Chapitre 22 - Premiere nuit
— Il faut sortir d'ici, me dit Jacob. Le coup de feu vient des bois.
Ma tête tourne à mille à l'heure, rien n'a de sens. En l'espace d'une journée, j'ai vu ma vie voler en éclats, et maintenant je me retrouve dans une situation complètement surréaliste. Peut-être que tout ça n'est qu'un cauchemar.
— Jacob, mais que fait-on ?
Il me dévisage longuement avant de me répondre.
— On va aller au commissariat.
J'acquiesce et rejoins sa Camaro, tandis qu'Alec monte dans le pick-up de Victor. Nous ne parlons pas de tout le chemin, et je fixe le monde qui défile au-delà des fenêtres. Qu'est-ce qui nous arrive ? Bientôt, le soleil baisse dans le ciel, et les étoiles ne tardent pas à pointer le bout de leur nez.
Les deux véhicules s'arrêtent devant le poste de police. Étrangement, toutes les voitures de patrouille ont disparu. Normalement, elles restent alignées, silencieuses en attendant leurs conducteurs. La vue du parking vide m'arrache un frisson, et enfin, la réalisation de notre solitude me frappe de plein fouet.
— Où sont-ils passés ? Ils ne peuvent pas être tous partis, lance Jacob en quittant la place du conducteur pour retrouver ses amis sur le goudron.
Victor, Alec, Jacob, et moi sommes bientôt rejoints par les autres, qui voyagent en petits groupes. Puis, sans échanger un regard, nous pénétrons dans le commissariat. Le lieu sent la sueur et le café, et une sonnerie retentit au loin. Bien sûr, l'endroit est vacant, et personne ne nous attend. Jacob prend ma main tandis que nous avançons entre les tables vides et les dossiers éparpillés sur les postes de travail.
Rien, absolument rien.
Je m'élance en courant en direction du bureau du flic chargé de l'enquête, l'unique personne capable de nous mettre en contact avec le reste du monde. Le seul qui n'était pas sur les photos de ma mère. Soudain, une contraction douloureuse me saisit le ventre, et je m'arrête net dans l'ouverture de l'entrée. Le corps devant moi est mutilé, réduit à un tas informe de chair. Mes jambes cèdent sous le choc, et je m'accroche à la porte pour ne pas perdre l'équilibre.
Ce n'est pas possible.
Je me rapproche du cadavre, derrière moi, Jacob et Victor empêchent les filles de rentrer, tandis que les questions fusent : qui ? Pourquoi ?
Je peine à la reconnaître, mais sa tignasse et la montre à son poignet ne mentent pas. C'est bien lui, enfin ce qu'il en reste. Il a été lacéré de coups de couteau, et sa jambe gauche laisse entrevoir la rotule sanguinolente de son genou. Un haut-le-cœur me prend de court, et je m'éloigne pour vomir sur le côté. Jacob me tient les cheveux, et lorsque je me redresse, je trouve son regard inquiet.
— Il est mort, ils l'ont torturé, chuchoté-je.
Il prend ma main, pointe vers quelque chose derrière moi.
— Regarde.
Je m'exécute pour découvrir quelques mots inscrits avec du sang. « La ville est à nous, nous savons survivre. » Les paroles résonnent en moi, et je reviens à cet après-midi sur le lac, au sanatorium, et à l'horrible histoire de Clémentine.
— Jacob, dis-moi que cette histoire n'a rien à voir avec votre putain de légende tordue.
Ma voix tremble, j'ai vu trop de films sur les sectes, trop de films pour savoir que cette affaire ne peut pas bien finir.
— De quoi elle parle, Jacob ? demande Victor, qui apparaît dans l'ouverture de la porte.
— De la légende de Clémentine Lake, répond Jacob entre ses dents. Alec éclate de rire.
Victor grimace, son regard oscillant entre le cadavre et son ami.
— Tu parles de l'histoire où la tarée convainc la ville de bouffer leurs gosses pour survivre ?
Jacob acquiesce.
— Ouais, elle parle de cette histoire de fou.
Jacob assène un coup de pied à la porte qui vibre un instant avant de voler en éclats. Une confusion totale règne, personne ne comprend ce qui se passe. Nous, nous retrouvons perdus dans une étrangeté nébuleuse, dans un lieu d'où il semble impossible de s'échapper.
— Il doit y avoir une raison, ils ne nous auraient pas abandonnés de la sorte. Victor montre le cadavre du flic.
— Tu as raison, il doit y avoir une explication par ici, répond Jacob avant de quitter les lieux et rejoindre les bureaux.
Il marque une pause et hausse le ton.
— Tout le monde au boulot ! On cherche quelque chose pour expliquer cette merde !
Puis nous nous mettons à chercher. S'ils ont fait en sorte de cacher la réalité, s'ils ont réussi à cacher la vérité au reste du monde, on finira bien par la trouver.
Dehors, la nuit chasse le jour et plonge la ville dans une obscurité totale. Cela fait presque une heure que nous cherchons, en vain juste quelques étranges textes, des ratures sur des dossiers ; en somme rien d'inhabituel. Je commence à perdre espoir quand Nia vient à moi. Elle porte un lourd dossier.
— Tu devrais regarder ce que j'ai trouvé.
Elle annonce en posant la boîte à mes pieds.
— Où ça ? demandé-je.
Elle déglutit et s'empresse de répondre.
— Dans le bureau du père de Jacob, tu devrais feuilleter son contenu.
J'ouvre l'archive, et la première chose qui attire mon attention est une photo d'époque. Dessus, l'hôpital de l'île se révèle. Devant ses imposantes portes, un couple capture mon attention. L'homme, d'une élégance singulière malgré sa blouse blanche et ses moustaches, enlace une femme à son bras. Celle-ci, d'une beauté saisissante, arbore une chevelure rousse et une silhouette particulièrement élancée, se fondant presque dans sa tenue. La photo révèle aussi différentes personnes, des patients et des infirmières, créant un tableau d'une époque révolue. Intrigué, je retourne le cliché pour dévoiler une date qui glace mon sang : 1930.
Je me jette sur les autres feuillets, ce sont des listes de noms, des enfants de notre âge, tous les trente ans, systématiquement. Je fais défiler leurs photos, à leur dos, encore des dates, des dates gribouillées en pattes de mouche. Je laisse tomber les feuilles.
— Ce n'est pas une légende, ils le savent, ils sont en train de nous tuer. Je dévale vers l'accueil pour trouver mes amis. Ils sont là, des cernes sous leurs yeux profondément inquiets.
— Ils sont en train de nous tuer. Je balance les papiers sur le sol, en les pointant du doigt.
— Vos parents sont en train de nous buter, ils croient en cette putain de légende. Cet endroit c'est une prison, c'est une secte. Les autres tombent en bonus, se mettent à regarder les papiers. Je reste là, à les regarder se décomposer.
Je ne suis pas folle.
Il faut qu'on trouve un moyen de sortir d'ici. Puis le bruit déchire le silence. Une sirène stridente retentit, et l'électricité disparaît. Nous sommes maintenant dans l'obscurité la plus totale. Seule la lumière de la lune qui filtre par la baie vitrée éclaire la pièce d'une lueur argentée.
Puis il y a un son, ce qui ressemble à des chants. Je m'approche de la fenêtre et ce que je vois me glace le sang.
La nuit est étrangement claire pour cette saison, c'est une nuit sans nuages. Particulièrement argentée. Je retiens ma respiration et le temps demeure en suspens. Derrière moi, le bureau semble calme, mes amis restent silencieux, regardant les rayons de la lune qui dansent dans l'obscurité.
Ils sont nombreux, une procession, nos parents. Je reconnais des visages familiers, mais pas les miens, je nourris toujours l'espoir qu'ils viendront me chercher, que la vraie police apparaîtra de nulle part pour me sauver, pour nous sauver. Mais il n'en est rien.
Je reste là, à regarder les adultes marcher comme des spectres, ils chantent, leurs mots me donnent des frissons, et je comprends ce que nous vivons.
3 nuits pour mourir 3 jours pour survivre.
Je me mets à pleurer, pris dans un cauchemar, cherchant désespérément une issue à cette situation.
— Ils vont tous nous tuer, comme dans l'histoire, murmurai-je entre mes dents. À quatre pattes pour éviter d'apparaître à travers la vitrine, je me tourne vers mes amis.
— Jacob, il faut qu'on trouve un endroit où on peut rester la nuit. Sinon, ils vont finir par nous tuer.
— Non, rétorque Sam, ce sont nos parents, je ne vais pas croire à votre putain de farce. Elle se lève, j'essaie de la retenir, mais elle pousse la porte pour rejoindre la procession. Jacob me tient, m'entoure de ses bras pour m'empêcher de suivre mon amie. Mais il est plus fort que moi, et mes petits bras ne m'avancent pas. Sam est en danger, et me voilà impuissante à nouveau.
Elle n'a pas vu le corps de Camille, elle ne connaît pas l'histoire. Pourtant, elle les a entendus chanter. Ils veulent nous tuer.
« Maman, que fais-tu ? » La voix de Sam résonne dans le noir, puis ce fut l'horreur. Je me rapproche de la fenêtre pour voir l'éclat d'un métal. C'est une machette. Sam rit toujours lorsque la foule la rattrape, leurs visages déformés par la rage. Puis le monde se teinte de rouge. Mes genoux tremblent, et je hurle alors que Jacob m'attire contre lui. Je ferme les yeux, mais les images continuent de me hanter, celle d'une enfant décapitée par ses propres parents.
Derrière moi, Rosa hurle alors que Victor la protège de ses bras, essayant de cacher ses cris de désespoir, en vain. Ils nous ont repérés. À travers la petite fenêtre, je découvre leurs masques horribles, laissant seulement entrevoir leurs regards débordants de rage. Ce n'est plus une supposition, mais un fait. Nier est impossible désormais. Nos parents nous traquent comme des bêtes. Et si on ne se ressaisit pas, nous allons tous finir comme Sam.
— Il faut qu'on sorte d'ici, et vite.
Je me racle la gorge et me tourne vers celui qui me tient la main.
— Jacob ?
Il pleure, quelques larmes coulent sur ses joues, mais il s'empresse de les essuyer. Nous échangeons un regard, nous savons ce qui nous attend.
— On va passer par l'arrière.
Sans attendre ma réponse, il m'entraîne vers les ténèbres et les autres nous emboîtent le pas. Avec dextérité, il ouvre la porte qui donne sur une cour extérieure. Dans l'obscurité, les pleurs silencieux se mêlent aux cris sauvages des créatures qui nous ont donné la vie. Je me détache de Jacob et traverse la cour pour rejoindre la ruelle, et la lumière qui brille dans les ténèbres.
— Non Lily, tente de me retenir Alec.
Trop tard. J'ai à peine le temps de réagir qu'un horrible visage masqué apparaît. Je ne reconnais pas les traits humains, je vois seulement un tissu rêche et des trous pour les yeux et la bouche. Malgré les ténèbres, je devine les traces écarlates sur la jute. Puis, je vois son regard, deux orbite vide de toute humanité. Soudain, l'adrénaline pulse dans mes veines, et je détale tel un lapin.
Je me mets à courir dans la direction opposée, les autres me suivent. À chaque pas que je frappe sur le sol, mon corps tremble, secoué par une onde de douleur.
Cours, Lily.
Je revois Gwen, je me revois moi dans ces bois, violée par un homme qui m'a tout pris. Je ne suis plus cette petite fille, nul homme n'aura raison de moi.
— Sur la gauche ! hurle Alec. J'obéis, mais le drame se produit. Rosa trébuche et roule sur le sol.
Alec fait marche arrière et sacrifie la seconde de trop. Notre assaillant lui fonce dessus, couteau à la main. Sans réfléchir, je fais volte-face pour le rejoindre tandis que Rosa s'enfuit.
— Non, Lily ! Jacob tente de me retenir en vain.
Mais je ne veux pas laisser Alec, plus personne ne souffrira par ma faute. L'homme l'attaque de son arme, il va le tuer si je ne fais rien.
Je saute sur l'assaillant, et nous basculons en arrière. J'entends le métal du couteau contre le sol, il a dû le perdre dans sa chute. Mais l'homme attrape mes cheveux et tire si fort que je sens mon cuir chevelu craquer sous la violence. C'est à cet instant qu'un horrible instinct m'envahit, celui que les hommes ont renié en acceptant de vivre en société.
Frappe, frappe, frappe. Tiens la tête, frappe, frappe.
Puis, j'entends un craquement, et je sens quelque chose sous mes mains. C'est son crâne, je l'ai fait éclater sous mes mains.
Je laisse tomber le corps et je me rapproche d'Alec, touché à la cuisse. Il me dévisage de ses gros yeux bleus, un mélange de panique et d'admiration plaqué sur son visage. Il ne s'écarte pas quand je m'accroupis à ses côtés pour observer ses blessures de plus près. Je découvre igné entaille superficielle, il a eu de la chance, il ne se videra pas de son sang. Je retire mon écharpe par mécanisme, et je l'entoure du plus fort que je peux. Alec grogne, mais me laisse faire, il sait que si je n'arrête pas le sang de couler il ne fera pas long feu.
— Lily, tu l'as tué. Je lève mes yeux pleins de larmes vers Jacob, je pleure en silence.
— Il faut que l'on trouve un endroit où rester pour la nuit, on doit réfléchir.
Au loin des cris résonnent, suivis d'un coup de feu.
— On va trouver, on va trouver Lily, je te promets.
Il ment.
L'endroit sent l'humidité et la terre. Sous mes pieds, les feuilles crissent. Tout le monde est paniqué, tout le monde pleure. Personne ne sait quoi penser.
Jacob soutient Alec, il arrive à marcher, mais le garçon demeure inquiet. J'observe mon amant à la dérobée, lui et ses gestes emplis d'assurance. J'ai envie de l'embrasser, de me glisser dans ses bras et de me réveiller de ce cauchemar.
Rosa, elle n'est plus qu'une boule de sanglots, elle se tient entre Victor et Violette, le plus étrange des trios réunis par cette horrible vie qu'est la nôtre.
Nia, elle, reste dans un coin et fixe la lune par la fenêtre. C'est elle qui a trouvé cet endroit, une maison abandonnée non loin du lac à une demi-heure de marche à pied du poste de police. Sur notre chemin, nous n'avons croisé personne, arpentant les rues silencieuses telles des spectres oubliés.
Je me rapproche de mon amie et prends sa main dans la mienne. Nos doigts s'entrelacent tandis qu'elle décroche son attention de la lune.
— Ton père avait raison. Il n'était pas fou, je chuchote.
Des larmes coulent sur ses joues et sa réponse se résume à une simple phrase.
— C'est cette ville qui est complètement dingue.
J'acquiesce avant de répondre.
— On va trouver un moyen de sortir d'ici, je te le promets.
— Je dois retrouver mon père, Lily, je ne peux pas l'abandonner dans la ferme toute seule.
À mon tour, je fixe la lumière de la lune et blanc nue qui tremble dans le vent. Je ferme les yeux pour me laisser pleurer silencieusement. Je vis un véritable cauchemar, je dois me réveiller, trouver un moyen de sortir de ce monde.
C'est Jacob qui me tire de ma rêverie. Je reconnais ses mains chaudes et rassurantes.
Jacob.
— Tu penses que c'est un mauvais rêve, murmure-t-il à mon oreille.
Il ne répond pas. Il se contente de rester là, à me tenir dans ses bras. Nous pleurons tous les deux.
Tu vas finir par te réveiller.
Ils étaient censés la protéger, empêcher les autres de la tuer. Mais il était plus de ce monde, les autres l'avaient tuée devant ses yeux. Ils avaient arraché sa tête de son corps, criblé son corps de coups de couteau. Puis ils avaient emporté son corps dans le cœur du village et allumé les fours.
Les pas continuent à se rapprocher, et les voix s'intensifient. Elle peut maintenant voir la lumière orange des torches entre la cime des arbres, entre leurs branches nues.
Cours.
Mais elle ne peut pas. Elle n'a pas mangé depuis trois jours, et le peu de sommeil, elle l'a trouvé entre les racines d'un arbre. Elle est déjà en train de mourir.
La rousse se laisse tomber, épuisée. Elle perd connaissance, elle entend des pas, des hurlements. Puis ce sont les mains, des centaines, qui la tirent dans tous les sens. Elle oscille entre un état de léthargie. Pourtant, une chose est sûre, elle meurt cette nuit.
L'homme a une nature sauvage, une nature qui le pousse à détruire tout ce qui l'entoure. Il est comme un parasite, voué à survivre sur la surface de cette terre en rampant.
Un cafard.
La peur, l'ignorance, la superstition, la violence et le sexe. Le mélange mortel de l'humanité, la vie vécue dans la peur de ce qui vient après. Tel est le personnage principal de cette histoire, la peur, la peur et l'avarice, et ce qu'elle fait à l'humain.
Maman, papa, où êtes-vous ? Qu'avez-vous fait de moi ?
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