Chapitre 12 - Histoires de fantômes







Je regarde l'île qui se profile devant nous, j'en ai le souffle coupé. L'endroit est magnifique, c'est un mystère pourquoi le conseil ne souhaite pas le transformer en site touristique. Entre les arbres, apparaissent les pointes d'une large bâtisse, vestiges d'un autre siècle.

Jacob m'aide à traverser la barrière de barbelés qui entoure l'île. Le vent est frais, il me caresse le visage comme une douce mélodie, une main venue d'un autre monde. Ici, loin de la ville, l'air est pur. Plus de tabac et de mauvaises odeurs d'égout, juste la nature. J'avance sur le petit chemin en terre battue, j'ai l'impression de marcher dans un autre monde. Je découvre des chaises roulantes d'un autre siècle, des bancs de pierre taillés par l'usure. Les chemins ne sont plus entretenus, pourtant la présence humaine se fait toujours sentir. Il y a quelque chose de sacré en ces lieux, comme un morceau d'histoire préservé dans une boîte de velours.

J'entrevois enfin la bâtisse. Quelque chose tout droit sorti du dix-neuvième siècle, une architecture classique d'un autre temps. Le bâtiment est un bloc imposant, gris, qui se morfond dans le ciel nuageux. De nombreuses ouvertures apparaissent dans le lierre qui envahit les murs, elles sont sombres, plongeant vers un monde trop ancien pour que je puisse l'entrevoir. La nature semble avoir repris ses droits, les arbres prennent leur envol, et les plantes s'enroulent autour des colonnes du porche.

Jacob se rapproche, un sourire plaqué sur ses lèvres.

—   Tu ramènes beaucoup de tes conquêtes ici ?

Il sourit davantage, et j'hésite sur la manière dont je devrais interpréter sa réaction.

—  Lily, il me semblait que tu avais établi que tu n'étais pas une de mes conquêtes.

  Je ne réponds pas et me contente  de sourire à mon tour.

—   Mais sinon, non, les filles qui ornent mon tableau de chasse n'ont pas pour habitude d'occuper ce genre de lieux.

Je roule des yeux, et il continue dans sa lancée.

—  Plus ciné, resto, dîner aux chandelles. Si tu veux, je peux te préparer un truc du genre.

Je le fixe perplexe tandis que nous, nous rpporchons de la berge.

—  Jacob, tu m'adresses à peine la parole en cours, devant les autres, tu me parles que quand on est deux.

Son visage s'éclaire.

—  C'est pour ça, c'est pour ça que tu m'en veux ! Mais je pensais que tu ne voulais pas de problèmes avec Olive.

—   Non, mais je n'aime pas qu'on se moque de moi, alors si tu as envie d'un truc exotique à côté, tu peux oublier. Puis il me semble que nous avons déjà eu cette conversation toi et moi .

Il se rapproche, ses yeux noirs scintillant de curiosité.

—  Lily, tu es loin d'être une simple curiosité, tu es particulière, mais exotique, je ne dirais pas ça.

—   Jacob, si c'est ta façon de draguer, je doute vraiment de tes capacités de Don Juan.

Je m'approche du bâtiment délabré, en partie pour échapper à sa présence. J'ai toujours l'impression d'être absorbée par cette parenthèse presque surnaturelle.

—   Lily, si tu veux que je te parle devant les autres, il n'y a pas de problèmes là-dessus, continu-t-il.

Le vent caresse mes cheveux, que je détache pour les laisser voler au gré du vent.

—   Jacob, tu peux t'en abstenir. J'ai assez de problèmes comme ça, je n'ai pas besoin d'une série romantique pour ado pré-pubère en plus de ça.

Cette fois, je pense qu'il abandonne. Il tourne la clé, probablement obtenue par le biais de son père, avant de s'enfoncer dans le batiment.

—   Que penses-tu de notre sujet ?  me demande-t-il.

Je pénètre dans le hall d'entrée, les feuilles mortes amassées au sol crissent sous mes pieds. Je laisse mes yeux parcourir les moulures recouvertes de mousse. Avec curiosité, j'écarte les toiles d'araignées qui cachent les meubles. Des vestiges d'une époque médicale révolue. L'époque où j'aurais été considérée comme hystérique et condamnée à rester enfermée dans un endroit probablement comme celui-ci, sans aucune possibilité de sortir.

C'est sûrement pour cette raison que je suis complètement transportée par ce lieu. J'ai l'impression de voyager dans le temps, d'avoir laissé la puanteur de Clémentine Lake et souvenirs de ma sœur derrière moi, que mon subconscient est protégé par une étendue d'eau.

Je suis dans un autre monde.

—   Quel est cet endroit ?

Ma voix se perd dans l'immensité de la cage d'escaliers qui s'élève devant mes yeux.  Jacob se rapproche, impressionné par mon changement d'humeur. Son visage se transforme lui aussi, il va raconter une histoire, je le sais.

—  Une longue et très compliquée histoire, Lily, cet endroit est vraiment le cœur de Clémentine Lake, ce qui a permis à notre ville de survivre si longtemps.

Je me tourne vers lui, faisant de mon mieux pour me détacher de l'architecture gothique .

—  C'était un hôpital non ? Le genre d'endroit où on enfermait les gens comme moi à une époque ?

En guise de réponse il se rapproche de la porte et me fait signe

—   Et si on sortait trouver un lieu pour s'asseoir et puis je te raconterais, je pense que ça va te plaire.  Il tourne les talons pour disparaître par la porte, je reste silencieuse quelques instants, je ne veux pas quitter cet endroit. Malgré les insectes, la poussière et la lourdeur, je me sens chez moi.

Je me résous à le suivre, et prends place à côté de lui sur un banc. Je me demande si cela lui arrive souvent de venir ici. J'aurais donné n'importe quoi pour trouver un repaire comme celui-ci, loin de tout le monde et des regards inquisiteurs.

Au fond, je vois chez Jacob une fragilité qu'il tente de cacher aux yeux de tous. Il adore lire, écrire, s'entourer de pages noircies par l'encre d'une plume inspirée. Il me ressemble plus que je veux l'admettre. Nous sommes tous deux des créatures perdues derrière leur masque social, déchirées entre deux identités en perpétuel conflit. L'enfant sauvage et isolé, insomniaque qui compose entre les bribes de ses cauchemars la nuit tombée. L'adolescent perdu, qui cherche l'accord des autres, la notoriété guidée par de nouvelles pulsions incontrôlables, le sexe, le désir, la colère et la jalousie.

Sur cette île, loin du reste du monde, je comprends pourquoi j'ai été attirée par Jacob la première nuit. J'ai l'impression qu'il me comprend. Je n'ai pas besoin de parler, il suffit de le regarder. De regarder l'ombre de ses yeux. J'ai l'impression de voir mon reflet, cet adolescent perdu dans son image sociale.

Je prends place à ses côtés, pour voir les maigres rayons de soleil filtrer par l'épaisse couche nuageuse.

—   Je me sens bien ici. Je murmure entre les souffles du vent.

—  Cet endroit était avant tout une résidence. Un docteur de la ville est venu ici en 1916, durant la guerre. Vois-tu, ce n'était pas un docteur de la chair, un boucher.

—   C'était un docteur de l'esprit.

Il hoche la tête en silence, avant de lancer un long regard vers la bâtisse.

—  Il avait une femme, une femme magnifique, elle avait une vraie chevelure de feu apparemment. Seulement, elle n'était pas normale.

Je ramène mes jambes contre ma poitrine pour continuer d'écouter son histoire.

— C'était une de ses patientes, les gens disaient qu'elle passait des journées entières à regarder son reflet dans la glace, persuadée qu'il y avait d'autres personnes qui vivaient dans son enveloppe corporelle. Parfois, elle était une magnifique femme d'une vingtaine d'années. D'autres fois, elle se transformait, elle était une autre personne, incontrôlable. À cette époque, tu sais très bien que la médecine n'avait pas fait d'avancées en matière de maladie mentale.

Je ne réponds pas, je reste suspendue à ses lèvres en attente de la suite.

—   Alors le médecin restait loin de la ville, mais décida de trouver un remède pour sa femme, sa magnifique femme qui lui avait en plus donné une magnifique petite fille. Seulement, les choses tournèrent pour le pire quand elle devint une mère. Elle essaya de tuer à plusieurs reprises la petite Clémentine. Jacob s'arrête un instant, une pause dans son récit. —   Alors pour trouver une solution, le médecin se dit qu'il avait besoin de plus de sujets, besoin de trouver des patients souffrant des maux de l'esprit. Il ouvrit donc un hôpital, ce qui amena beaucoup d'emplois à la ville. Dans un premier temps, ce fut une bonne chose, un ressort de l'économie de la ville. Seulement, le ressort fut de courte durée. Je connais cette histoire, je ne sais pas d'où, mais je sais qu'elle connaîtra une fin tragique, une fin horrible pour Clémentine et sa famille. C'est une histoire dont je ne me souviens pas des mots.

—   Ce fut la grippe et le froid qui firent mal tourner les choses. Les enfants commencèrent à mourir, et les champs à produire de moins en moins. Puis, un hiver fut pire que les autres. Un frisson me parcourt l'échine, comme si quelqu'un d'autre écoutait les paroles de Jacob, dansait au rythme de ses mots.

—   La ville se retrouva coupée du reste du monde. La neige rendait les chemins impraticables, et la ville se retrouva sans champs, sans provisions, livrée à elle-même durant une famine, un hiver rude.

Un frisson me parcourt l'échine.

—  Alors ils ont commencé à avoir peur, à vouloir trouver des coupables pour leur malheur.

Jacob hoche la tête, visiblement surpris que l'histoire me touche tant. Il devait s'attendre à ce qu'elle me plaise, mais pas à ce point.

—   L'hôpital, lui, avait des ressources. Le docteur ayant connu la guerre, elle lui avait appris à prévoir. Alors les villageois se mirent à mourir, ceux qui travaillaient à l'hôpital de Clémentine Lake, voyaient les malades se nourrir, dormir au chaud.

Jacob, serre ma main.

—Ils commencent à jalouser, à se dire que les malades ne méritent pas ce luxe, alors qu'eux, personnes saines qui travaillent, ne se voient pas mourir. Puis il y a la femme qui hurle à la mort. Elle apparaît dans la ville comme un spectre, hantant les rues désertes, riant au malheur des autres. Parfois elle est plus normale que d'habitude. Elle chante pieds nus, enveloppée dans ses fourrures luxueuses. Elle murmure à l'oreille de ceux qui veulent entendre que pour survivre, ils doivent sacrifier ce qui leur est cher. Trouver un moyen de manger et de se réchauffer à tout prix. Personne ne sait dire si ce moment est de la lucidité ou une folie plus dangereuse que les autres. Une folie invisible et contagieuse.

— Comme un feu de forêt, murmurais-je entre deux souffles.

Jacob lance un regard vers les arbres, comme s'il s'attendait à voir l'ombre fantomatique d'une femme pieds nus, enroulée de fourrures.

— Alors la haine fait son travail, et les villageois deviennent de plus en plus nombreux à écouter la folie de la femme du médecin. Vois-tu, la femme haïssait son mari, il l'empêchait de vivre, de mourir, de vraiment connaître sa fille, la forçait à rester enfermée pendant des jours et des jours, sans voir la lumière du soleil. Il lui dit que c'était pour son bien, mais malade, elle ne peut pas le voir. Elle voit juste sa vie privée de liberté. Samantha est son nom, elle est magnifique, l'histoire dit même qu'elle a ensorcelé des hommes en les attirant dans son piège, le piège charnel du désir. Ce fut la paranoïa, la faim, et la jalousie. Un jour, elle laisse sortir tous les malades, c'est l'enfer. Le médecin se retrouve déchiqueté par ses propres patients. Clémentine, elle doit fuir sa mère, et est prise en chasse comme tous les autres enfants en âge du village. Car Samantha a empoisonné leurs esprits, leur a dit qu'ils doivent manger que des enfants, ils en feront d'autres, que ceux qui ne survivent pas trois jours dans les bois ne sont pas faits pour ce monde.

Mon cœur se serre, je me revis manger cette viande, tendre, blanche, et filandreuse. Maëva. Je sais d'où vient l'histoire, ce qu'a empoisonné l'esprit des villageois, la folie de Samantha.

— Alors, ils les chassent, d'abord ils massacrent les patients, le bain de sang dure plusieurs nuits, ils mangent les restes humains pour survivre au froid. Mais ils refusent de manger les plus fous. Samantha leur a dit que le Mal présent dans leurs esprits les empoisonne aussi. Quelques-uns trouvent refuge dans les bois. Mais le pire reste à venir. La bile monte dans ma gorge, je sens l'air ambiant peser sur mes épaules.

Cette histoire n'est pas réelle, personne ne pourrait être poussé à manger sa propre espèce. Personne ne pourrait commettre de telles horreurs.

— Puis ils se tournent vers les enfants. Samantha leur a dit que le sacrifice est grand, alors elle utilise sa propre fille, l'envoie dans les bois pour mourir avec les autres. La chasse dure trois jours et trois nuits. Les parents traquent les enfants. Certains peuvent survivre, d'autres trouvent la mort. La plupart d'entre eux d'ailleurs.

Des larmes coulent sur mon visage, je me mets à gratter mes bras, de plus en plus fort, jusqu'à sentir un liquide chaud sous mes ongles.

— Ils mangent leurs enfants, les premiers à se nourrir sont ceux qui ont survécu, ils deviennent des membres respectés de la communauté. Puis les dépouilles des enfants sont jetées dans le lac. À ce jour, on dit que leurs âmes tourmentées viennent hanter les habitants de Clémentine Lake, leur rappelant leur sacrifice. Jacob fait une courte pause avant de reprendre.

— Ce fut au cours de l'hiver de 1933, le village reste isolé jusqu'à la fonte des glaces. C'est un secret que Clémentine Lake garde caché du reste du monde, le secret de sa survie.

C'est à ce moment que je vomis, que je me vide de mes entrailles sur le sol. Jacob doit être étonné, car il a un mouvement de recul. Je jure avant de m'essuyer la bouche du revers de la main.

— Calme-toi, c'est juste une histoire pour enfants, l'histoire de fantômes qui fait peur aux gamins. Sûrement inventée par nos grands-parents pour les empêcher de venir sur l'île. C'est dangereux ici.

Il pointe le bâtiment du doigt.

— Cet endroit est complètement délabré, les murs tombent, trop d'enfants sont morts en essayant de traverser le lac à la nage.

— Mais cet endroit est réel, il y a vraiment eu un hôpital ici.

Il sourit de nouveau.

— Cet endroit était un centre de convalescence pour la tuberculose, ici entre les bois et la montagne, l'air était meilleur, alors les malades venaient se purifier les poumons.

Je me tourne vers le bâtiment, le cœur serré. J'ai l'impression de voir des visages dans les ouvertures, des formes fantomatiques qui me toisent comme une intruse, une chose qui viole leur mémoire. Jacob a beau me dire ce qu'il veut, mais une histoire comme celle qu'il vient de me raconter ne sort pas de nulle part. Elle doit avoir des racines réelles, exagérées par les conteurs, mais bel et bien réelles.

— On nous a fait manger Maëva..., murmurai-je entre mes lèvres. Jacob fronce les sourcils et me prend la main.

Elle se retire pleine de sang, et le liquide pourpre me ramène à la réalité.

— Tu saignes, mon dieu, si je savais que tu aurais réagi comme ça, je ne t'aurais jamais raconté cette histoire !

Je secoue nerveusement la tête.

— Je la connaissais, tu as juste rappelé quelque chose que je pensais avoir oublié.

Je me tourne vers lui, oubliant la peur qui paralysait mes muscles.

— Si je comprends bien, tu veux faire notre exposé sur cette légende, comparer la vérité à la légende ?

Jacob ignore ma question, il semble trop préoccupé par le sang qui coule le long de mon bras. Mais moi je retourne dans mon enfance, à cette époque ou ma mère me racontait des histoires avant de m'endormir.

Clementine s'est sacrifié pour le bien de ses parents, un jour tu fera de même.

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