Chapitre 3
Anastasia
Tours – 13 juillet 2023
« J'aurais dû lui dire que »
« Sans doute aurait-il préféré entendre que »
Merde. D'un geste rageur, je m'acharne sur la touche de mon clavier. Certes, il n'est pas responsable de mon échec, mais c'est tout de même lui qui essuie les foudres de ma colère. Injuste, j'en conviens, mais tellement libérateur !
Une fois ma ligne effacée, je m'avachis sur ma chaise avec un soupir sonore. Je fixe mon écran et cette page à la blancheur angoissante. Deux semaines. Voilà bientôt seize jours que je bataille contre mon fichier. Des heures et des heures passées à écrire quelques lignes, à les virer aussi vite et surtout à me morfondre face à mon incompétence. Ou était-ce « médiocrité » ? J'avoue ne plus me souvenir des mots exacts. N'empêche que, depuis le retour violent que j'ai reçu, je n'ai pas réussi à reprendre le dessus. Mon cerveau est comme paralysé, incapable de produire quoi que ce soit. En temps normal, j'aurais laissé tomber et me serais tournée vers autre chose ou bien j'aurais attendu que l'orage passe. Or, cette fois, j'ai un délai à respecter. Cette fichue deadline me colle une pression monstre. Plus j'y pense et plus je m'enlise. Mince, on dirait un mauvais slogan publicitaire ! Venez rencontrer Meghan Holly, l'auteure la moins prolifique et talentueuse de sa génération, messieurs, dames !
Alors que je pouffe en songeant à la mine déconfite de mon éditrice face à une telle banderole, une série de coups résonnent contre ma porte. Par pur reflexe, je lève les yeux vers ma pendule. Qui pourrait bien débarquer à vingt et une heures, un soir de semaine ? Question idiote.
Parce qu'au moment où j'ouvre, ma meilleure amie apparait sur le seuil, une bouteille à la main et un immense sourire aux lèvres.
— Livraison express pour miss Lambert ! chantonne-t-elle en agitant la téquila sous mon nez.
Je m'efface et lui laisse le passage, sans un mot. D'un mouvement souple, elle envoie valser ses escarpins sans même prêter attention à l'endroit où ils échouent et se dirige vers la pièce à vivre.
— J'étais certaine de te trouver en fâcheuse posture, clame-t-elle.
Elle pose sa bouteille sur le comptoir avec une délicatesse toute relative. Puis elle pivote, cale ses reins contre le plan de travail et croise les bras.
— Vas-y. Raconte.
J'inspire profondément, tente de masquer mon désarroi avec un sourire factice. Mais Estelle n'est pas dupe. Elle arque un sourcil, pince les lèvres et attend, mutique, que je daigne lui expliquer les derniers délires de mon cerveau détraqué.
— Ça va, je t'assure.
Silence lourd de sens. Sans prononcer un mot, elle parvient à me mettre assez de pression pour que je lâche le morceau. Je connais ce regard noir : elle va me fixer, me pousser dans mes retranchements jusqu'à ce que je craque.
— C'est juste que... bégayé-je.
Elle déporte son poids sur sa jambe gauche, rajuste une de ses mèches brunes derrière son oreille et continue d'attendre mes explications, qui peinent à venir.
— Que quoi ? s'impatiente-t-elle. Tu devais sortir ce soir, il me semble, non ?
Cette fois, c'est moi qui garde le silence. Pas besoin de lui demander d'où elle tire ses informations : je ne le sais que trop bien.
— Louis m'a appelée, confirme-t-elle.
Traître ! Mes épaules s'affaissent et je retiens à peine un grognement exaspéré.
— Arrête de faire la gamine et file-moi deux verres.
Je m'exécute, trop heureuse d'échapper à un sermon que je sais mériter.
— Tu sais... reprend-elle aussitôt.
Ah non. Loupé.
— Tout ce que tes frangins veulent, c'est que tu sois heureuse. Et il est évident que ce n'est pas tout à fait le cas. Je me trompe ? Et puis merde, ce n'est qu'un jour comme les autres !
Abandonnant les shots entre nous, je toise ma meilleure amie avec un air sévère.
— Mais arrêtez avec ça ! Je suis heureuse, bordel !
— Sel.
J'attrape le pot, le fais glisser jusqu'à elle. Sans attendre l'ordre suivant, j'ouvre le frigo, me saisis d'un citron et bien vite, en tranche quelques rondelles.
— Alors c'est quoi le problème ? me tance Estelle, tout en préparant nos téquilas.
J'ai une furieuse envie de lui répondre que mon plus gros souci, c'est de toute évidence mon incapacité à dissimuler mes états d'âmes. Comment le pourrais-je ? Entre Estelle et son sixième sens et Louis qui ne sait pas tenir sa langue... Ces deux-là sont bien trop proches à mon goût. Note à moi-même : semer la zizanie entre eux le plus vite possible.
— Alors quoi ? Tu t'es engueulée avec ton frère ?
Je fronce le nez. Me prendre la tête avec Louis ? C'est presque mission impossible. Même s'il m'agace à s'immiscer dans ma vie privée et à rallier Estelle à sa cause, il reste mon plus fidèle allié, depuis toujours. Quoi que je fasse, il lit en moi comme dans un livre ouvert, à l'instar de ma meilleure amie. Leur dissimuler mes états d'âme est une vraie épreuve olympique pour laquelle je ne suis pas du tout qualifiée. Autant déclarer forfait tout de suite.
— Non, absolument pas. Je... Je n'aime pas ses potes, asséné-je avec une mauvaise foi évidente.
Estelle pousse un verre dans ma direction, s'empare de l'autre qu'elle vide d'un trait et je l'imite, heureuse de trouver un dérivatif.
— Première nouvelle ! OK, ils n'ont pas tous inventé l'eau chaude. Mais ils sont cools et d'ordinaire, ça ne te pose pas de souci. C'est à cause de ce qu'a dit Céline, c'est ça ?
Si je me tais, ce n'est pas par manque de confiance en elle, mais en moi. Parce que je sais très bien ce qu'elle va me dire. Elle me poussera à relever la tête, à avancer sans me soucier de l'avis d'autrui. Le pire dans tout ça ? C'est qu'elle a raison. Au diable, ma meilleure amie et sa perspicacité à toute épreuve !
— Nana... soupire-t-elle en faisant le tour de l'îlot de cuisine pour me prendre dans ses bras.
Je ferme les yeux, savoure ce contact rassérénant et nécessaire. Estelle a toujours été à mes côtés et ce, depuis le collège. Elle m'a vue dans mes meilleurs moments comme dans les pires et, malgré tout, elle est restée. Elle connait mes parents et mes frères, sait tout de mon passé pour le moins compliqué. En sa présence, je ne me sens ni jugée ni rabaissée. Pas étonnant qu'elle ait choisi d'enseigner : personne ne fait preuve d'autant d'empathie et de bienveillance que cette jolie brunette.
Elle s'écarte, caresse une dernière fois mes bras avant de s'emparer de son portable et de pianoter à la vitesse de l'éclair.
— Qu'est-ce que tu fais ? demandé-je ne reniflant de manière peu élégante.
— On a un code rouge. Je convoque la dream team.
***
— Tu riiiiis ! s'exclame Alex.
La main à mi-chemin entre sa bouche et le saladier, il cesse de se gaver de chips pour fixer Estelle avec des yeux ronds.
— J'aimerais bien ! Mais je t'assure qu'il était on ne peut plus sérieux.
Un ange passe et, pendant quelques secondes, mon amie devient le point de mire du groupe entier. Puis nous éclatons tous de rire. Louis manque de s'étouffer avec son Coca et Juliette essuie les larmes aux coins de ses yeux. Moi ? J'essaie de noter chaque petit détail, d'engranger le maximum de souvenirs. Il n'est pas question de mon prochain chapitre ni même un quelconque roman. Non, je veux juste me rappeler de ces instants où, entourée de mes amies et mes frères, je ne doute plus de rien.
Je crois que c'était de cela, dont j'avais besoin. Eux. Leur amour, leur tendresse. Au lieu de me morfondre devant mon ordi comme une idiote en m'empiffrant de chocolat, j'aurais dû lancer un S.O.S via notre conversation WhatsApp.
Je cède malgré tout à l'envie de partager mon bonheur retrouvé : prenant bien soin de choisir le meilleur angle possible, je photographie la table couverte de snacks et de verres à moitié pleins. J'évite de laisser apparaître la bouteille de téquila – ou devrais-je dire son cadavre, vu qu'elle est vide depuis bien longtemps – et m'assure qu'on discerne les jambes d'Alexandre et le jean troué de Juliette. Un filtre, quelques hashtags bien choisis et je poste sur Instagram. Puis je balance mon téléphone avec ceux des autres en bout de canapé et rattrape le fil de la conversation.
***
14 juillet, 10 heures
— Rise and shine, sleepyhead ! chantonne Ian Somerhalder.
Une fois.
Deux fois.
Ce n'est qu'au bout de la troisième que mon cerveau anesthésié commence à réaliser. Non, l'acteur aux yeux envoûtants n'est pas allongé à mes côtés. Par contre, c'est bien mon portable qui s'égosille à quelques centimètres de ma tête. Tâtonnant de la main, j'attrape le malotru et tente, en vain, de mettre fin à son caquetage. J'ouvre un œil, appuie frénétiquement sur l'écran avant de l'abandonner à nouveau avec un soupir de soulagement.
Malgré tout, le mal est fait. Si j'ai essayé de ne pas regarder l'heure, je n'ai pas pu éviter les rayons de soleil dardant au coin de l'épais rideau. La matinée doit être plus qu'avancée...
Et si je restais au lit ? Si je faisais abstraction de tout ce qui m'attend dans les jours à venir ? Dans d'autres circonstances, j'aurais joué les sales gosses et décliné l'invitation. Après tout, qu'est-ce que j'en ai à carrer de cette fichue commémoration ? J'ai assisté à assez de défilés et autres événements pour au moins deux vies entières.
Oui mais voilà. Cette année, il ne s'agit pas d'esquiver le duo parental. Cette fois, l'invitation émane de Corinne, à qui je n'ai jamais su dire non. Certes, je n'apprécierai pas plus l'ambiance « patriotisme à outrance » et lèverai sûrement les yeux au plafond à plusieurs reprises mais au moins, je sais à quoi m'attendre. Malgré tout, l'idée de m'éloigner de mes frères et mes amies n'est pas la plus séduisante.
Je me redresse, tente de discipliner les mèches qui retombent devant mes yeux et m'étire avant d'attraper mon portable. Puis, la bouche pâteuse et aussi motivée qu'un paresseux sous Xanax, je m'extirpe de mon lit. Je scrolle, survole les réseaux sociaux. Likes, commentaires, repartages... Une fois encore, mon dernier post a cartonné. J'imaginais que cette notoriété relative s'essoufflerait, que mon nom disparaitrait des mémoires aussi vite qu'il est apparu... Mais non. La petite communauté de fans de Meghan Holly semble fidèle et toujours aussi fascinée par les moindres de mes faits et gestes. Moi ? Je me nourris de leurs attentions, fonds devant leurs messages de soutien, pleure devant tant d'amour – même virtuel.
Sauf que c'est loin d'être suffisant.
— Rise and shine, sleepyhead !
Mince ! Il est déjà 9h30. Avec un peu de chance, le trafic sera fluide. Pour autant, il me faudra près de deux heures et demie pour rejoindre le domicile de Corinne et Jean-Marc. Si ce dernier fait preuve d'une tolérance exceptionnelle à mon égard, il ne supporte pas que l'on soit en retard.
Aussi, je me fais violence pour ne pas songer aux angoisses qu'éveillent les festivités de la fête Nationale et m'apprête à la hâte pour rejoindre ma famille de cœur.
Les dramas peuvent bien attendre. Corinne compte sur moi pour l'aider et il est hors de question de faillir à ma tâche. Pas cette fois. Après tout, que peut-il bien arriver ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top