Chapitre 3 - Fermes ta gueule ça pue le sperme


Fermes ta gueule ça pue le sperme

La pluie recommence à tomber, mais cela ne m'empêche pas de rentrer à pied.

Comme si j'avais le choix.

Mes parents travaillent de longues journées, et depuis le départ de ma sœur, ma vie est devenue... solitaire. Ma journée a été épuisante, et sentir la pluie s'infiltrer à travers mon manteau m'enlève le peu d'énergie qui me reste.

Soudain, une voiture s'arrête sur le bas-côté, la lumière des phares dansant entre les gouttes de pluie. Je reconnais le véhicule : celui de mon collègue de travail, Jacob Rossi. Bientôt, la vitre disparaît, dévoilant le visage moqueur du jeune homme. Il sourit, laissant apparaître de délicieuses fossettes au coin de ses lèvres écarlates. Il ne fume pas à cet instant précis, mais l'habitacle conserve l'odeur du tabac.

Jacob a passé la journée à me toiser du coin de l'œil, lançant des regards entre les cours. Dans mon ancien lycée, les garçons étaient curieux à mon sujet ; la brune au maquillage noir avec des manches tachées de sang. La fille qui tombait dans les pommes, incapable de gérer sa peur et sa colère. J'étais fascinante, mais pas pour les bonnes raisons.

Une boule d'émotions à la merci de son propre corps.

— Besoin d'aide ? demande Jacob.

— Non, pas particulièrement, grincé-je sous la pluie.

Je continue mon chemin, la voiture me suivant toujours.

— Pourtant, on dirait que tu couves une tuberculose, ajoute-t-il.

Je m'arrête, prenant conscience de ma situation ; trempée avec encore une demi-heure de marche.

— Tu me ramènes directement chez moi ? requis-je à contrecœur.

Jacob esquisse un magnifique rictus, du genre à faire tourner la tête à bien des filles.

— Non, j'ai l'intention de te plonger dans la vie cosmopolite de Clémentine Lake. Quoi de mieux pour te donner le sourire ?

Tu peux essayer, Jacob, tu n'y arriveras pas, pas sans Gwen, pas avec la personne que je suis devenue.

Je mets mon cerveau en pause et sans réfléchir, et me laisse glisser sur le siège passager. Une fois assise, je prends un court instant pour profiter de l'air chaud qui émane du tableau de bord. En temps normal, j'aurais été plus prudente. Je n'ai jamais été le genre de fille à monter dans la voiture de n'importe quel homme.

Pas après ce qui m'est arrivé, pas après ce qu'ils m'ont fait.

Mais cette ville a un effet étrange sur moi. Je ne peux m'empêcher d'être curieuse, d'essayer de comprendre pourquoi le monde semble avoir arrêté de tourner.

J'ai passé l'été dans cette ville morose, complètement seule, enfermée dans ma chambre. Mes parents ont pris du temps pour eux, soi-disant pour se remettre des événements de l'année passée. Je leur en ai voulu pour cette solitude forcée, mais j'essaie de me réconforter en me disant qu'ils me font suffisamment confiance pour me laisser seule, une avancée significative.

Jacob se racle la gorge et prend la parole.

— Je vois que tu as trouvé ta place, certains ont peur devant notre classe.

Je roule des yeux. Jacob semble être un sujet sensible pour Olive, et franchement, je n'ai pas envie de m'engager dans des conflits géopolitiques de gamine de terminale. Alors je hausse les épaules et m'enfonce dans le siège en cuir.

— Honnêtement, rester seule ne me gêne pas.

Ce n'est qu'un demi-mensonge.

— Je vois, tu es ce genre de fille, lâche-t-il, une pointe d'amertume dans sa voix.

Il esquisse un sourire sur ses lèvres pâles, se moquant de moi.

— Ce genre de fille ? craché-je, m'efforçant de ne pas grimacer.

Il continue.

— Le genre de fille qui pense que la dépression et la morosité sont des instruments de mode.

Sale con.

La dépression est une maladie, pas un simple accessoire de mode, j'ai connu trop de personne qui avancent le contraire J'inspire et ravale ma colère, décidant de ne pas rentrer dans ce débat avec lui. Je me contente de hausser les épaules et de croiser mes bras sur ma poitrine.

— Tu as oublié, horriblement pessimiste et cynique, pourquoi tu veux me parler de toute façon ?

Jacob resserre ses longs doigts sur le volant.

— Normalement, les nouveaux sont contents de découvrir de nouveaux amis.

Je ne suis pas n'importe quelle nouvelle.

Nerveusement, je commence à arracher la peau autour de mes ongles. Dehors, la route glisse dangereusement à cause de la pluie. J'ai l'impression que la voiture est une véritable savonnette.

— Je n'ai pas besoin d'amis, merci, Jacob.

Il ricane.

— Si c'était vrai, tu ne serais pas montée dans ma voiture.

Je lui souris, l'un de ces sourires suggestifs que je maîtrise à la perfection.

— Qui t'a dit que je voulais être ton amie ?

Jacob rit et se gare devant un vieil hôtel miteux.

— C'est ça votre source d'amusement ? demandé-je étonnée.

Après tous à quoi s'attendre de gosse qui ont grandi dans cet horrible endroit.

Il sort de la voiture et rabat sa capuche sur ses cheveux bruns.

— Bienvenue à la Fosse !

Telle est la magnifique Fosse qu'Alec m'avait conseillé d'éviter, bien sûr, je suis tombée directement dans la gueule du loup.

La Fosse est ce qui reste d'un ancien hôtel désaffecté. Dans la pénombre du crépuscule, les vieux néons clignotent nerveusement. Je reste là un instant, à scruter les panneaux qui oscillent dans le vent et les murs délabrés, perdue dans le brouillard. L'endroit n'inspire pas confiance, comme sorti d'un thriller ou d'un film noir.

Super.

Plus loin, quelques voitures sont garées sur le parking, nous ne sommes pas les premiers. Je reconnais quelques véhicules et visages familiers d'autres lycéens, mais un émerge. Alec nous aperçoit et s'empresse de nous rejoindre, tous en replaçant ses lunettes sur son nez.

— Lily, quelle belle surprise ! je vois que tu n'as pas suivi mon conseil.

Le jeune homme se rapproche, ses yeux bleu étrangement brillant.

Il est complètement défoncé.

— Ton ami m'a convaincue du contraire, je réponds à demi convaincue tandis que Jacob ferme sa voiture.

Les deux amis échangent un regard lourd de sous-entendus avant qu'une voix stridente n'éclate à l'arrière du parking.

Jacob roule des yeux, et Alec étouffe un rire. Bien que la plupart de ces ados aient dix-huit ans révolus, ils se comportent comme de véritables enfants. Bientôt ma nouvelle amie nous rejoint, ses joues écarlates et ses sourcils froncés en une mine inquiètent.

— Rosa, à quoi dois-je l'honneur ? siffle Jacob.

Elle marque une pause, son regard oscillant entre moi et Jacob, fulminant de colère et d'indignation. Je me sens soudain de trop et dois ravaler mon envie d'opérer un demi-tour et de me perdre dans les bois qui reposent de l'autre côté de la route.

— Lily, que fais-tu ici ? me demande-t-elle.

Rosa, la petite poupée rose, dévisage Jacob d'un regard noir plein de haine : le petit caniche est devenu un pitbull. Pour une raison qui m'est complètement inconnue.

— Je pourrais te poser la même question ? Je pensais que cet endroit était votre point de rendez-vous, je réponds calmement.

Mon amie fronce les sourcils.

— La question n'est pas où, mais avec qui ?

Rosa pointe son doigt vers Jacob, les yeux noirs de rage. Alec éclate de rire tandis que Violette nous rejoint, apparemment arrivée avec Rosa. Bien sûr, elle semble avoir oublié sa volonté au fond d'une grotte.

Les deux garçons, Victor et Jacob, échangent un autre regard.

— Rosa, je pense que tu devrais te soigner, ça devient lourd, susurre mon chauffeur avec arrogance.

Jacob allume sa cigarette, tandis que Rosa s'embrasse.

— Tu n'en as pas marre d'essayer de séduire chaque nouveau visage qui passe par ici !

Jacob serre le poing, et Alec saisit la main de son ami en plein vol.

— Pas les filles, il murmure.

Mais Jacob n'en a pas fini, il serre les dents avant de continuer à déverser son venin.

— Je pense qu'on lui accordera une mention spéciale salope. J'ai entendu dire qu'elle aime bien le hardcore.

Rosa revient à l'attaque, et cette fois, je m'interpose. Alec a déjà du mal à retenir Jacob, si Rosa lui en mettait encore une, il risquerait de finir à l'hôpital. Malgré sa complexion cadavérique, Jacob a l'air du genre de gars à péter un plomb et à voir rouge, surtout le genre à s'en prendre à une femme.

Ce genre d'homme est le pire.

— Jacob, tu aurais dû crever à sa place ! rugit mon amie.

Alec retient son ami, mais il ne peut pas l'empêcher de parler.

— Ferme ta gueule, Rosa, ça pue le sperme !

Je saisis les mains tremblantes de Rosa et la tire hors du parking. Si personne ne sépare ces deux-là, ils n'arrêteront pas avant que l'un se retrouve étalé sur le sol, et vu la rage de Jacob, Rosa est dans de sales draps.

Rosa continue de m'insulter alors que je la tire vers sa voiture.

— Tu n'as rien à faire avec lui ! me lance-t-elle entre deux insultes.

Je la place sur le siège conducteur de sa voiture avant de répondre.

— Personne ne me dit quoi faire, Rosa.

Puis je lui tourne le dos et me dirige vers l'arrêt de bus tandis qu'elle me supplie de rester.

Mais je déteste deux choses : les ordres et les conflits. Alors je m'assois sous la pluie, espérant attraper le L3. Plus loin, à la lumière des néons, Alec essaie de calmer Jacob.

Bonne chance à lui.

Fatiguée, j'enfonce mes écouteurs dans mes oreilles et rabats ma capuche. Deuxième journée et ces adolescents me tapent déjà sur le système.

Il y a quelques mois de cela, j'aurais ri avec eux. J'étais la pire des garces, à vrai dire. Mais sa disparition, sa mort, a tout changé. Je ne supporte plus la violence et les envies destructrices des gens de mon âge. Je suis froide en permanence, à la recherche d'une étincelle pour me réchauffer.

Un papillon de nuit à la recherche de la chaleur.

***

Je savoure mon repas en toute quiétude, au moins ici, je pourrais connaître un semblant de paix. Mes camarades de classe, eux, ne me laissent pas un moment de répit. Je devine déjà les ennuis de se profiler à l'horizon. Avant Gwen, avant cette horrible nuit, j'aurais ri avec eux, j'aurais joué le jeu, mais je ne suis plus cette personne. Je ne suis plus cette fille qui se laisse aller à sa noirceur et détruit tout sur son passage sans la moindre arrière-pensée. L'année dernière, la disparition de ma sœur a aspiré cet aspect de ma personnalité. En l'espace d'une nuit, d'une horrible nuit, je suis devenue lasse et passive.

Alors je me noie dans ma morosité, fixant mes parents qui mangent sans échanger un seul mot. Ma mère ressemble à ma sœur, grande, rousse et magnifique. Pour ma part, je tiens tout de mon père : mes cheveux sombres et ma complexion blanchâtre. Une voix féminine me tire de ma contemplation, et j'inspire avant de revenir au monde réel.

— Lily, nous pensons que tu devrais nous écouter.

Je lève la tête pour les voir me dévisager de leur côté de la table.

— J'ai encore fait quelque chose pour vous faire peur ? grogné-je à demi-voix, mon ton beaucoup plus mordant que je ne l'aurais voulu.

Peut-être que c'est le fait que je monte toutes les nuits sur les tuiles glissantes de notre maison ? Ou peut-être le fait que je me balade sans raison apparente dans cette ville, manifestement louche ? Ma mère se racle la gorge avant de continuer.

— Non, chérie, justement, nous pensons que tu devrais retourner voir les médecins.

Je serre mes poings, déjà mon sang tambouriné dans mes oreilles ; ils ne vont pas me replonger là-dedans. Ils ne vont pas me replonger dans un état de constante léthargie. Je prends une grande bouffée d'air frais, je ne peux pas me permettre de me mettre en colère. Je ne veux pas leur donner raison.

— Non, je ne préfère pas, je prends très bien soin de moi-même.

— Lily, tu sors à peine de ta chambre, tu sembles brisée, ajoute ma mère.

Je lâche un rire moqueur.

Je suis brisée.

— Vous n'avez pas besoin de projeter vos sentiments sur moi, je ne suis pas Gwen.

Non, elle n'a pas survécu cette nuit-là. Ma mère a un mouvement de recul, comme à chaque fois que j'évoque son nom. C'est déloyal, je sais, mais normalement elle stoppe toute conversation après l'évocation de ma sœur. Walter pose sa cuillère et essuie sa bouche.

— Lily, tu n'as pas besoin d'être aussi arrogante, on veut juste ton bien, et si tu dois nous détester pour ça. Tant pis.

Un point pour mon père, la carte des parents victimisés ; surutilisée depuis l'incident Gwen.

— Je m'en fous ! je ne mettrai pas les pieds dans une clinique, vous m'avez déjà amenée ici, je pense que j'ai déjà essuyé les conséquences des actes de ma sœur !

Je me lève de table et repousse violemment ma chaise.

— Relève tes manches, Lily ! ordonne ma mère.

Roulant des yeux, je relève mes manches, dévoilant ma peau blafarde. Seules quelques cicatrices plus anciennes parcourent ma peau. Ma mère se rapproche et tente de retirer mon haut par la force. Je recule, me retenant de la frapper, je déteste ces mains sur mon corps, et elle le sait. Gwen a disparu, mais j'ai perdu bien plus cette nuit-là.

Fulminant, j'attrape ma veste avant de me diriger vers la porte d'entrée.

— Reviens ici, Lily !

Mon père aboie dans mon dos, et je me retiens de lui faire un doigt.

— On est vendredi soir, je fais ce que je veux, ce sont vos règles.

Je suis dehors, attaquant les marches du perron.

— Ne fais pas l'enfant, tu ne sors pas comme ça, tu ne peux pas parler à tes parents comme ça !

Mes parents me suivent, mais ils ne peuvent pas revenir sur leur propre règle. Mes parents et moi avons un accord.

— À demain ! je leur lance par-dessus l'épaule.

Mon père me saisit le bras alors que je m'apprête à attraper mon vélo.

— Tu n'as nulle part où aller et on ne veut pas que tu sortes !

Je croise son regard. Bien sûr, je n'y trouve pas une once de compassion. Non, ils ont tout donné à Gwen, pour moi il ne reste plus rien, pas même des miettes.

— Maman m'a dit que les vendredis étaient à moi alors oui, si vous avez l'intention de me casser les pieds, je vais aller trouver autre chose à faire.

Ma mère nous rejoint. Bien sûr, elle aussi n'est pas inquiète, juste en colère.

« Gwen est mort, toi tu survivras. »

— Si tu sors d'ici, j'appelle les flics ! menace-t-elle.

J'éclate de rire.

— Pour leur dire quoi, que vous avez aussi perdu la seconde ?

Mes parents se figent, c'était petit de ma part, mais mérité. Ils ne répondent pas, et j'enfourche mon vélo avant de rejoindre la route éclairée par les lumières vacillantes des lampadaires. Je repousse les souvenirs de cette nuit à l'hôpital, de ma mâchoire douloureuse et de mes jambes souillées. Je ne veux pas penser à cette nuit.

Je suis morte cette nuit-là.

Je m'arrête sur la route noire, sortant mon téléphone de ma poche. La faible lueur bleutée illumine les quelques arbres qui longent la route. Une notification anime l'écran : un message de Sam.

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