir de la bouche de son ami a quelque chose de très déstabilisant, qui lui laisse un arrière goût désagréable lorsqu'ils se décident enfin à entrer dans l'enceinte de l'établissement.
La suite de la journée se déroule dans un enchaînement de scènes toutes plus déroutantes les unes que les autres, et pas vraiment dans le bon sens du terme. En dehors de ses cours habituels qui ont parfois pris une étrange tournure - qu'un élève de leur classe se retrouve métamorphosé en furet ne figure définitivement pas dans le programme - Yeonjun a dû supporter les interventions douteuses de Hyunjin à propos de son père.
Qu'il s'agisse du cours de potion (tu penses que l'ami de ton père pisse des paillettes ? ), de divination (clairement, si mon plan de boutique de farces et attrapes fonctionne pas, j'le pécho) ou encore de botanique (j'en ai vu un moi, de fruit bien mûr qui attend que j'le déguste), il n'a eu que très peu d'occasion d'avaler correctement sa salive. En temps normal, ça ne l'aurait pas dérangé : Hyunjin a toujours tenu ce genre de propos sur des tas d'individus sans qu'il ne les pense sincèrement ou les mette en pratique. Mais que son père se trouve être la cible de ses réflexions les rend proprement embrassantes.
Il n'a pas souvenir d'avoir vécu une journée aussi épouvantable que celle-ci. Il a eu le temps de retourner la situation dans tous les sens, mais rien n'y fait. Une part de lui est convaincue que, pour une fois, son ami est terriblement sérieux. L'émerveillement qui transpire de son attitude chaque fois qu'il mentionne l'ami sexy du père de Yeonjun lui semble très particulier, d'une lueur qui l'effraie.
En fin de journée, le sort semble en avoir fini avec lui. Les remarques intempestives se sont calmées, Hyunjin ne s'acharne plus à lui conter son admiration pour son père. Il se croit enfin sain et sauf, pourtant vers dix-sept heures quarante, en plein cours d'histoire, le calvaire reprend. Alors que toute la classe s'endort au fil du monotone récit de la bataille de Berlingopolis, une mélodie - assourdissante, et malheureusement très familière aux oreilles de Yeonjun - retentit depuis la rue. Le klaxon de Kateryna Pavlenko II est très similaire à celui d'un marchand de glaces, mais sonne aussi étrangement comme un réveil-matin d'enfant. Et si tous les regards se tournent immédiatement vers la source du bruit, Yeonjun, lui, ne peut que s'enfoncer la tête entre les bras, vivant la scène comme la pire des humiliations.
À côté de lui, Hyunjin, qui préfère toujours la place collée à la fenêtre, n'a d'yeux que pour le spectacle qui se joue dehors, juste devant le grand portail. Il est tendu sur sa chaise, étirant son corps le plus haut possible pour bien admirer la vue sans pour autant se faire réprimander par le professeur. En bas, la voiturvolante fuschia baigne dans un nuage de paillettes, comme à son habitude. L'ami du père de Yeonjun est adossé contre une des portières, et fume un de ces cigares bleus qui sentent la myrtille. Les deux garçons passent chacun le reste de l'heure à penser très fort à l'homme qui attend sur le trottoir, l'un priant pour qu'on lui épargne l'humiliation qui l'attend, l'autre juste extasié devant le charisme et le sex appeal du conducteur.
Maintenant Yeonjun se rend compte de l'erreur de taille qu'il a commise ce matin, en cachant à ses amis l'identité de son chauffeur. Il n'avait absolument pas prévu que son père l'attende juste devant l'académie. Si jamais Hyunjin, extraverti qu'il est, tente d'engager la conversation, voire pire, de draguer son père, il se rendra compte de la supercherie. La suite hypothétique de cette situation qui l'est tout autant lui crée déjà un nœud dans la gorge. Hyunjin découvrira qu'il est un menteur, qu'il a été puéril au point de cacher l'identité de son père à son groupe d'amis par pur embarras et qu'il n'a pas mis les mêmes chaussettes à ses deux pieds, faute d'avoir, de surcroît, laissé sa chambre dans un bordel monstrueux. Ses pensées font de moins en moins sens, mais il n'a pas le temps de s'en rendre compte que déjà, le glas sonne.
Hyunjin le traîne avec enthousiasme vers la sortie, vers son père, en fait. Vers son destin funeste. Il ne leur laisse même pas le temps d'attendre leur petit groupe d'amis pour sortir de l'établissement. Une fois dehors, Hyunjin se rue de suite sur le propriétaire de la voiturvolante fuschia. Yeonjun n'aura plus que ses yeux pour pleurer si son père le trahit, car désormais, c'est sur lui que tout repose.
"Bonjour Monsieur ! s'exclame-t-il. Je suis Hyunjin, un ami de Yeonjun ! Ravi de vous rencontrer !
-Ah bonjour Hyunjin, j'ai beaucoup entendu parler de toi à la maison ! Fiston, ta journée s'est bien passée ?"
C'est le drame. Yeonjun blêmit. C'est fini. Adieu son honneur. C'est l'heure de l'humiliation.
"Euh... oui..." Il balbutie, évitant soigneusement de croiser le regard de son ami.
Il n'ose même pas imaginer le jugement dans l'attitude de ses amis lorsque Hyunjin leur racontera tout. Il sent déjà son monde s'effondrer, et se prépare mentalement à une remarque acerbe de son camarade. Il est très doué pour ça, les remarques acerbes, il l'a déjà entendu une ou deux fois répondre à des piques d'autres élèves, et il doit dire qu'il n'est pas vraiment tenté par l'expérience.
Pourtant, la remarque ne vient jamais.
"Monsieur Pascal, commence-t-il d'un ton solennel, m'autoriseriez-vous à inviter votre fils au cinéma samedi prochain ?"
Pedro fronce un sourcil, sans pour autant perdre son sourire étincelant.
"Eh bien... Je ne vois pas pourquoi je refuserais à mon fils une sortie entre amis... Si c'est bien de ça qu'il s'agit ?
-En réalité, je pensais plutôt à un rendez-vous galant." Enchérit Hyunjin, sous les yeux subitement ébahis de Yeonjun, qui relève maintenant la tête vers son père, profondément choqué de la situation.
Il n'ose toujours pas croiser le regard de son ami, trop embarrassé de la situation. De toute évidence le plus jeune a été plus perspicace qu'il ne l'en croyait capable. Son petit mensonge n'a apparemment eu aucun effet, et a par ailleurs poussé Hyunjin à demander à son père l'autorisation de le courtiser. Il ne comprend rien à rien.
Yeonjun fait désormais face à son père, qui, dans sa veste en cuir et son pantalon à pattes d'éléphant turquoise, arbore la même expression décontenancée que lui.
"Eh... tu manques pas de courage petit, finit-il par lâcher, je t'aime déjà. Traite bien mon fils, je te le prête pour la soirée de samedi.
-Merci monsieur ! J'en prendrai grand soin !"
Abasourdi, Yeonjun regarde tour à tour ses lacets, son père, Kateryna Pavlenko II, de nouveau son père. Il sent ses oreilles chauffer et se doute que ses joues ont déjà atteint leur seuil de rougissement. Son père et son ami-et-un-peu-plus-que-cela-même sont en train de planifier un rencard. Sous ses yeux.
"Bon, faut qu'on y aille, reprend Pedro. Hyunjin, c'était un plaisir de te rencontrer, tu sais que tu peux passer à la maison quand tu veux, pas vrai Yeonjunie ?
-Ou-Oui... enfin... euh...
-Bon, allons-y fiston, j'ai laissé du caramel sur le feu !"
Yeonjun s'installe un peu à contrecœur sur le siège passager, alors que le moteur démarre dans une puissante vibration. Pendant que son père entame une manœuvre pour faire demi-tour, il risque un regard vers son camarade. Celui-ci se penche au-dessus de la portière de la décapotable, dans un mouvement lent, presque désinvolte. Arrivé au niveau du visage de Yeonjun, il chuchote avec un clin d'oeil :
"À samedi alors, dix-sept heures trente à La Poire Kipue."
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