Chapitre 2 - (1-2) Comme par magie

Je me retrouvai assise au milieu de l'immense table en bois massif. Les meubles du chalet, tous en rondin, apportaient un côté chaleureux et cosy. La décoration était épurée, avec principalement des photos d'animaux sauvages, joliment encadrées. Les prises étaient toujours originales, un cerf sous un soleil couchant, un groupe de bison avec un paysage enneigé. La propriétaire savait également jouer avec les lumières, des lustres en bois d'élans ornaient les immenses plafonds et sur les guéridons trônaient de belles lampes à l'éclairage tamisé donnant une ambiance feutrée.

Cet endroit demeurait unique, nous nous retrouvions vraiment dans un décor de rêve, complètement dépaysés de nos modestes appartements. En face de moi se trouvait une grande baie vitrée, avec une vue imprenable sur le lac. Je pouvais apercevoir un bout du ponton. J'avais remarqué en arrivant qu'il se séparait en deux et qu'il était recouvert d'un petit toit, ce qui permettait d'accueillir des bateaux de pêche ou de loisir.

— Il y a des lieux où l'on habite et il y a des lieux qui vous habitent —, c'est ce que je ressentis à ce moment-là.

Le repas se passa dans un brouhaha monumental, mais convivial. Je me retrouvai avec Juan et lui racontai ma brève rencontre avec Darkness. Il se référa immédiatement au film d'horreur espagnol en me demandant si l'on assisterait à des phénomènes insolites ou si nous allions tous simplement comme les six enfants de l'œuvre cinématographique, disparaître de manière étrange. Je lui rendis la pareille en lui enfonçant mon coude dans les côtes, cela lui apprendra à me foutre la trouille. Il ricana tout en frottant sa main sous son tee-shirt. Je ne l'avais pas loupé.

Je jetai un coup d'œil au reste du groupe, Emily discutait avec Ash ou plutôt elle le dévorait des yeux sans cesser de parler. Il ne semblait pas à l'aise, répondait par de vagues hochements de tête. Il détacha son regard du sien, elle en profita pour se lever et prendre la parole.

Nous connaissions Emily depuis deux ans, elle préparait son diplôme pour devenir enseignante dans le lycée que nous fréquentions. Son job d'été lui permettait sûrement de financer ses études. Je ne m'entendais pas spécialement avec elle, elle paraissait souvent froide, voire rigide. Elle était plutôt jolie, grande et menue, avec un visage fin et d'adorables yeux marron. Si elle n'était pas habillée avec des vêtements d'une autre époque, elle serait carrément mignonne, mais son look me faisait penser à Jane Eyre parfois.

— Un peu de silence s'il vous plaît. Juste un instant pour vous rappeler quelques règles durant notre séjour au ranch de Monsieur Bradley. Tout d'abord, le petit déjeuner sera servi vers neuf heures en salle à manger par Mario et Lorène. Ensuite, différentes activités vous seront proposées de dix heures à dix-sept heures. Vous avez quartier libre après le dîner de vingt et une heures à vingt-deux heures trente. Passé ce délai, vous aurez l'immense honneur que je vienne vérifier que vous respectez bien le couvre-feu. Demain matin, débute la première initiation à l'équitation avec Ash, pour les autres, journée détente au lac.

Elle manquait d'assurance, c'était clairement visible, mais elle essayait toutefois de garder une certaine contenance face aux regards braqués dans sa direction. Elle prit une grande inspiration, avant d'ajouter, peu convaincue.

— Je vous passe les détails sur l'interdiction de boire, de fumer. Je vous fais confiance, conclut-elle en ciblant plus particulièrement notre petite bande.

Ash m'observait avec insistance, je sentais toujours ce léger trouble. Je le trouvai étrange, deux sourires en une journée. Il les comptabilisait ou quoi ? Son degré de sociabilisation frôlait le zéro. J'avais besoin de mes moments de solitude, mais quand même, à côté de lui, j'étais une réelle bavarde.

À la fin du repas, je constatais que je ne m'étais pas encore installée. Je montai l'escalier en bois brut, et observai de plus près les photos exposées, elles étaient vraiment splendides. Les animaux sauvages semblaient tellement proches du chasseur d'images. Comment avait-il fait ? Je flânai jusqu'à ma nouvelle chambre. Elle demeurait simple et accueillante, les murs beiges et les différentes décorations d'un joli bleu turquoise m'apaisaient déjà. Un bureau en bois rond placé près de la fenêtre était idéalement disposé pour trouver l'inspiration. La spacieuse baie vitrée donnait sur l'arrière du ranch, avec une agréable vue sur un chêne et une petite colline qui annonçait le début des balades équestres. De l'autre côté se situaient les écuries et le lac. Je m'imaginais déjà pratiquer mon yoga sur le ponton, le cadre demeurait magique. Je rangeai mes affaires que Juan m'avait gentiment montées plus tôt, quand on tapa à ma porte.

— Oui ? Entrez ! criai-je.

Peut-être un peu trop fort, mais le bruit m'avait fait sursauter.

Juan rentra, le sourire aux lèvres. J'avais une affection particulière pour lui, toujours à rire et fanfaronner, il était tellement attendrissant.

— Juan, tu te trouves au deuxième étage, celui des filles, décidément, tu commences bien le séjour, le sermonnai-je.

— Si tu regardais ton téléphone, tu verrais que j'ai essayé de te prévenir plusieurs fois par message que nous allions mettre un film en bas. Les plus jeunes jouent aux cartes.

Il sourit à sa remarque.

— Je pense qu'ils regrettent déjà leurs jeux vidéo, tablettes et ordi, puis Lorène nous a gentiment préparé du pop-corn. Tu viens ? me demanda-t-il appuyé contre la porte.

— Je constate que le séjour No Wi-fi, No Smartphone et No TV n'a pas duré ad vitam æternam, plaisantai-je.

On nous avait simplement conseillé de profiter de ces vacances pour modérer notre temps passé devant les écrans et de découvrir de nouvelles activités, ce qui m'allait très bien !

— Lequel ? demandai-je, sans faux-semblant.

Autant aller droit au but et il se doutait que selon le film ma réponse resterait négative.

— S'il te plait, So ! Viens avec nous, ne me laisse pas seul avec Valentina, puis Isaac et Naomi qui se pelotent sans cesse, bougonna-t-il.

À mon regard inflexible, il capitula.

Fast and furious 7, abdiqua-t-il, sachant que la partie était perdue d'avance.

J'éclatai de rire.

— Sans moi, courage avec Valentina, l'embêtai-je gratuitement.

— Je me vengerai...

— Oui, oui, et tu fermes la porte derrière toi.

Je commençai à ranger le désordre du voyage et retrouvai effectivement mon smartphone ! Je sortis mes cahiers, évidemment Mme Blake avait vu juste, mon ancien journal était bientôt fini. En soulevant le pavé de Monsieur Tolstoï, le carnet de ma chère amie tomba par terre. Il s'ouvrit sur la première page. Je constatai avec surprise que l'on avait écrit dessus. Sûrement un petit mot de Mme Blake. Je restai étonnée de découvrir une calligraphie plutôt masculine.

Pour Valentina, Ash

Je feuilletai les pages suivantes, trois exactement et toutes demeuraient semblables, à part, bien sûr, le prénom des jeunes filles qui changeait. Des autographes partout, je restai sidérée. Comment est-ce que c'était possible ? Comment Ash, avait-il pu écrire dessus ? Je tombai sur le lit, le carnet encore ouvert sur mes genoux. Est-ce que j'avais laissé mon sac un moment ? Non, j'en étais sûr et puis quand bien même, quel intérêt d'écrire ici ? Pour la première fois de ma vie, c'était le trou noir dans ma tête, le vide intersidéral, aucune explication, aucun mot, moi qui avais toujours réponse à tout. C'était irréel. Même mon imagination débordante ne m'aidait pas à trouver comment cela était envisageable.

J'entendis la porte de Valentina se refermer dans le couloir, je réagis immédiatement. Je lâchai mon carnet sur le lit et je sortis le plus rapidement possible. C'était bien elle, avec son legging super sexy et un petit top, perchée sur ses talons hauts, elle me regarda bizarrement.

— Heu, dis-moi, tout à l'heure, pendant le concert, tu as obtenu un autographe des membres du groupe ? demandai-je, un peu trop mielleuse à mon goût.

C'était pitoyable comme approche, mais bon, je ne risquais rien, sauf de me faire remballer.

— Seulement d'Ash et des deux frères, pourquoi ? Ils n'ont pas voulu te donner de dédicaces ? jubila-t-elle, un sourire arrogant aux lèvres.

Elle restait plutôt coriace, voire insupportable, et surtout pas décidée à me venir en aide. D'un autre côté, nos échanges étaient assez limités. Même au lycée, j'évitais son groupe et surtout, je l'évitais elle. À dire vrai, je la haïssais. Par contre, j'avais cette excellente capacité à observer les gens, et j'ai immédiatement constaté qu'en me voyant, elle n'avait pas fermé sa porte. Je souris légèrement.

— Oui, c'est sûrement cela, bon film !

Je me retournai aussitôt et filai dans ma chambre. Je l'entendis crier.

— Tu es vraiment bizarre Sofia !

Puis elle descendit bruyamment l'escalier menant au salon.

Je n'étais pas de nature très téméraire, toujours avec ma mère, mes petites mamies ou tranquillement posée avec Juan et mes amis, j'évitais tous risques. Mais là, je devais savoir, poussée par une adrénaline que je ne me connaissais pas, je m'infiltrai avec mon carnet en main, dans la chambre de Valentina. Heureusement, son sac gisait sur son lit. Je fis abstraction du désordre, elle avait dû mettre deux heures à choisir comment s'habiller, ses vêtements jonchaient le sol.

Bon Sofia, pas le temps de commenter. Mon cerveau, mes réflexions, ma logique me faisaient défaut sur ce coup-là, il me fallait dès lors un plan B : passer à l'action. Je fouillai donc dedans et tombai sur un petit bout de papier arraché d'un agenda. L'écriture d'Ash me sauta aux yeux, j'ouvris mon carnet, c'était semblable, la même écriture, le même autographe, à l'identique, c'était impensable. Je regardai ceux des deux frères derrière, bien différents de celui d'Ash. Je reposai sa dédicace comme elle l'avait laissé, enfin, j'espère, et sortis aussi vite que possible de sa chambre.

Allongée sur mon lit, mon cerveau se trouvait maintenant en ébullition. Bon, c'est sûr, il n'était pas venu écrire sur mon calepin tous les autographes de cette journée, nous sommes d'accord... C'était inimaginable. Mon regard tomba sur mon nouveau carnet et mon vieux stylo, là, sous mes yeux. Le stylo plume de Mme Blake... Non ! Ses mots me revenaient comme un boomerang : « Si tu dois séparer le stylo de son carnet, fais attention... ». Attention, mais attention à quoi ? Pourquoi avoir minimisé les propos de ma plus sage amie ? Je l'ai donné à un inconnu, bravo, Sofia ! Et ce stylo écrit sur mon carnet à distance ? Non, mais je délire complètement là... Restons rationnelles, ce n'est pas possible... Sinon il fallait absolument que je découvre comment...

Je continuai à ranger mes affaires, puis pris une douche rapide, mais je n'arrivai pas à penser à autre chose. Je ne savais pas comment ni par quels miracle ou phénomène, mais ce stylo pouvait être relié comme par magie à ce carnet. Quelle magie ? Je raconte n'importe quoi, moi, si cartésienne. Les propos de Juan à table me firent frissonner. Je secouais la tête, impossible.

Je me souvenais plutôt de mes conversations avec Mme Blake sur ses origines amérindiennes. Sa mère lui avait confié cet héritage quand elle a dû quitter les siens. Mme Blake avait rencontré un Américain et elle avait décidé de vivre loin de sa famille. Je connaissais les réserves amérindiennes dans le Montana, mais pour la plupart, ils s'étaient adaptés à notre mode de vie. Elle n'avait jamais évoqué aucune légende ou aucun conte mystérieux, elle parlait d'ailleurs très peu de sa vie là-bas.

J'enfilai rapidement un pantalon de yoga et un haut moulant assorti. Je me glissai dans mon lit, impossible de lire ni d'écrire ce soir et je ne pouvais pas rester en place. « Il y a des choses que l'on ne peut parfois pas expliquer Sofia », m'avait-elle déclaré le jour où notre vie de famille avait basculé. Je chassai ses pensées de ma tête. J'avais besoin de prendre l'air. J'avais besoin de rationalité, de concret. J'écoutai le brouhaha insouciant de mes collègues en bas. J'essayai de ne pas trop m'agiter, je décidai de patienter avant la ronde d'Emily et de filer en douce dehors me dégourdir les jambes. Je somnolai à peine quand j'entendis ma porte s'ouvrir, la lumière du couloir traversa ma chambre et Emily referma aussitôt derrière elle. Encore quelques minutes et je pourrai descendre. Décidément, où était passée la prudente Sofia ?

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