Chapitre 1 - Le crapaud et les grenouilles
Un endroit simple, coincé entre des collines et un immense lac d'argent, c'est ici que mes parents ont posé leurs valises durant les vacances d'été.
C'est ainsi qu'une commune prospère, glisse peu à peu dans l'oubli. Pourtant, les habitants semblent persuadés du contraire, comme coincés dans une faille spatio-temporelle.
Les plus âgés ressassent leurs souvenirs, l'époque où Clémentine Lake fut bien plus qu'un endroit livré à lui-même. Les plus jeunes fuient, et ceux qui n'ont pas le choix de rester se morfondent. Ils vivent dans leur propre monde, dans un rêve psychotique, une nébuleuse chimique, d'alcool et de drogue. D'autres se laissent aller entre les différents bâtiments abandonnés et s'adonnent aux vices de la nature humaine.
Je prends une bouffée d'air, pollué par tous les fumeurs amassés autour de moi. La pluie me plonge dans un nuage humide des plus désagréables. À vrai dire, ne me vient à l'esprit aucune journée où cette dernière ne s'est pas abattue sur Clémentine Lake.
Je reste à l'écart de mon groupe les détaillant les uns après les autres. Lors de l'été, je m'étais fixé la tâche de les éviter. Désormais, je me retrouve confrontée à la réalité, je dois retourner en cours. J'ignore combien nous sommes par classe. Mais l'établissement ne compte pas plus de trois cents élèves. Des pauvres âmes condamnées à se laisser mourir dans cet endroit maudit. Les battements de mon cœur s'emballent à mesure que je m'approche. Chaque pas vers l'école est un pas de plus dans l'inconnu, un monde où je suis étrangère et vulnérable.
Putain, cette ville pue.
Un petit regroupement se forme près de la porte. Je me tiens face à eux, indécise et curieuse malgré moi. Maman m'avait toujours conseillé de ne pas me fier aux apparences. Papa, lui, me répétait que les premières impressions étaient souvent les bonnes. Je ne peux m'empêcher de classer les personnes que je rencontre dans des cases. Cependant, mes nouveaux camarades me donnent du fil à retordre. Certains tentent désespérément de ressembler à des clichés.
D'autres n'en ont simplement rien à faire.
Il est facile de placer les pimbêches, les garçons obsédés sport et leur si précieuse image physique. Ou encore les filles qui tentent de se faire passer pour des personnes qu'elles ne sont pas ; les plus populaires dans ce cas. Moi je suis la nouvelle élève, la chose étrange qui arrive dans leur monde. Je suis Lily, la fille qui a du mal à se lever le matin.
Nouvelle élève, dans une ville pourrie, rien de plus cliché pour commencer une histoire.
Mais c'est bien ici que commence mon récit, huit heures du matin, sous la pluie. Si Dieu existe, il passe son temps à pisser sur Clémentine Lake.
La météo laisse à désirer. Mais les lieux décrépis forment le parfait décor. En effet, le lycée de Grimheaven est de loin une des constructions les plus laides sur lesquelles j'ai posé les yeux. Bien sûr, les tons grisâtres ne font pas exception au reste de la ville. Les murs crépis se décrochent de leur peau exposant le béton coulé il y a une cinquantaine d'années de cela.
Oublié par le reste du monde, comme le reste de cette ville maudite.
Je marche dans une flaque, en rejoignant le rang pour répondre à l'appel du professeur.
Merde, même l'enseignant se conforme au reste de l'esthétique de la ville.
À vrai dire, il évoque plus un crapaud qu'un homme dans la soixantaine. Sa ligne de cheveux recule dangereusement jusqu'à disparaître à l'arrière de son crâne.
— Bonjour les enfants, prêts pour cette sortie.
Je roule des yeux : plusieurs points me déplaisent. Premièrement, son accent désagréable, que tous les anciens du coin possèdent. Deuxième point, « les enfants », j'ai dix-sept ans, et il n'est pas mon père.
Camarades, tant qu'on y est.
Il commence à faire l'appel, et j'en profite pour différencier les groupes qui émergent de la classe.
— Olive Hours ! jappe le prof.
Elle lève à peine les yeux pour signifier sa présence, madame n'a pas besoin d'ouvrir la bouche, pour montrer aux autres qu'elle se croit supérieure. Apparemment, elle constitue un membre influent du quota de pouffiasse de la classe comme en témoignent les dindes qui gloussent à ses côtés. Si ma mémoire ne me trompe pas, elles portent le nom de Christelle, Melinda qui fait officiellement office de bouche-trou ou peut-être de faire-valoir et enfin, une jolie fille d'origine asiatique du nom de Kali. Cet endroit a le don de dénicher les pires clichés de son chapeau.
— Victor, Jacob, éteignez vos clopes ! Vous êtes en cours, tonne notre professeur.
Le dénommé Victor fait mollement tomber sa cigarette, sans prendre le temps de l'écraser de son talon. Victor, beaucoup plus riche que le reste des élèves, et plus arrogant. Il porte à la perfection son polo Ralph Laurent, son visage affichant un sourire satisfait, craquant et hypocrite. Son ami, lui, ne se décroche pas du mur contre lequel il est adossé et prend une taffe de sa cigarette, sans jamais la faire tomber. J'ai déjà aperçu Jacob, lui et sa vieille Chevrolet Camaro défiler dans notre quartier, il habite à quelques maisons de chez moi. Et quand j'évoque une vieille voiture, ce n'est pas un terme péjoratif. Il doit sentir mon regard car il esquisse un sourire en ma direction.
Je connais ce genre de mec, si je lui montre qu'il ne m'impressionne pas, il me laissera tranquille. Il est habitué à ce que tout le monde lui mange dans la main, mais je ne suis pas ce genre de fille, je ne l'ai jamais été.
Surtout après ce qui arrivé.
Lui aussi peut rejoindre le club Ralph Laurent. Ses cheveux lui retombent sur le front, et quelques boucles brunes caressent sa mâchoire savamment taillée. Sa peau est maladivement blanche, comme s'il venait de passer une éternité sous terre. Il est beau, enivrant et quelque chose dans sa présence me donne envie de me perdre dans ses yeux sombres. Jacob est grand aux épaules larges. Mais il y a quelque chose chez lui, une fragilité qu'il tente sûrement de masquer par son arrogance et sa manifeste confiance en lui. Jacob est beau, incroyablement beau, et à mes yeux c'est cette étrange fragilité qui le rend si attrayant.
Lily, tu te fais avoir comme une de ces filles que tu détestes dans les romans à l'eau de rose de ta mère.
— Violette Salvaloir ! tonne le père Goran tandis que je me force à sortir de ma rêverie.
Elle, je la connais un peu, enfin le groupe dans lequel elle traîne. En effet, ce sont les seules personnes que je peux à peu près apprécier ici.
— Lily ! Une voix aiguë me tire de mes pensées, et ce n'est sûrement pas celle du père Goran, autrement dit notre professeur d'histoire. Mais bien la raison pour laquelle je ne traîne pas trop avec Violette et compagnie : Camille.
Je ne peux m'empêcher de réprimer un grognement lorsqu'elle me rejoint, elle et son petit parapluie violet la protégeant de la pluie, elle et ses cheveux parfaitement lissés, et sa tête de première de la classe. Bien sûr, Eustache, son toutou, qui lui sert également de moitié romantique à l'occasion, la suit à la trace.
— Bienvenue à Grimheaven, pourquoi ne restes-tu pas avec nous, si tu as besoin de quoi que ce soit, il suffit de demander ?
Sa voix est mielleuse, insupportable. Camille possède le genre de diction qui vous donne envie d'écraser des chatons.
Mais après tout, j'ai peu de patience, cela, je peux le concéder. Malgré ma réticence, j'avance vers le groupe, les paroles de ma mère résonnant dans ma tête : essaie de t'intégrer, ne sois pas si distante, tu donnes parfois l'impression d'aimer souffrir.
Je ne mérite pas de vivre, pas alors qu'elle partit.
Les autres sourient et tentent en m'accueillir parmi eux, et je remarque tout de suite une chose. Tous ne sont pas compatissants envers l'angélique Camille. Violette, la fille aux cheveux d'un vert éclatant, fait la grimace. Peut-être que je n'aurais pas à supporter Miss parfaite encore longtemps ? Pas si la moitié de son groupe semble désapprouver de sa présence ?
***
Après une petite demi-heure de marche de l'école à la ville, nous traversons le trottoir dans l'avenue principale de cette « mégalopole ». Le peu d'habitants qui occupent cette ville arbore un teint verdâtre, et d'énormes cernes s'étendent sous leurs yeux.
Camille avance en tête de file dans son petit uniforme comme un bon soldat ; jupe plissée et polo rose, rien de plus vomitif à mes yeux. Le reste des élèves traîne des pieds, tirant sur leurs cigarettes.
Magnifique, me voilà condamnée à attendre entre la pluie, l'odeur du tabac et une adoratrice compulsive. Pour couronner le tout, je me retrouve dans un des coins les plus arriérés du monde, coupé du reste de la planète. Bien sûr, c'est sans oublier le professeur amphibien qui s'est mis à déblatérer des imbécillités sur sa vie intime qu'il pense captivante. Il parle de ses années passées et son service militaire, puis de ses nombreuses conquêtes féminines. À en croire ses dires, il y a beaucoup de grenouilles dans l'étang prêtes à porter de l'intérêt au vieux crapaud. Peut-être que le style nain de jardin avec l'option cheveux graisseux était devenu une mode ? Peut-être que je devais sortir plus souvent de ma chambre ?
Alors que je traîne des pieds, la fille aux cheveux verts, que je crois bien m'appeler Violette, m'accoste. Elle est toujours accompagnée d'Alec, que j'ai vu en compagnie de Victor et Jacob ; les deux forment une étrange paire.
— Alors, on se plaît dans la mégalopole mondiale des tarées ? Commence-t-il.
Le garçon a un ton jovial, beaucoup plus que celui de Violette, qui semble constamment en vouloir à la terre entière.
— Ouais, on fait avec, on va dire que je m'attendais à un endroit comme celui-ci, je réponds d'un ton monotone.
— Si tu as besoin de visiter les lieux intéressants et de ne pas te coller à la sangsue photocopieuse, bah t'as qu'à venir me voir ! Alex esquisse un sourire qui se veut rassurant.
— Ne le suis pas, avec lui, t'es sûre de finir dans la Fosse. La fille aux cheveux verts réagit immédiatement, même s'ils traînent ensemble, elle n'a pas l'air de porter une grande confiance en lui.
— La Fosse ? Cet endroit me semble tout sauf rassurant et accueillant.
Note à moi-même : ne jamais suivre le dénommé Alec seul.
Alec tire, pour une énième fois, sur sa clope, et me lance un sourire, manière de dire « tu découvriras si t'as les couilles de me suivre ». Je ne réponds pas et me contente de fourrer mes mains gelées dans mes poches.
Nous traversons le centre de la ville, et pourtant, j'ai l'impression que tout autour de moi est mort depuis des années. Les vitrines des magasins sont soit complètement vides et abandonnées, soit pauvrement décorées, et peu accueillantes. Plus loin, clignotent dans les brumes, les néons de bars-restaurants déserts. Cet endroit est mort depuis des années, et toute forme de vie vient troubler la tranquillité des lieux.
Mais le Clémentine Lake à ses secrets. Je le devine au visage des spectres qui hâtent les rues et les néons qui clignotent dans la bruine.
Enfin, nous arrivons devant l'usine transformée en musée. Oui, la seule attraction « culturelle » de cette ville est cette ancienne usine convertie en temple de l'ouvrier.
Passionnant.
Apparemment, notre classe a préparé durant une semaine cette sortie avant l'été. Malgré le fait que le prof soit hautement enthousiaste, les élèves ont l'air complètement désenchantés, à l'exception de Camille et son petit copain Eustache qu'elle tient par le bras. Eustache me fait pitié, il est comme un chien qui mendie à table et que ses maîtres ont décidé d'ignorer. Son visage est neutre, dénué de toute particularité physique, même son couple avec Camille semble ennuyeux à mourir. Ils passent leur temps à se tenir la main, s'embrasser et à se murmurer des mots mignons à l'oreille, avant d'exploser de rire, bien sûr, un de ces rires forcés, insupportables. Ils ne s'aiment pas, ils cultivent cette illusion de perfection, cette illusion du couple parfait et cette réalisation me donnent la gerbe.
Je cesse mes « observations critiques », car notre enseignant d'histoire nous arrête à l'entrée du musée et nous distribue des badges d'accès ainsi qu'une feuille de questions à remplir.
Merde, cette journée s'annonce bien fatigante.
— Lily Basher avec Jacob Rossi. L'évocation de mon nom complet me fait sursauter. Apparemment, je suis restée un certain temps dans mes pensées, car des groupes de deux se forment et s'amassent en face de l'entrée de la vieille mine délabrée. Jacob, qui tire toujours sur sa clope, se rapproche de moi, un sourire flottant sur ses lèvres.
— Enchanté, susurre-t-il.
Sa voix est douce, apaisante, mais trompeuse. Il me tend une feuille où sont inscrites diverses questions. Je me force à ne pas le dévisager, en vain. Son visage est si captivant, un appel à explorer ce qui se cache derrière ses yeux sombres. Je me pousse à avoir l'air désintéressée, il est sûrement un de ces gars qui a une multitude de filles à ses pieds, et je suis loin de vouloir me confondre à elles. Je pourrais, lui prendre la main et lui guider vers les toilettes. Je pourrais le laisser me retourner et me prendre contre une porte, mais rien de plus.
Je n'en veux pas, plus jamais.
— À nous de bosser, commence-t-il.
Je ne partage pas son enthousiasme et je compte lui faire savoir. Je plonge mon regard dans ses yeux sombres et prends la feuille entre mes mains.
Trop de questions, trop de moments gaspillés, et je m'en fous.
Je résiste à l'idée de froisser le papier et l'envoyer rouler entre les machines du siècle dernier.
Sois sociable.
Le temps passe s'écoule comme dans un rêve, peut-être parce que je suis trop obnubilée par la pluie qui coule sur les vitres sales du musée ? Peut-être que je suis trop occupée à regarder les boucles de Jacob caresser sa peau maladivement blanche ?
Je ne suis pas sûre de comprendre ce qui m'arrive ce jour, pas certaine de reconnaître ce qui coule dans mes veines et les ombres qui dansent sur la toile de mon esprit.
Qu'importe.
En un rien de temps, la journée passe et je suis de retour à la maison, couverte de pluie, perdue dans le fond de mes pensées.
Je n'ai jamais été heureuse, même enfant, je n'ai jamais bénéficié de cette innocence dont semblent avoir joui mes camarades. Tout est tellement négatif que je me demande parfois si je ne le fais pas exprès : comme si le but de ma destinée était de finir malheureuse, brisée.
Si tel est le cas, j'avance dans la bonne direction.
Mon arrivée à Clémentine Lake doit être un nouveau début, pourtant je vois déjà les nuages noirs se profiler à l'horizon.
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