Chapitre 1
Fabien
Castelnau-Le-Lez, 13 juillet 2022, 9 heures
— Lola !
Ne pas s’énerver.
— Lolaaa !
Même avec toute la bonne volonté du monde, je ne parviens pas à masquer l’exaspération qui teinte ma voix. S’il y a bien une chose que je déteste, c’est d’être en retard. Menteur ! s'insurge ma conscience. Tu n’en as rien à cirer. C’est juste que... Ouais, ouais, ouais. Toujours la même rengaine.
Alors que j’attache ma montre à mon poignet et inspire pour hurler à nouveau, des pas résonnent dans l’escalier.
— C’est bon, je suis là. Arrête de brailler, ronchonne la principale intéressée en poussant un lourd soupir de contrariété.
Je pourrais rétorquer que je suis libre de hurler si j’en ai envie ou encore la réprimander pour son attitude hostile. À la place, je me contente de lever les yeux au ciel, à l’instant même où elle déboule dans la chambre.
— Je ne suis pas sourde, hein. Je t’avais entendu, la première fois.
— Et tu t’es gardée de répondre parce que... ?
Les bras croisés et la mine renfrognée, Lola me toise d’un œil torve.
— Disons que c’est... ta punition.
— Ma... Oh punaise, Lola.
À mon tour de souffler bruyamment. Je me pince l’arête du nez, tente de trouver un moyen rapide de désamorcer la situation, mais l’adolescente en profite pour se lancer dans un argumentaire larmoyant.
— Oui, ta punition. Parce que je n’ai toujours pas envie de passer deux semaines dans un coin paumé à l’autre bout de la France, à écouter les blablas de cette vieille...
Elle s’interrompt quand je relève la tête et la fusille du regard.
— … de « mamie Laurence » et ses copines.
Sa manière de mimer les guillemets avec un air dégoûté m’arrache un demi-sourire. Il faut dire que ladite mamie piquerait une crise d’anthologie si elle était là. Elle met un point d’honneur à contraindre ma jolie tête de mule à adhérer à sa vision du lien filial. Mais Lola a seize ans, des idées bien arrêtées sur la vie et, surtout, une langue trop pendue. Et elle n’hésite pas à se confronter à sa grand-mère maternelle, quitte à entrer en conflit ouvert. Ajoutez à cela la fougue typique des adolescentes de ce siècle et vous obtiendrez un cocktail détonnant.
— Elles vont me saouler, me poser mille questions auxquelles je n’aurai pas de réponse et on sait très bien comment ça va finir.
Oui, je sais parfaitement ce qui va se passer. Or, j’ai promis à Laurence de plaider en sa faveur et de faire tout mon possible pour que ces vacances ne soient pas un échec.
— Deux semaines, lâché-je enfin, sans quitter ma fille des yeux.
Elle ne répond pas, préférant jouer avec une de ses boucles brunes, une moue dubitative accrochée aux lèvres. En cet instant, elle ressemble tant à sa mère que mon estomac fait une vrille improbable.
— OK, concède mon ado rebelle. Alors promets-moi qu’à mon retour, on planifie mon anniversaire.
Amusé, j’esquisse un sourire en coin, mais me garde bien de répondre. J’attrape mon sac, ma veste et passe devant Lola. Mais elle est maligne : à peine ai-je franchi le seuil de la pièce qu’elle saute sur mon dos et s’accroche à moi comme un ouistiti.
— Alleeeeez ! Dis ouiiiiii, geint-elle contre ma joue tandis que je feins de ployer sous son poids.
— On verra.
— Allez !!!
J’attrape ses genoux, sautille sur place pour ajuster sa position. Lola enroule ses bras autour de mon cou et me chuchote à l’oreille :
— Chui sure que tu ferais sensation là-bas, en plus.
J’éclate de rire face à son argument favori. Chaque fois que nous abordons le sujet et que j’émets des réticences, elle dégaine l’option « mon père, ce héros ». Pourtant, je n’ai pas changé d’avis. Trois jours à sillonner les allées d’un salon de la romance, entouré d’adolescentes, de rose, de couvertures suggestives et... Mon Dieu.
— Lo...
— Pap’s. Dis-toi que ce n’est pas pire que Disneyland.
Mes épaules s’affaissent et mon visage se décompose à l’évocation de notre fameux périple au pays des Princesses. Trois jours dans un parc d’attractions avec une gosse de huit ans et ma nièce, à peine plus âgée, à enchainer manèges, glaces, câlins à Raiponce et coucous à Mickey. J’ai cru mourir. Pour couronner le tout ? Une panne de voiture durant le trajet retour et une halte forcée chez mon ex-belle-mère qui s’est fait une joie de critiquer ma manière de gérer la situation. Grandiose.
— On verra si tu tiens quinze jours sans dramas.
— Ouiiii !
Le poing levé vers le ciel, l’ado exulte et se dandine, manquant de nous faire tomber. Je grommelle, pour la forme, et elle finit enfin par descendre de mon dos pour aller chercher ses valises. Alors que je jette un dernier coup d’œil à la pièce à vivre avec un air que Lola qualifierait sans doute de « regard de flic en action », je songe aux semaines à venir. Elle a beau être rude pour les nerfs, trop vive et phagocytante, il n’empêche que la maison sera vide, sans elle. Si encore j’avais l’espoir de voir mon téléphone sonner pour une campagne de dernière minute... Rêve pas, me rabroue ma conscience. Les délais légaux sont les mêmes pour tout le monde.
***
— Super. Ça commence bien.
Dix kilomètres. Nous avons à peine quitté la ville que Lola ronchonne déjà. De qui peut-elle bien tenir ?
— Quoi encore ? marmonné-je en m’engageant dans le rond-point.
— Passer huit heures enfermée dans cette voiture avec toi, passe encore. Mais tu vas vraiment écouter ce truc durant tout le trajet ?
Sa moue dégoûtée m’amuse plus qu’autre chose. De toute évidence, la radio spécialisée de l’autoroute ne remporte pas son suffrage. Sans rien ajouter, elle presse quelques boutons, fait défiler les stations en grommelant entre ses dents. Et avant que je ne puisse protester, elle enfouit sa main dans son sac à dos et en extirpe son arme favorite : sa clé USB.
— Ma puce...
— Attends avant de te plaindre.
En deux temps trois mouvements, elle insère l’objet du délit dans le port de l’autoradio, navigue à travers les dossiers et choisit enfin un fichier. Moi, je réprime une grimace. Les yeux rivés sur la route, je ne peux qu’attendre patiemment le début du titre pour savoir à quelle sauce je vais être mangé.
Pour Lola et moi, la musique, c’est primordial. On vit musique, on respire musique. Si aucun de nous ne joue d’un quelconque instrument, il nous est impossible de faire quoi que ce soit en silence. Je dois tout de même avouer que nous sommes loin d’avoir les mêmes goûts. Je n’ai rien contre Taylor Swift – plutôt mourir que d’avouer à quel point certains de ses textes me parlent – et ses copines mais je préfère mes bons vieux classiques. Rock, métal, jazz, rap ou variétés, peu importe pourvu que ça date d’avant la période Tecktonik. Danse à la con !
J’ouvre la bouche, sur le point de manifester mon désaccord, quand les premières notes résonnent dans l’habitacle. À mes côtés, Lola jubile.
— Alors ? Qu’est-ce qu’on dit à la meilleure copilote de la planète ? Merciiiiiii Lolaaaaa ! chantonne mon ado.
— T’as pas le triomphe modeste, toi, hein ?
— Absolument pas. Et on sait tous les deux de qui je tiens ça, n’est-ce pas ?
Joueur, je tends le bras pour lui chatouiller les côtes, histoire de botter en touche. Lola glousse et se tortille, tente d’esquiver. Bien vite, ma main agrippe à nouveau le volant et ma fille retrouve son calme.
Au bout de quelques secondes, mes doigts se mettent à battre la mesure en rythme avec Sting. Et deux clignements de paupières plus tard, me voilà en train de fredonner.
— Every breath you take, every move you make... I’ll be watching you !
Joignant le geste à la parole, je glisse un coup d’œil vers Lola. Les jambes repliées sous les fesses, elle mordille sa lèvre inférieure et m’ignore en beauté. Le nez plongé dans son livre, elle ne remarque même pas mes allusions de père poule. Du moins, en apparence.
— Je te vois, tu sais. Et cherche pas à la jouer cool. Je sais que tu me surveilles et ça me rend dingue, lâche-t-elle enfin.
Oups. En fin de compte, elle n’est pas si absorbée que cela par sa lecture !
— Tout de suite les grands mots ! Je ne te surveille pas. Je m’assure que tu....
— … suives le droit chemin, reprend Lola en chœur. Bla, bla, bla...
— Tu pourrais me faire grâce de ta mauvaise humeur ? Au moins pendant le trajet ?
Lola soupire, laisse retomber son livre sur ses genoux et se tourne vers moi.
— Je ne suis pas de mauvaise humeur. C’est juste que...
Sa phrase reste en suspens. Je ne cherche pas à la pousser, accepte son mutisme. Elle et moi avons ce lien particulier, cette complicité folle qui me permet de déceler la moindre variation dans son état émotionnel. Elle souffre. Puis-je décemment lui avouer que moi aussi ?
— Je sais, Lo.
C’est tout ce que je parviens à dire pour le moment. Nous savons l’un comme l’autre que ce voyage n’est pas une vraie partie de plaisir. Lola a beau aimer sa grand-mère, il subsiste tant de non-dits entre elles que leur relation en pâtit ; mon ex-belle-mère ne valide aucun de mes choix de vies hormis mon travail. Et moi... Moi, je rame. Encore et toujours. Peut-être devrions-nous percer l’abcès et jouer cartes sur table ? Mouais. Non, mauvaise idée.
Les kilomètres défilent et les chansons s’enchaînent. De Nirvana à Eminem en passant par Nougaro et Serge Lama, Lola nous a concocté une playlist hétéroclite, qui nous ressemble. Elle y a aussi glissé quelques-uns de ses coups de cœur – maligne, la gosse.
— Il doit être bien, ce bouquin, pour que tu m’ignores à ce point, la taquiné-je au bout de quelques heures. T’as même pas chanté en chœur avec Ariana !
Elle agite la main sans relever la tête. Dans le langage Lola, cela veut dire « laisse-moi le temps de finir ma ligne et je suis à toi ».
Je crois qu’elle a toujours été passionnée par la lecture. Quand les gamins de son âge s’abrutissaient à grand renfort de jeux vidéo, ma fille réclamait des livres pour ses anniversaires. Jane Austen, J.K. Rowling, Anne Rice ou Albert Cohen, les choix de Lola sont aussi variés en littérature qu’en musique. Et puis elle a grandi et un jour, elle s’est tournée vers les titres plus à la mode. Bienvenue au pays de la romance, Fab !
Comme toujours, nous avons abordé le sujet. J’ai posé les conditions, établi des limites. J’ai même feuilleté certains de ses livres avant de la laisser les acheter. Certes, je préférais la voir passionnée par les grands classiques que par les histoires d’amours impossibles. Mais elle alterne, s’épanouit et surtout, elle continue de me parler. C’est tout ce qui compte à mes yeux.
— Ce roman est vraiment... Je l’adore. Et puis l’auteure est méga cool !
— Hum. Parce que le degré de sympathie de la nana influe sur ton ressenti vis-à-vis du livre ?
— Naaaan. Mais elle nous file plein de petites anecdotes sur les réseaux. C’est super chouette. Ça donne une autre dimension au livre, je trouve.
Lola et sa vision si particulière des choses...
— D’ailleurs, je dois te faire écouter un truc.
Je crains le pire. Toutefois, je me garde bien de la contredire. Du coin de l’œil, je la regarde fouiller la playlist avec une légère appréhension. Que va-t-elle encore me pondre ? Et puis soudain, une voix éraillée, presque métallique résonne dans l’habitacle. Mes mains se crispent sur le volant, mon estomac se noue tandis que le chanteur s’égosille.
— Tu dois forcément connaître ! C’est un de ces vieux tubes quasi inconnus dont tu raffoles.
Lola se trémousse sur son siège, chantonne en chœur avec Frankie. Oui, cette chanson m’est familière. Beaucoup trop même. Il fut un temps où je pouvais l’écouter en boucle, juste pour faire sourire une fille. Non, pas une fille, se gausse ma conscience. La fille.
— Eh ben c’est Meghan qui me l’a fait découvrir.
— Qui ça ?
— Mon auteure, rétorque Lola en agitant son livre. Elle a partagé un post sur les titres qu’elle aimait en s’appuyant sur la trend du moment et...
Lola s’emballe et se lance dans un long monologue tandis que je me perds dans mes souvenirs.
Elle aimait cette chanson idiote. Et moi ? J’étais bien trop obnubilé par elle pour lui refuser quoi que ce soit. Nous nous marrions devant le clip pas très glamour. Nous bavardions à propos de tolérance et de différences, refaisions le monde, allongés sur l’herbe. Pendant ces quelques heures loin de tout, il n’était plus question de rien. Juste d’elle et moi. Juste nous. C’était il y a si longtemps...
— N’empêche... J’adore ce genre de personne. Elle s’intéresse à nous, nous livre des détails sur son quotidien. C’est chouette, nan ?
— Hum. C’est surtout commercial, tu sais, tempéré-je.
— Même pas. Elle n’est pas hyper connue et s’en fiche, en fin de compte. Elle vit sa passion, sans prise de tête. Ça force le respect, non ?
— Si tu le dis. Tiens, et si on s’arrêtait à la prochaine aire ? Tu pourrais te dégourdir un peu les jambes.
Et moi, essayer de redevenir un type normal, pas ce fichu psychopathe englué dans des souvenirs à la con. Lola acquiesce en étirant ses bras au-dessus de sa tête, avec un bâillement disgracieux à souhait. J'essaie tant bien que mal de lui faire la morale, lui rappelant qu’un minimum de politesse n’a jamais tué personne. Elle bat des cils, affiche une moue contrite et m’achève avec son regard de chaton malheureux.
Cette gosse aura ma peau.
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