Chapitre 5
Anastasia
En franchissant le panneau « La Rochelle », j'esquisse un sourire. Home sweet home.
Chaque fois que je reviens, les mêmes émotions m'assaillent : nostalgie, angoisse, excitation, agacement... Mes visites se font de plus en plus rares et je les réserve exclusivement à Corinne et Jean-Marc. Je serais bien incapable de dater ma dernière apparition chez mes parents. Il y a un an ? Deux ? Pour ce que ça change... Vu nos rapports, autant éviter.
Fenêtre ouverte, les cheveux au vent, j'essaie de ne pas songer à cette partie de ma vie et me focalise sur les aspects positifs de cette escapade : le soleil, la plage, les glaces de chez Ernest et, par-dessus tout, la perspective de passer quelques jours loin de mon quotidien. Je n'aurai pas à penser à mon manuscrit ou à ma démone de collègue. Prions pour que, cette année encore, Corinne parvienne à digérer l'absence de son cadet. C'est pour elle un crève-cœur de devoir composer avec la distance qu'il instaure volontairement entre eux.
Moi... J'essaie de réfréner les papillons qui s'agitent au simple souvenir de Fabien. C'est stupide, j'en ai conscience. Notre amitié n'est plus qu'un lointain souvenir et je suis persuadée qu'il a oublié jusqu'à mon prénom. Je ne peux pas le lui reprocher. J'étais une gamine instable et accaparante. Nous n'avions pas grand-chose en commun... Du moins, c'est ce dont j'essaie de me persuader, en vain.
— Tu sais ce que j'aime chez toi ?
Mon cœur se met à bondir dans ma poitrine lorsqu'il prononce ces mots. Respire, Anna ! Ce n'est qu'une tournure de phrase.
— Ta gourmandise. T'es mon alibi pour manger plein de glaces sans qu'on me le reproche, se marre-t-il.
Je me mords la lèvre, fascinée par les fossettes qui se creusent sur ses joues lorsqu'il sourit. Dieu, est-ce permis d'être aussi beau ?
— Je sais, soupiré-je avec emphase. J'ai un sens du sacrifice ultra développé, que veux-tu...
— Ça va, les chevilles ?
Il me bouscule d'un coup de hanche avant de mordre dans sa boule saveur rhum raisins et je réplique d'un coup de coude, manquant de faire tomber mon propre cornet. Par réflexe, il attrape ma main, empêchant ma glace de tomber... et mon cœur de se calmer. Et quand il noue ses doigts aux miens pour m'entrainer vers la plage, c'est mon cerveau qui se met en veille prolongée.
Moi, c'est toi que j'aime. De ton sourire à ta nonchalance, de tes blagues nulles à ton attitude surprotectrice... Je ne pourrais pas vivre sans toi à mes côtés.
Pourtant, il a bien fallu me rendre à l'évidence. La vie s'est chargée de me rappeler la futilité de mes espérances. Non, les sentiments ne suffisent pas. Ni les rêves ou les vœux faits sous les étoiles.
Sans même y songer, je traverse la moitié de l'agglomération, contourne le centre historique avec une aisance trahissant l'habitude. Ces rues, je les connais par cœur. Je les ai sillonnées durant les vingt premières années de ma vie : en vélo d'abord, puis au volant de ma vieille Cox. Aussi n'ai-je pas besoin des indications du GPS flambant neuf de mon nouveau bolide. Si seulement je savais le couper !
— Dans cent mètres, tournez à gauche. Votre destination est à moins de deux cents mètres sur la droite, annonce la voix désincarnée.
— Ouais, ouais, je sais, marmonné-je en retour.
Depuis que Jean-Marc a pris sa retraite, Corinne et lui vivent dans ce quartier cossu. Maisons à étage, jardins immenses et voisinage paisible : ils ne pouvaient rêver mieux. J'avoue que, même moi, je me surprends à envier le coin. On est loin de mon appartement du quartier des Arts de Tours ! Ici, malgré la proximité du centre-ville, il règne un calme et une douceur de vivre qui m'enchantent.
Enfin, la maison blanche tant espérée apparaît dans mon champ de vision. Un toit en tuiles noires, des volets bordeaux et une façade rénovée depuis peu, le domicile de mes parents de cœur n'a pas changé d'un iota depuis ma dernière visite. Néanmoins, un détail attire mon attention – ou plutôt deux. Une Tesla claire que j'identifie comme celle de Romain et un énorme Range Rover sombre que je n'ai jamais vu. Je glousse en imaginant Corinne au volant de ce monstre. Elle qui déteste les créneaux, avec un engin pareil, elle doit pester à chaque stationnement !
Je me range derrière le 4x4, décroche mon portable de son support et coupe le contact avec un soupir de satisfaction. Midi et quart ! Je suis dans les temps ! Fière de ce constat, j'exécute une petite danse de la joie sur mon siège, tout en rassemblant mes quelques effets que je fourre dans mon sac à main. Puis je m'extirpe de ma voiture avec une grâce toute relative et trottine jusqu'à la porte.
Là, j'hésite une seconde. En règle générale, j'entre, comme si j'étais chez moi. Mais ça, c'était quand je venais tous les quatre matins. J'entends d'ici les récriminations de Jean-Marc, toutefois je lève le poing et m'apprête à frapper quand le battant s'ouvre avec force.
Mon cœur a un loupé.
Mon estomac fait une vrille improbable.
Et mon sac à mains échoue sur le sol dans un fracas quasi assourdissant.
Parce que, face à moi, ce n'est ni Corinne ni Jean-Marc et encore moins Romain. Non, c'est une silhouette issue de mes rêves les plus inavouables. Une bonne tête de plus que moi, des cheveux sombres plus courts que dans mon souvenir et une manière de carrer les épaules qui crie « je m'en fous » à la face du monde : ces détails-là, je pourrais les avoir imaginés. Pas les deux billes noires qui se plantent sur moi et me scrutent avec une intensité déconcertante. Il fût un temps où j'imaginais que, d'un regard, il pouvait lire en moi comme dans un livre ouvert. Et pouvait deviner tout ce que j'éprouvais pour lui.
Or, la colère qui les anime, elle, est inédite.
— Bordel... Anastasia ? Mais qu'est-ce que tu fous là ?
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